Les « mirages scientifiques » du Coran

Tenue en 1977 sous l’égide de Syed Ali Ashraff[2] en présence d’un collège de trois cent cinquante notabilités de intelligentsia musulmane[3], la première Conférence Internationale sur l’Education Musulmane marqua les débuts d’un projet consistant à intégrer puis reformuler toutes les « connaissances occidentales » dans une grille de lecture définie comme islamique[4] : « l’islamisation des savoirs ». L’importance de l’islam dans l’éducation y fut alors fortement démontrée en tant que priorité dans toute action éducative et prédicative[5].

Un Cheikh saoudien explique que la Terre ne tourne pas autour du soleil

Compris comme « l’exclusion des connaissances scientifiques de la sphère de référence de l’islam »[6] et l’opposition à une « sécularisation de la vision scientifique du monde moderne », ce discours est très présent sur internet. Ces deux rejets que manifestent les acteurs de cette islamisation conduisent ces derniers à ne pas reconnaître la légitimité des sciences occidentales et à proposer une grille de lecture exclusivement islamique sur la science et l’histoire.

Aujourd’hui, et malgré les critiques sans cesse croissantes émanant d’intellectuels musulmans (au premier desquels figure l’astrophysicien Nidhal Guessoum)[7], ce phénomène est encore lourdement présent dans les sphères éditoriales islamiques et n’est pas sans rappeler deux tendances majeures espacées dans le temps mais reliées par leurs méthodes et leurs objectifs, la première ayant certainement nourri la deuxième : d’une part le projet d’islamisation des connaissances né dans le tournant des années 1950-1970 ; d’autre part la tendance montante dans les années 1990-2000 du phénomène anti-évolutionniste initié par Zaghlool Najjar aux Etats-Unis et développé en Europe par Harun Yahya et de nombreux clercs salafis.

Un premier cas d’espèce : Harun Yahya

Un prédicateur de renom, en vogue dans les milieux francophones, est le Turc Harun Yahya, de son vrai nom Adnan Oktar. Il est indéniablement l’une des figures les plus emblématiques de ce mouvement, ce à quoi sa puissance financière n’est sans doute pas étrangère. En 2007, il lança une nouvelle offensive promotionnelle visant à la diffusion massive de son ouvrage L’Atlas de la Création, dont l’apparition fut dès le départ multilingue anglais, arabe, turc, allemand, etc.

En réaction, du côté des autorités républicaines françaises, le rapport conduit par le socialiste Guy Lengagne[8] au sein de la Commission de la Culture, de la Science et de l’Education intitulé « Les dangers du créationnisme dans l’éducation » et publié en 2007 tenta de sonner clairement une alarme à l’infiltration doctrinale notamment pour protéger les bibliothèques scolaires du pays.

Le ministre français de l’éducation Gilles de Robien retira aussitôt le livre des écoles et chargea le biologiste Hervé le Guyader, professeur à l’Université de Paris VI, de procéder à une analyse de son contenu. Peu de temps après, l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe apporta un soutien au mémorandum soulevant des inquiétudes sur le retour radical au passé que pourrait par nostalgie malsaine la circulation de tels ouvrages, ceci dans un contexte international d’offensive créationniste venue d’Outre-Atlantique, que nous n’avons pas à traité plus avant ici. Nous avons peu d’informations sur l’homme, mais nous savons que la Fondation Pour la Recherche Scientifique chargée de distribuer son Atlas de la Création, dispose de moyens du financement important.

Plusieurs photos mises en ligne sur son site le mettent en scène dans un costume blanc à l’effigie de sa Fondation. La biographie disponible sur le site rapporte qu’Adnan Oktar est né à Ankara en 1956, a étudié les Beaux-Arts à l’Université Mimar Sinan d’Istanbul en 1979. C’est durant ses études dans cette université qu’il fit face à des postures matérialistes lesquelles le poussèrent à s’engager dans la défense de sa religion. Il aurait ensuite été interné dans un hôpital psychiatrique, suite à un « complot » fomenté contre sa personne suite à la publication de son livre sur le judaïsme et la franc-maçonnerie. Le site fourmille d’articles, livres et vidéo téléchargeables gratuitement sur l’imposture supposée de la théorie de l’évolution (notamment le darwinisme sur lequel il concentre plus d’une quinzaine d’écrits), le péril de l’athéisme, l’apologie scientifique du Coran, l’histoire et la politique.

