Pour un calendrier musulman basé sur le calcul astronomique : le hadith oublié ou mal compris (1ère partie)

Il faut commencer par dire que c’est assez surprenant de voir que le seul hadith à notre connaissance qui mentionne le calcul (hisâb) astronomique, et qui devrait faire l’objet d’une analyse approfondie, ne l’a pas été à sa juste valeur. Plus déroutant encore, c’est que les défenseurs de l’obligation de l’observation visuelle prétendent en tirer une « preuve » de l’interdiction du calcul astronomique pour déterminer le mois musulman.

Le voici : « Nous sommes une Oumma illettrée, nous n’écrivons pas et ne calculons pas, le mois est ainsi et ainsi, c’est-à-dire, tantôt 29 et tantôt 30 » (Boukhari et Mouslim).

Les défenseurs du calcul astronomique, eux, remettent en cause une telle compréhension du hadith et mieux, en tirent argument pour soutenir le caractère autorisé de ce procédé pour déterminer le mois musulman.

Pour un grand ouléma contemporain comme Yûsuf al qaradawi, si ce hadith devait impliquer une interdiction de ce procédé aux fins de la détermination du mois musulman, alors l’écriture serait aussi concernée. Et pourtant, une telle position est indéfendable eu égard à ce que le Coran, les hadiths, la pratique des compagnons et des oulémas de toutes les générations de musulmans jusqu’à nos jours montrent.

C’est ainsi que le Coran valorise l’écriture à travers par exemple, les contrats de dette

 « Ô croyants ! Lorsque vous contractez une dette à terme, consignez-la par écrit. À cet effet, choisissez deux témoins parmi vous. N’omettez pas de mettre par écrit tout acte de prêt, quel qu’en soit le montant, et d’en préciser l’échéance. Cette façon de procéder est plus équitable auprès de Dieu, car non seulement elle confère plus d’autorité au témoignage, mais aussi elle écarte de lui toute espèce de doute » (Coran 2 : 282)

On peut aussi noter le calcul est utilisé pour déterminer les parts d’héritage, de la zakat, etc. Dans la même veine, le prophète (saws) a dicté le Coran à ses scribes et libérer les captifs de la bataille de Badr à la condition d’apprendre aux enfants musulmans à lire et écrire, au temps où le vainqueur d’une bataille avait le « droit » de mort et de vie sur le vaincu capturé. Abu Bakr (qu’Allah l’agrée), le premier Calife des musulmans a mis en place un comité ad hoc piloté par Zayd Ibn Thâbit, pour faire la première recension et consignation complètes du Coran. Et le Coran a été à la base de la codification de l’écriture arabe et de son expansion dans le monde.

Revenons à présent au hadith du calcul en tant que tel. Comme le dit un des plus grands connaisseurs de la matière, Ibn Hajar, le contexte du hadith mentionné plus haut indique que le prophète (saws) s’adressait aux musulmans de son époque qui n’en connaissaient que quelques rudiments. De ce fait, c’aurait été trop difficile pour eux (les musulmans de l’époque du prophète – saws) de se voir obligé de recourir au calcul astronomique.

On voit bien alors que l’on n’est pas dans une situation où c’est le moyen « al wasîla » en soi qui est illicite du point de vue de la Charia, mais la difficulté de son utilisation au moment où le prophète (saws) en parle. De là à en tirer une interdiction catégorique et définitive pour les musulmans…d’ailleurs, le même Ibn Hajar soutient dans son commentaire dudit hadith, que c’est la sagesse (hikma) qui est le motif à la base de la prescription de l’observation visuelle du croissant de Lune pour déterminer le mois de Ramadan.

Il ne doit pas nous échapper aussi que les oulémas, comme Ibn hajar, ne disent pas dans leur commentaire du hadith sur le calcul que le prophète (saws) a interdit le recours au calcul astronomique. Ils procèdent à des interprétations et déductions, qui se déclinent principalement en quatre arguments :

1) pour ne pas rendre les choses trop difficiles aux musulmans (de l’époque ?), la Charia a prescrit l’observation visuelle du croissant de Lune et pas un autre moyen ;

2) s’en tenir à l’observation du croissant de Lune permet de prévenir les dissensions entre musulmans, au sujet de la détermination du mois lunaire ;

3) de même, ce procédé est celui qui remplit les critères de facilité et d’accessibilité que la Charia met en avant, relativement aux conditions requises pour accomplir une de ses prescriptions, ici, le jeûne du mois de Ramadan ;

4) le prophète (saws) a dit « si les nuages vous gênent, complétez le nombre à 30 », mais il n’a pas dit « demandez aux savants du calcul astronomique ».

Si comme le disent certains oulémas, et pas des moindres, la sagesse (hikma) qui a motivé l’interdiction du calcul, sur la base de ce hadith, réside dans l’intention de la Charia de faciliter et de rendre accessible pour tous le culte, ainsi que de prévenir les divergences, il n’est pas difficile de remarquer le caractère anachronique de cet argument pour notre temps. En effet, de nos jours, partout dans le monde, on peut accéder aux données astronomiques. Les pays musulmans qui le veulent peuvent disposer de ces données et nombre de musulmans sont devenus compétents en astronomie à un niveau suffisant pour collecter, traiter et analyser les données astronomiques. La coopération scientifique internationale rend encore la chose plus facile.

