La charité bien ordonnée devrait- elle commencer par soi-même ?

Le paradoxe sémantique

On entend souvent dire à différentes occasions « la charité bien ordon- née commence par soi-même ». Ce dicton, attribué par certains, à la tradition judéo-chrétienne, semble ne pas avoir de référence précise dans la bible, au regard de nos investigations. Bien qu’assuré qu’aucune des religions révélées n’accorde caution à ce dicton, il semble toutefois prudent d’appréhender les termes qui le constituent en dehors de toute connotation religieuse.

Dans cette veine, l’examen dudit diction révélerait une certaine contra- diction. en effet, la charité est une vertu qui porte à désirer et à faire le bien d’autrui. C’est donc un acte inspiré par l’amour du prochain. en réalité, ce terme ne peut et ne doit s’utiliser que dans le cadre de l’action envers l’alter ego, à l’exclusion de l’individu lui-même, qui ne peut au- cunement être bénéficiaire d’une action de charité qu’il entreprend. Ce- pendant, le dicton tout en intégrant le concerné parmi les bénéficiaires, consacre la primauté de celui-ci sur l’autre. Toute chose qui paraît contraire à la notion de charité définie plus haut. Le bienfait envers soi- même mérite une autre appellation qui devrait être différente de la cha- rité.

La relativité conceptuelle

Au-delà de cette contradiction, le dicton suscite une compréhension qui varie d’une personne à une autre, selon la personnalité et les ambitions. De fait, prosaïquement perçu comme un appel à la lucidité dans la réa- lisation du bien en société par la priorisation de soi, cette formule s’ap- parente également à un éloge à l’égoïsme et peut être, en plus, interprétée comme une voie tracée vers l’égocentrisme. Il implique, en effet, la mise en avant des intérêts personnels sur la prise en compte systématique de l’autre, valeur indispensable à une vie sociale davan- tage harmonieuse. Grave, il se constitue, de toute évidence, comme un frein à la générosité, à l’altruisme pour une société humaine plus juste, en dépit de la différence des pouvoirs et des avoirs qui la caractérise. D’ailleurs, il devient pour l’Homme, être ayant naturellement une forte dose d’égoïsme, un alibi suffisant pour ne plus seulement commencer par lui-même, mais plutôt tout conserver par devers lui ou les siens, sans se soucier des autres.

Les conséquences dommageables pour un équilibre social

Appliqué à la lettre, ce dicton présenterait de nombreux dangers pour une vie sociale harmonieuse.
Spirituellement, il conduirait à une remise en cause des principes de l’altruisme institués par le Seigneur de l’Univers à travers sa parole. Il servirait, par exemple, d’arguments à certaines autorités religieuses de se servir la part du lion sur les produits des aumônes et offrandes qu’ils sont appelés, dans certains cas, à partager avec les plus démunis. Socialement, il consacrerait le népotisme au détriment de la justice et de la compétence dans plusieurs domaines de la vie. Il instituerait concrètement une préséance artificielle et souvent illégitime. en consé- quence, il ouvrirait la porte à plusieurs maux, notamment, la corruption, la rébellion, la jalousie, etc… Il accroîtrait, à suffisance, le hiatus entre les différentes couches sociales, en favorisant l’enrichissement excessif de la minorité, les uns, et l’intensification de la pauvreté pour la grande majorité, les autres. en tout état de cause, il provoquerait de nom- breuses souffrances psychologiques, morales et physiques issues de frustrations nées de la quête du bonheur personnel et égoïste.

L’attitude du musulman
contemporain
Le musulman contemporain, dans la recherche avide de son épanouis- sement social au détriment de son bien-être spirituel, embrasse tout ce qui est imposé par cet objectif. effectivement, beaucoup parmi nous appliquent, sciemment ou inconsciemment ce dicton, au mépris des va- leurs prônées par notre religion. A preuve, nombreux sont ceux qui re- fusent de verser convenablement la Zakat, de peur de diminuer leurs ressources matérielles et financières. De même, on note des conjoints musulmans qui, disposant du nécessaire, grognent parce que l’époux ou l’épouse a posé un acte de générosité en faveur de personnes beso- gneuses extérieures à la maisonnée. A bien regarder, le sentiment égoïste est souventefois à l’origine de l’opposition farouche de la grande majorité des femmes à la polygamie. Par ailleurs, nous rejetons presque tous l’«essentielisme » pour privilégier, le luxe, le glamour, voire le superfétatoire, alors que nous avons conscience que beaucoup de personnes croupissent dans le dénuement total dans nos quartiers, villes et villages. Dans l’actualité récente, rares sont ceux qui ont ef- fectivement destiné plus de la moitié de la bête immolée aux voisins et démunis à l’occasion de l’eid el Hadda. en somme, nous nous focali- sons sur notre bonheur personnel et parfois avec en prime la souffrance

des autres.
Autant de réalités et bien d’autres qui justifient que nous nous remet- tions en cause et revenions à ALLAH dans notre vie de tous les jours, en copiant progressivement, notre modèle, celui de l’humanité, mOU- HAmmAD (saw).
Il ne s’agit point de faire vœux de pauvreté pour soi et sa famille comme le font les adeptes de certaines religions, mais de rechercher une existence dépouillée de tout superflue, avec la noble intention de redistribuer les ressources en tout genre à tous les autres bénéficiaires. Car nous ne sommes que des dépositaires désignés par Allah et non des bénéficiaires exclusifs ; plusieurs autres personnes connues ou non ayant également leur part inscrite sur ce dépôt.
C’est bien le lieu de ressortir cette sagesse islamique qui préconise qu’en temps de difficulté, le musulman se met devant son frère et lorsqu’il s’agit de récolter les fruits en temps de facilité, il laisse passer son frère avant lui. en plus d’elle, on peut légitimement évoquer celle qui établit que ce que tu donnes sur terre est ce qui t’appartient dans l’au-delà. Ces règles intelligentes pour une excellente vie communau- taire, appuyés par plusieurs autres faits de la vie du Prophète (saw), dé- montrent clairement la primauté de l’autre dans la vie du musulman et dans la gestion de ses ressources. Une telle philosophie de vie est tota- lement à l’opposé de ce diction tant chanté et pratiqué par l’homme contemporain, mais qui est inopérant à l’épreuve de la bienséance so- ciale et spirituelle.
Pour le musulman de nos jours, l’essentiel serait de se cramponner à ce hadith du Prophète (saw) où il dit « Vous ne serez jamais musulman tant que vous n’aimerez pas pour votre frère ce que vous aimez pour vous-même ». Ainsi mènera-t-il une vie plus fraternelle, constitutif d’un gage de son succès terrestre et céleste.

Ali SOUMAHORO [email protected] Cel : 01151985