Zaghlool Najjar : « l’imam concordiste »

L’une des tribunes les plus courues dans ce genre de discours prédicatif « scientificisant » sur la blogosphère est sans doute celle du prédicateur égyptien Zaghlool Najjar, professeur de géologie à l’université du roi Abd al-Aziz de Djeddah en Arabie Saoudite et Président de la Commission des faits scientifiques dans le Saint Coran au sein du Conseil suprême des affaires islamiques basé en Egypte.

Né en Egypte, al-Naggar fit ses études à l’Université du Caire où il obtint son doctorat en géologie à l’Université du Pays de Galles. En plus de son travail scientifique, il écrivit sur la concordance entre les découvertes scientifiques et le Coran, la crise de l’éducation dans les pays musulmans et les méthodes d’éducation islamique.  

Célèbre pour être un des représentants principaux du courant appelé sous le nom générique de « concordisme » qui désigne une manière d’interpréter le Coran et la Sunna, Al-Naggar est en outre un « ouléma », c’est-à-dire un religieux ayant acquis une compétence dans la connaissance des textes de l’Islam. Il anime régulièrement une émission populaire à la télévision égyptienne où il aborde des thèmes « théologiques », notamment l’exégèse du Coran et des Hadiths du point de vue de la « miraculosité scientifique du Coran ».

Omar Laazouzi : le vecteur francophone

Si Al-Najjar s’inscrit dans ce phénomène d’islamisation des connaissances, un éditeur de renom, Omar Laazouzi fut lui aussi à la manœuvre dans l’importation d’un autre manuel qui épousa la même lignée idéologique.

Né en 1964, il est à l’origine d’une multitude de sociétés d’édition et de librairies que la chercheuse Soraya el-Alaoui avait déjà relevée dans sa thèse « Le marché du livre islamique »[9]. Le dynamisme économique d’Omar Laazouzi est décidément trop vif-argent pour être expliqué en prose. Outre deux manuels d’enseignement d’arabe qu’Omar Laazouzi fit paraître dans ses éditions de La Ruche – « Iqra » et « Lire et écrire » – il s’est aussi essayé un certain temps dans le domaine de la traduction d’écriture classique à des fins édifiantes. Des épîtres (rasa’il) ou simplement des chapitres (fusul) entiers d’ouvrages de Ghazali et de Nabhani ont été rendus accessibles au lectorat francophone à son initiative. Remarquons cependant que l’originalité n’en était pas toujours réelle : ainsi, par exemple, ses traductions de « La Lettre au disciple » et « La Délivrance de l’Erreur » étaient déjà disponibles en français depuis 1951[10] et 1959 respectivement[11].

Au chapitre de la spiritualité de la coloration soufie, il semble avoir été parfois tenu pour une ressource recommandable dans ce domaine. En 2009, l’éditeur Jean Annestay publiait une monographie – certes pas la première – sur la sainte musulmane archétypale du genre de l’illuminisme médiéval Rab‘ia al-‘Adawiyya dans laquelle il adresse sa gratitude expresse et appuyée à Omar Laazouzi[12]. Leurs noms furent d’ailleurs associés dès 2004 lors de la conception d’un ouvrage confessionnel destiné à la jeunesse musulmane et intitulé « L’islam raconté aux petits et aux grands ».

Un autre ouvrage intéressant dans notre propos se dégage de manière nette de ces traductions : il s’agit du script et de la vidéo portant sur les aspects supposés scientifiques du Coran, dont Omar Laazouzi établit la version française.  Le produit final (vidéo et fascicule), publié en 2002 et intitulé « Ceci est la Vérité » (This is the Truth) met longuement en scène de prétendus débats entre le vulgarisateur yéménite Zindani et des sommités scientifiques non-musulmanes.

Cependant, il semble que fort du témoignage de certaines d’entre elles, les professeurs géologues Alfred Kröner, William Hay et Allison Pete Palmer en particulier, la destination ultimement prédicative de cette entreprise leur ait été sciemment cachée[13] mettant définitivement en péril sa caution scientifique.