Quant aux divergences, on observe une inflation de prises de positions d’une confusion inouïe et triste à ce sujet. Chaque pays, chaque ouléma, chaque groupe, association, confrérie, etc., y va de son option…Tout cela a abouti à des déterminations farfelues et fantaisistes du mois musulman avec des contradictions et incohérences que tout le monde peut constater depuis quelques années avec la visibilité que les technologies de l’information et de la communication leur donne. A la veille du début du mois de Ramadan, les oulémas sont assaillis de questions sur qui et quel pays doit-on suivre.

Par contre, le recours au calcul astronomique aurait l’insigne avantage de rendre possible une détermination commune du mois musulman pour toute la Oumma et qui transcende toutes les sources de divergences qui ont abouti à la confusion actuelle. De ce point de vue, le calcul astronomique reste bien le procédé le plus à même de permettre d’éviter les divergences sur la détermination du mois musulman. Partout, de nos jours dans les pays musulmans comme ailleurs, des horaires perpétuels de prières sont disponibles à la grande satisfaction de tous. Il suffit de regarder la chaine de télévision saoudienne pour voir que les heures de prières pour le monde entier défilent sur une bande annonce au quotidien donnant à voir une belle image d’une conciliation appropriée entre modernité et Charia. Pourquoi ne devrait-il pas en être de même pour le mois musulman ?

Pourtant, la Salât constitue le pilier le plus important du culte musulman et le recours au calcul astronomique pour déterminer les temps légaux des cinq prières obligatoires ne semble pas être l’objet de frilosité et de méfiance, comme on peut l’observer pour le mois musulman.

C’est dans ce cadre qu’on comprend la position pertinente du grand ouléma Ahmad Ibn Muhammad Châkir qui soutient que ce qui était difficile en raison de l’incompétence des musulmans de l’époque du prophète (saws) ne l’est plus, donc l’empêchement d’hier est levé. Dans la même veine, le ouléma sénégalais Cheikh Ousmane qui a beaucoup travaillé et produit dans une perspective de conciliation entre Charia et Astronomie rappelle qu’en Droit islamique, on ne peut pas évoquer de façon perpétuelle une contrainte qui n’est plus d’actualité.

Aussi, il est important de noter que le terme Oumma, mentionné dans le hadith du calcul, ne renvoie pas à la communauté des musulmans partout dans le monde jusqu’à la fin des temps, comme de connu. En effet, on sait par exemple que le prophète (saws) a utilisé le même terme pour parler de la communauté des musulmans et des israélites lors de la rédaction de la charte ou la convention de Médine. Donc, il n’est pas justifié de mettre entre parenthèse cette Oumma à laquelle le prophète (saws) a fait référence dans l’expression « Nous sommes une Oumma illettrée (ummatun umiyya) » pour faire de l’incompétence de celle-ci en matière de calcul astronomique une contrainte à jamais insurmontable par la Oumma du Coran et de Muhammad (saws).

Une telle compréhension se heurte au fait que les musulmans contemporains ne peuvent être qualifiés de Oumma illettrée ni d’incompétents en matière de calcul astronomique. Il faut bien relever que le prophète (saws) a commencé par parler d’une « Oumma illettrée » avant de poursuivre, ce qui donne raison aux oulémas qui disent que cette expression traduit un « ikbâr », c’est-à-dire, une information sur l’état de la Oumma à l’époque du prophète Muhammad (saws). C’est comme si on pouvait comprendre de ce hadith ceci : « puisque vous êtres illettrés, ne pratiquant pas le calcul astronomique et l’écriture, alors sachez que le mois musulman peut compter 29 ou 30 jours » On est loin d’une compréhension selon laquelle le recours au calcul astronomique est à jamais exclu en faveur du mode traditionnel arabe de détermination du mois musulman.

Les oulémas qui se sont penchés sur ce hadith du calcul expliquent aussi que la forme négative de l’expression « nous n’écrivons pas et nous ne comptons pas » indique une caractérisation du niveau de la grande majorité des musulmans de l’époque du prophète (saws) plutôt qu’un impératif (amr) de ne ni écrire ni calculer. Pour eux, les critères constitutifs de la proscription, le statut de harâm dans la Charia, connus des principologues musulmans ne sont pas réunis dans le hadith du calcul.

Nous ajoutons, humblement, que si l’on regarde de près le contenu du hadith, on se rend compte qu’il parle du calcul en rapport avec la détermination du mois musulman en tant que tel. C’est très important de le savoir, étant donné que l’une des sources de difficultés dans la détermination commune à toute la Oumma réside dans le fait que l’on se focalise sur quelques mois, notamment le mois de Ramadan et du pèlerinage. En vérité, ce hadith pourrait nous servir à discuter de la détermination du mois musulman sur la base du calcul astronomique, et d’en déduire toutes les dates revêtant une importance particulière pour le culte.

Un autre argument avancé par les défenseurs du maintien définitif de la pratique traditionnelle arabe de détermination du mois musulman consiste à soutenir que le prophète (saws) a bien dit d’estimer le mois à 30 jours, en cas de ciel nuageux, et pas du tout de demander à ceux qui connaissent le calcul astronomique. On peut répondre à cela que la pratique du compagnon Abdullahi ibn ‘Umar, que nous avons déjà relatée, indique que c’est une option parmi d’autres. (à suivre)

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