Tariq Ramadan : une illusion qui s’effondre

Nul ne s’est exprimé au sujet de l’ascension et de la chute du Dr Tariq Ramadan mieux que mon ami l’écrivain canadien d’origine tunisienne Mohammed Ben Jamâa. Il a publié un post sur Facebook intitulé : « Une construction illusoire s’effondre » (ver de poésie arabe).

J’ai longtemps hésité à publier cet article car Tariq Ramadan est une personne du milieu islamique que je respecte et admire ; j’ai même tissé avec lui un lien d’amitié réel. La raison de mon hésitation n’était pas liée au manque de conviction sur ce que je devais écrire, ni même la crainte de le publier, mais c’était plutôt parce que Tariq Ramadan avait eu un réel impact sur le champ islamique et que je respectais cela.

Cependant, il m’a paru important de m’exprimer étant donné la responsabilité légale et morale qui est la mienne ainsi que celle des personnes qui connaissent son affaire. Il est de notre devoir de conseiller les guides religieux et la communauté musulmane dans son ensemble. En outre, j’ai trop souvent remarqué que nombre de musulmans se sont largement prononcés dans cette affaire sans avoir une connaissance suffisante ni de sa dimension ni de son contexte.

Si j’ai tardé à publier cet article, c’est parce qu’il m’a semblé inapproprié de publier ce qui pourrait s’apparenter à une condamnation morale d’une personne emprisonnée, d’autant plus que son emprisonnement n’avait aucun fondement légal suffisamment convaincant alors qu’aucun jugement n’était rendu. Tariq Ramadan est enfin libéré en attente de son procès et peut enfin s’atteler à sa défense et répondre à ceux qui le critiquent et le condamnent.

J’ai minutieusement suivi l’affaire Tariq Ramadan dans les médias depuis ses débuts, l’année dernière. J’ai d’ailleurs publié un article dès les premiers jours de l’affaire, le 31 octobre 2017, intitulé « Trahison culturelle et situation critique envers Tariq Ramadan ». J’y avais fermement défendu le professeur, faisant fi du différend qui m’opposait à lui et qui m’avait poussé à cesser ma collaboration avec lui avant son incarcération.

Aujourd’hui, mes lecteurs – ceux-là mêmes qui avaient lu ma tribune défendant Tariq Ramadan l’an dernier – sont en droit de lire mon opinion après la découverte de faits qui m’ont à la fois surpris et attristé, à l’instar de millions de musulmans.

Les raisons d’éprouver de la sympathie pour Tariq Ramadan pourraient être nombreuses : il est le descendant d’une éminente famille musulmane qui œuvre depuis longtemps pour l’islam et son message. Il était le chantre de l’Islam et un ardent défenseur face à des détracteurs virulents.

L’affaire Tariq Ramadan a fait trembler les milieux culturels islamiques, particulièrement en Occident, et des millions de musulmans ont compati avec le docteur. Les raisons de cette compassion s’expliquent par deux aspects :

  • Premièrement : son histoire et celle de sa famille. Il est le fils du shaykh Saïd Ramadan, un des pionniers de l’islam en Europe et le fondateur du Centre Islamique de Genève. Il est aussi le petit-fils de l’imam Hasan Al-Banna, fondateur de l’organisation des Frères Musulmans, le plus grand mouvement de réforme islamique moderne et le plus répandu dans le monde ;
  • Deuxièmement : les ennemis que Tariq Ramadan a combattus durant les dernières décennies. Sans conteste, il a défendu l’islam en Occident et a mené de féroces batailles sur le champ médiatique et intellectuel face à des personnalités françaises connues pour leurs opinions islamophobes.

Il y a une quinzaine d’années, le 3 octobre 2003 précisément, Tariq Ramadan a publié un article sur un média communautaire, après que les plus grandes presses françaises ont refusé de le publier, notamment Le Monde et Le Figaro. Dans cet article, il y attaque les « intellectuels communautaires » sionistes français connus pour leur activité et leur influence dans l’opinion publique. Il y dénonçait leur double langage quant à la question des libertés dans le monde en évitant de critiquer Israël, allant jusqu’à la défendre.

Dans l’article, Tariq Ramadan accusait ces intellectuels d’avoir des valeurs humaines universelles à géométrie variable, les oubliant dès lors qu’il s’agit des droits des Palestiniens et des crimes qu’Israël commet à leur encontre. Il y avait également critiqué leur soutien à l’invasion américaine en Irak – alors que ces intellectuels se disaient anti-impérialistes – et leurs attaques contre la communauté musulmane, particulièrement en France.

C’est véritablement depuis la publication de cet article qu’une campagne organisée contre Tariq Ramadan a débuté. L’élite politique et médiatique française s’acharne dès lors à le diaboliser à chaque occasion.

Cette campagne a reçu l’appui de l’extrême-droite française, hostile à la présence croissante de l’Islam en France et en Europe, ainsi que des forces laïcardes françaises opposées à toutes les religions, en particulier l’Islam. Des personnalités médiatiques françaises sont devenues célèbres pour leurs attaques à l’encontre de Tariq Ramadan, notamment Caroline Fourest, l’auteure du livre « Frère Tariq ».

Ces événements ont poussé des millions de musulmans à compatir avec Tariq Ramadan. Il est la progéniture d’une famille musulmane qui a une histoire riche en combat pour répandre l’Islam. Il a aussi été le porte-voix de l’Islam et son défenseur face à des ennemis féroces alors que seuls peu de soutiens se faisaient entendre.