En conclusion 

Ces discours rappellent une tendance montante de la prédication islamique actuelle : l’offensive antiévolutionniste et que l’on peut supposer liée au succès de la jeune discipline du « tafsîr mawḍû‘î », à savoir l’ensemble des tentatives d’exégèse coranique qui entreprennent de confronter les contenus du Coran à l’état actuel des sciences (notamment géologie, médecine, océanographie et astrophysique).

Faute de meilleure taxinomie, les sciences sont ici classées en « thèmes » ou « sujets » (mawdu’at) auxquels sont censés répondre de façon antéchronologique (i.e. depuis le VIIe siècle) certains versets du Coran. Un exemple ayant connu une certaine longévité dans cette veine d’écriture est celui des « trois obscurités enveloppant le fœtus »[14].

C’est ainsi que, dans le projet de ces prédicateurs, il est clairement question de défendre une conception islamisée des sciences humaines et sociales en partant du principe premier que le texte coranique évoque des faits avérés par la science moderne. Ce discours est aussi diffus que l’éther à travers les réseaux de la blogosphère, ce qui dès l’abord doit nous conduire à en approcher le phénomène comme une arme de dialectique doctrinale.

Ce discours n’est pas sans rappeler la critique formulée en 1993 par Nasr Abu Zayd dans sa Critique du discours religieux qui, outre d’avoir suscité de violentes condamnations de clercs d’Al-Azhar, développa une vision renouvelée du Coran, se fondant sur une interprétation du texte, placé dans son contexte historique. Des décennies plus tard, force est de constater, sans doute sous l’influence de cette « islamisation des savoirs » encore en vogue, que cette grille d’analyse semble avoir été délibérément niée par ces prédicateurs.

Notes:

[1] Cf. A. Moatti, Islam et science. Antagonismes contemporains, Paris, 2017 et http://www.rfi.fr/emission/20170204-islam-science-moderne-moatti-internet-reseaux-sociaux

[2] Né Dhaka, en Inde en 1925, ce professeur d’anglais de formation devint un homme de religion très impliqué dans les problématiques éducatives du monde musulman. Tour à tour Directeur général du Centre mondial pour l’éducation islamique de 1980 à 1998; Directeur général de l’Académie islamique, Cambridge de 1983 à 1998; Vice-Président de Université de Dhaka. Il meurt en 1998.

[3] Islamic Studies in Contemporary Nigeria, Problems & Prospects; Edited by L.M. Adetona, 2007. P.2

[4] ALI HASSAN ZAIDI, Muslim reconstructions of knowledge and the re-enchantment of modernity, In Theory, culture & society 2006, Vol. 23 p. 71.

[5] Ghulam Nabi Saqeb. Some Reflections on Islamization of Education Since 1977 Makkah Conference: Accomplishments, Failures and Tasks Ahead. IntellectualDiscourse,2000 Vol8,No 1, p.49.

[6] http://hemed.univ-lemans.fr/cours2013/fr/co/grain_03_4.html

[7] A. Moatti, Islam et science. Antagonismes contemporains, Paris, 2017, Chapitre 1.

[8] http://assembly.coe.int/Main.asp?link=/Documents/WorkingDocs/Doc07/fDOC11297.htm.  On peut lire aussi « Un ouvrage turc antidarwinien diffusé en masse auprès de l’éducation nationale » (Le Monde, 4 février 2007) in http://www.islamlaicite.org/article406.html

[9] Ibid. p.157

[10] Scherer, G. Ghazzālī O disciple. Catholic Press, Beirut, 1951.

[11] Erreur et délivrance (Al-Munqid min adalâl), trad. F. Jabre, Beyrouth, 1959.

[12] Jean Annestay, Une femme soufie en islam, 2009, Entrelacs, p. 13.

[13] Témoignages d’Alfred Kroner (2014) https://www.youtube.com/watch?v=dB_EryktDP4; de William Hay (2014) https://www.youtube.com/watch?v=QB7rG-SClTA et Allison Pete Palmer (2014) https://www.youtube.com/watch?v=keVq3b0WVjE.

[14] Coran XXXIX-6 (al-Zumar/ les Groupes).

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