Enquête : parfum d’interdit à la Nouvelle Parfumerie Gandour de Côte d’Ivoire

Acteur majeur du secteur de la cosmétique en Afrique, la famille aux trois noms (Gandour, Ghandour et El Ghandour) prospère tapie dans l’ombre par le biais de produits pas toujours «cosmétiques», que l’on retrouve sur la plupart des marchés de la sous-région. Enquête exclusive.

A Abidjan, la capitale économique ivoirienne -comme un peu partout dans les villes africaines de la sous-région- difficile de ne pas être attiré par la floraison sur les étalages de produits cosmétiques aux noms évocateurs et aux slogans publicitaires aguicheurs. A coup d’images suggestives d’égéries ou de stars locales, des crèmes, pommades et des savons qui vantent le mérite d’une peau saine et surtout plus claire ! Un argument qui fait malheureusement mouche en Afrique particulièrement chez les femmes et les jeunes, grands consommateurs de ces produits qui, en théorie, sont pourtant bannis dans certains pays pour leurs effets potentiellement nocifs.

Et c’est le cas justement en Côte d’Ivoire où une multinationale africaine, la Nouvelle Parfumerie Gandour de Côte d’Ivoire (NPG-CI) règne sans partage. Cette entreprise familiale qui a vu le jour en 1965 à Dakar a été fondée par le Libanais Mahmoud El Ghandour sous le nom de Parfumerie Gandour et s’est par la suite implantée dès 1978 sur les bords de la Lagune Ebrié. C’est à partir de ce pays et notamment de son usine située dans la zone industrielle de Youpogon, une commune populaire d’Abidjan, que l’entreprise a prospéré en Afrique de l’Ouest, puis en Afrique centrale.

Depuis son usine d’Abdijan – qui a pris le relais après l’incendie qui a ravagé celle de Douala au Cameroun en 2013- l’un des gendres du patriarche, Gandour Gandour, a pris le relais aux commandes de l’entreprise familiale, et fait prospérer les activités de la société qui s’étendent désormais au secteur de l’immobilier.

Toutefois, il suffit de la plus élémentaire curiosité pour se rendre compte que sur les 600  produits que l’entreprise affirme avoir dans son catalogue, certains ne devraient pas se trouver sur le marché.

Des produits pas très cosmétiques ?

Le secteur du cosmétique, notamment le célèbre parfum éponyme, constitue le cœur de métier de la NPG qui s’est spécialisée dans la production lucrative de parfums et surtout de produits de dépigmentation -éclaircissants- qu’elle distribue en Afrique, en Europe et aux Etats-Unis. S’agit-il d’une véritable success story à l’africaine ? Pas si sûr. Derrière ce business florissant se cacheraient, selon des sources fiables rencontrées par La Tribune Afrique, des «pratiques malsaines» qui, en plus de contrevenir à la loi, constitueraient un véritable danger sanitaire au regard des problèmes de santé publique que certains de ces produits engendrent.

Substances nocives et risques graves de santé

Début février, veille de la Saint-Valentin – une occasion propice pour l’explosion des ventes de produits de beauté – un petit tour dans les marchés d’Abidjan, et l’on trouve rapidement certains de ces produits très prisés par les consommateurs. A la faveur de la mode dite «Tchatcho», le phénomène de la dépigmentation, faisant fureur en Afrique malgré les mises en garde sanitaires récurrentes, fait que n’importe quelle épicerie du quartier ou vendeur à la sauvette vous trouvera un de ces produits éclaircissants. Une fois sur deux, l’on tombe sur un produit de la gamme NPG-CI et notamment des marques «Carotone», «Bio Claire» ou «Maxi Light».

Ces produits qui s’achètent jusque dans les villages les plus reculés sont pourtant en principe interdit en Côte d’Ivoire depuis 2015 et l’adoption du décret présidentiel 288 du 28 avril 2015, portant réglementation des produits cosmétiques et des produits d’hygiène corporelle. Celui-ci interdit entre autres, «la fabrication, la publicité et la commercialisation des produits cosmétiques éclaircissants ou des produits d’hygiène contenant de l’hydroquinone au-delà du seuil de 2 %, le mercure et ses dérivés, des corticoïdes et corticostéroïdes tels que la cortisone, l’hydrocortisone, la triamcinolone, le clobétasol, les dérivés du rétinol ou la vitamine A». Les contrevenants s’exposent, en plus des sanctions pénales, à la fermeture de leurs établissements et les produits incriminés sont destinés à être saisis et détruits. Beaucoup de produits fabriqués et mis sur le marché à coup de publicité par la NPG-CI contreviendraient de fait à cette réglementation qui s’appuie pourtant sur des directives de l’UEMOA.

