« Les femmes à la rue, c’est tabou, encore plus lorsqu’elles sont musulmanes »

L’augmentation est inquiétante : selon un récent rapport, à Paris, 12 % des sans-abri sont des femmes, là où elles étaient 2 % il y a quelques années. Dominique Versini, adjointe chargée des solidarités et de la lutte contre l’exclusion à la mairie de Paris, a donc annoncé vouloir « développer des haltes et des lieux d’accueil pour les femmes cet hiver. »

Selon l’INSEE, en France, les chiffres sont encore plus alarmants : en 2017, indique l’institut des statistiques, les femmes représentaient 40 % des sans-abri, soit 2 SDF sur 5. 

Parmi ces femmes, certaines portent le voile et ont parfois encore plus de difficultés à être accueillies dans une structure. Des femmes auxquelles l’association Baytouna tend la main, tout comme à d’autres femmes non-musulmanes. 

Mais pour Virginie, présidente de l’association, les établissements d’accompagnement des femmes seules et sans-abri devraient être multipliés en France. Interview. 

LeMuslimPost : Pourquoi avez-vous décidé de créer l’association Baytouna ? 

Virginie : Baytouna a été crée en 2014, par la volonté de plusieurs associations : Qibla, Muslim Help, Sanabil, Miséricorde… On s’est aperçus qu’il y avait de plus en plus de femmes sans domicile, notamment des femmes qui portent le foulard. Elles peinent à trouver des places en structures d’accueil car on leur demande souvent de retirer leur voile. Cela ne concerne pas l’ensemble des structures, mais certaines, sous prétexte de la laïcité, ont imposé cette condition aux femmes musulmanes.  

Nous, on ne pouvait pas faire grand chose pour elles, car ce n’était pas le but de nos associations. Grâce au bouche-à-oreille on les hébergeaient à droite à gauche, on payait des nuits d’hôtels mais ce n’était pas une solution viable. Il fallait un vrai suivi. 

Quelle aide concrète propose votre association aux femmes sans domicile ? 

Nous avons commencé à héberger des femmes en mars 2015 à Argenteuil (95). On louait un pavillon. Cela a duré trois ans, puis le bail a pris fin et le propriétaire voulait vendre le logement, alors on cherché ailleurs. On a trouvé un trois pièces à Livry Gargan (93). On peut donc héberger quatre filles désormais. Mais pour nous l’objectif principal ce n’est pas l’hébergement, mais surtout le suivi.

Les filles sont en ‘semi-autonomie’, il n’y a personne sur place avec elles. Des bénévoles se relaient juste chaque semaine pour voir si elles ont besoin de quelque chose et si tout va bien. On ne les assiste pas, on les aide. On essaye de les diriger vers des emplois durables, pas juste des petits boulots. Le but est qu’elles s’en sortent définitivement. Pour celles qui ont moins de 25 ans, on essaye de leur trouver des formations, car souvent elles n’ont pas de diplômes. On les héberge en moyenne entre six mois et un an. Elles s’engagent dans un contrat avec nous, à respecter le processus de réinsertion.

Quel est le profil des femmes que vous hébergez ? 

On héberge des personnes en situation régulière et qui parlent français, car c’est plus facile pour la réinsertion. Ce sont aussi des femmes qui sont en pleine capacité mentale et physique. Ces femmes ne doivent pas avoir d’enfants ou du moins pas leur garde, car nous ne sommes pas habilités à héberger des mineurs. Les femmes avec enfants sont prioritaires quand elles contactent les services sociaux. Si on les héberge, elles ne seront plus prioritaires. 

Faut-il davantage d’entraide ou de structures pour les femmes seules ?

Il y a une certaine entraide, les gens hébergent mais il faut vraiment du suivi. Il n’y a pas assez d’établissements pour les femmes et encore moins pour les femmes seules en France. Il n’y a pas non plus malheureusement, d’autres associations musulmanes comme la nôtre, proposant un hébergement. C’est moins « vendeur » que la Palestine, la Syrie ou la cause Rohingya. Pourtant la misère est aussi en France.

Les femmes musulmanes sans domicile, est-ce encore un tabou ? 

Les femmes à la rue, c’est déjà un tabou. Les femmes musulmanes à la rue, encore plus. Pour les gens c’est inconcevable, donc si elles en sont arrivées là c’est forcément parce qu’elles ont fait quelque chose de mal. Dans la communauté musulmane, de la même façon, on pose aussi beaucoup de questions à une femme quand elle divorce et qu’elle se retrouve à la rue. On demande « ce qu’elle a fait », et pas « ce qu’il s’est passé ».

Mais souvent ces femmes avaient un logement, un travail, jusqu’à ce qu’elles rencontrent des difficultés dans leur parcours. Une fille avait arrêté de travailler car son père était malade. Quand il est décédé, du jour au lendemain elle s’est retrouvée à la rue. 

C’est aussi un tabou car ces femmes on ne les voit pas, elles se cachent pour éviter les vols, les agressions et les viols. Elles vont dans les bus de nuit, dans les bibliothèques. On pense alors qu’il y en a très peu ou que cela n’existe pas. Souvent les filles n’osent pas nous appeler et d’autres personnes le font pour elles. 

En 2015, Baytouna a été perquisitionnée lors de l’état d’urgence. Que vous reprochait-on ? Avez-vous eu d’autres difficultés depuis ? 

Nous n’avons jamais eu de retour sur ce qu’on nous reprochait, ni aucune convocation à la police ou au tribunal. Au commissariat, quand j’y suis allée, on m’a simplement dit  : « Vous savez madame c’est l’état d’urgence, on fait ce qu’on veut ». C’est finalement une journaliste qui m’a informée que la préfecture nous soupçonnait d’héberger des femmes dont les maris étaient partis faire le jihad en Syrie, ce qui était totalement faux. 

Puis en 2016, Bernard Cazeneuve avait fait fermer Sanabil, une association à l’origine de Baytouna, qui était accusée de financer le terrorisme. Ils nous ont donc bloqués tout nos comptes bancaires. Mais nous n’avions plus de contacts avec eux depuis longtemps. J’ai envoyé dans un colis un énorme document au ministère de l’Intérieur avec tous les relevés de comptes de Baytouna, que j’ai pu ensuite rouvrir.

J’ai aussi été interrogée à propos de filles qui voulaient tenter un attentat à Saint-Michel, car elle nous avaient appelé pour qu’on les héberge. Là encore je n’ai rien à me reprocher, car j’ignorais totalement leur projet. Mais depuis, heureusement, je n’ai plus eu de problèmes et nous avons prouvé notre sérieux. Nous manquons simplement de dons. Et nous pensons à terme acheter une maison, mais c’est long et c’est un gros budget. 

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