Ainsi, la crème éclaircissante « Light & Natural brightening cream » de la marque «Carotone» contient de l’hydroquinone supérieure à 2 % en poids, selon une alerte lancée en décembre 2018, presque trois ans après son interdiction en Côte d’Ivoire -son pays d’origine- par l’Union européenne à travers son système d’alerte rapide «Safety Gate» permettant un échange d’informations entre les Etats membres et la Commission afin d’empêcher la mise sur le marché ou l’utilisation de produits présentant un risque grave pour la santé et la sécurité des consommateurs. Selon la directive, ce produit présente un «risque grave» pour la santé, car «l’hydroquinone peut provoquer une irritation et une dermatite de la peau».

Ce n’est pourtant pas le seul produit frappé de telles mesures d’interdiction pour infraction à la réglementation et risques graves sur la santé des utilisateurs sur le marché européen. En France, la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes a dénoncé à plusieurs reprises la nocivité des produits fabriqués par la société NPG-CI pour présence de certains produits, notamment l’hydroquinone à plus de 2 % ou le clobetasol de propionate, un puissant corticoïde pharmaceutique utilisé dans le traitement de certaines inflammations de la peau, ou encore le mercure qui est un médicament de classe thérapeutique causant diabète, hypertension, insuffisance rénale et/ou cancers du fait de son utilisation régulière. Des substances cancérigènes que l’on retrouve dans l’«Activateur Bio Vegetal Naturel» de la marque «Bio Claire» qui contient du Clobetasol de propionate, ou la crème éclaircissante «Maxi Light» qui contient de l’acide kojique pouvant induire une sensibilisation cutanée, ainsi que de la Vitamine A. La présence de cette substance non autorisée dans les produits cosmétiques est d’ailleurs bien et explicitement stipulée sur la couverture brune de cette crème corporelle éclaircissante.

Des infractions à la réglementation en série

«Vous savez, il y a ce que les autorités décident dans leur bureau et ce qui se passe dans les rues», ironise Mamadou Traoré, un vendeur de produits cosmétiques du marché d’Adjamé, une autre commune populaire d’Abidjan. Attablé devant son échoppe où les pots de couleur jaune et orange de la marque «Cartorone» sont particulièrement visibles, il assume presque en ironisant se ravitailler encore normalement sur le marché, et pire, exporter vers les pays voisins où la demande est toujours très forte.

En janvier dernier, les autorités ghanéennes ont eu la désagréable surprise de découvrir sur le marché la présence de certains de ces produits, alors que le pays avait depuis deux ans, lancé une véritable guerre contre les produits de beauté éclaircissants. Dans un point de presse, la Food and Drugs Authority (FDA) révélait qu’un premier échantillonnage inopiné d’une dizaine de produits de la société NPG-CI avait permis, après analyse, de déceler dans leurs composants des substances néfastes pour la santé du consommateur. Il s’agit des mêmes substances incriminées par le «Safety Gate» de l’Union européenne et pour l’essentiel en raison de la présence des mêmes substances nocives.

Marché noir et réseaux informels

A Niamey, l’on trouve ces mêmes produits vendus publiquement. Au grand marché de la capitale nigérienne, tout un quartier leur est même réservé. «Je m’approvisionne en Côte d’Ivoire à travers mes réseaux», nous atteste Mamane, un vendeur de produits cosmétiques dont ceux de la marque «Bio claire» ou «Maxi Light» côtoient des médicaments de tout genre et des produits sensés grossir les postérieurs féminins, les fameux «Bobaraba».

Au Niger certes, il n’y a pas encore de réglementation stricte contre la vente de ces produits – malgré leur nocivité- mais leur présence sur le marché laisse perplexe, car en principe, leur fabrication et leur commercialisation sont interdites dans leur pays d’origine. Mamane, illettré, ne sait même que son fournisseur est en infraction, et contrairement à l’Ivoirien Mamadou, il n’a aucune information sur son interdiction par la loi. C’est à la limite s’il reconnaît la nocivité de ces produits dont les utilisateurs dégagent une forte odeur sous la chaleur étouffante, en plus des séquelles que ses produits laissent sur la peau, une fois l’utilisation stoppée ou exagérée.

En Afrique de l’Ouest, on appelle cela le « phénomène des deux couleurs », histoire d’ironiser sur le double teint que laisse l’utilisation de ces produits sur le corps des consommateurs. «Vous savez, les femmes en raffolent et c’est un business qui marche à merveille, surtout à l’approche des fêtes ou pendant les vacances», confie Mamane. A la question de savoir comment il arrive à se procurer ces produits venus de Côte d’Ivoire, la seule réponse que nous avons pu obtenir, c’est qu’il a son «propre réseau»…

Circuits frauduleux ?

Comment alors malgré les interdictions et autres réglementations, ainsi que les alertes, la NPG-CI parvient-elle à étendre son business ? Sur les différents emballages des produits, la date de fabrication mentionnée est bien ultérieure à l’entrée en vigueur de la décision des autorités ivoiriennes. Or, selon des informations fiables obtenues par La Tribune Afrique, malgré l’entrée en vigueur des interdictions réglementaires, des marchandises contenant des substances nocives pour la santé humaine continuent d’être régulièrement fabriquées et distribuées à partir de la zone industrielle de Yopougon.

Afrique.latribune.fr