Cependant, la trajectoire qu’a prise l’affaire Tariq Ramadan depuis l’année écoulée a révélé des surprises ô combien malheureuses, choquantes pour ses soutiens et pour les millions de musulmans qui lui avaient accordé leur confiance et qui l’avaient pris pour modèle, des musulmans qu’il avait inspirés durant de nombreuses années. Ces preuves nouvelles venaient l’incriminer pour des actes à la fois indécents et immoraux.

Ces preuves, même les plus minimes, démontrent que Tariq Ramadan menait une vie parallèle éloignée de la morale islamique et de ses valeurs. Ce que je dis est étayé par des preuves irréfutables, issues des aveux mêmes de Tariq Ramadan, et non de simples rumeurs glanées dans les médias français.

Parmi ces preuves découvertes durant l’année dernière :

  • Premièrement : la justice belge a révélé, suite à un accord judiciaire en 2015, que Tariq Ramadan a versé 27 000 € à l’une de ses maîtresses pour qu’elle supprime ses publications sur Internet concernant leurs relations sexuelles. Cette affaire avait été traitée par les tribunaux belges avant même l’apparition des accusations contre Tariq Ramadan dans les tribunaux français, suisses et américains. Mais le public ne connaissait rien de cette affaire avant les récentes accusations ;
  • Deuxièmement : l’avocat de Tariq Ramadan, Emmanuel Marsigny, a déclaré face à plusieurs médias que son client avait avoué l’existence de plusieurs relations sexuelles, dont certaines avec les plaignantes qui l’accusent de viol. Tariq Ramadan n’a démenti aucun des aveux transmis par son avocat ; il a même remercié ce dernier et ses collègues publiquement, après sa sortie de prison. En outre, il n’a pas nié ce que les médias ont publié concernant ses aveux ;
  • Troisièmement : l’avocat de Tariq Ramadan a fourni des centaines de photos et vidéos concernant la relation qu’il entretenait avec l’une des plaignantes, afin de prouver qu’il s’agissait d’une relation consentie. Cette femme est une call-girl connue dans le scandale de l’affaire Carlton impliquant l’ancien directeur général du FMI, Dominique Strauss-Kahn. Quiconque a suivi un tant soit peu cette affaire ne peut être que persuadé que Tariq Ramadan avait connaissance des antécédents de cette femme. D’ailleurs, les deux premières accusatrices de Tariq – celles-là mêmes avec lesquelles il vient de reconnaître avoir eu des relations sexuelles – sont connues pour leur bataille virulente contre l’Islam.

Ces relations prouvent que le problème de Tariq Ramadan n’a pas pour cause la tentation ou la faiblesse, mais force est de reconnaître qu’il a fait un choix conscient, en toute connaissance de cause.

Il convient de souligner qu’aucun de ces faits ne prouve que les accusations de viol à l’encontre de Tariq Ramadan soient fondées ; néanmoins, elles prouvent que Tariq – du point de vue de l’éthique islamique – a eu des relations sexuelles illicites, que les actes qu’il a commis sont non seulement illicites mais que cela dénote d’une personne « accro » au sexe avec un mépris des personnes abusées et usant de tromperie envers les musulmans.

Les relations de Tariq Ramadan avec un grand nombre de femmes – dont certaines se sont prolongées sur plusieurs années –  montrent qu’il ne s’agissait pas d’occasions, de circonstances ou de tentation momentanée – ce qui peut arriver à tout musulman tenté par le diable ; il pourra alors reprendre conscience et se repentir – ; non, concernant Tariq Ramadan, le problème est bien plus de l’ordre de l’addiction chronique. Et, comme l’a précisément dit mon ami Mohammed Ben Jamâa : « Si le problème avait été le fait d’une tentation, ou d’une relation illicite à une ou deux occasions, nous aurions été compréhensif, tant nous connaissons la faiblesse humaine. Mais, dans le cas présent, nous sommes face à une addiction chronique qui a duré plus de 20 ans. On ne peut expliquer cela que par un dérèglement psychologique chez Tariq Ramadan, de son double langage, ce qui l’a complètement détruit. »

Sur la base de ces données avérées dans l’affaire Tariq Ramadan, au cours d’une année de battement juridique et médiatique, on en revient à ces conclusions :

  • Premièrement : nul ne peut blâmer les millions de musulmans d’avoir été dupés par Tariq Ramadan, par son discours islamique et moral. Ils ont jugé son apparence avant de découvrir l’amère vérité, et ils ont agi légitimement. Dans une tradition, le Compagnon ‘Abdallah ibn ‘Umar, disait : « Celui qui nous trompe par Dieu ne trompe que lui-même. » Il n’était pas facile de tromper ‘Abdallah ibn ‘Umar, certes, mais nous ne nous attendons pas à ce que ceux qui ont été trompés par Tariq Ramadan soient plus perspicaces que ‘Abdallah ibn ‘Umar lui-même ;
  • Deuxièmement : Tariq Ramadan porte seul l’entière responsabilité de son comportement immoral. Ni sa famille respectable, ni une personnalité politique ou intellectuelle de bonne foi, ni aucun individu ou organisation qui l’a défendu en se basant sur les apparences de sa vie publique ne peuvent être pris pour responsables. Tout le monde a traité Tariq Ramadan en lui attribuant une bonne intention et en ne pensant de lui que du bien. Et le bénéfice du doute est une vertu islamique et vaut bien mieux que le fait de juger sans preuves ;
  • Troisièmement : ceux qui ont ardemment défendu Tariq Ramadan auparavant – et j’en fais partie – devraient refuser de poursuivre leur soutien. Nous ne pouvons ni ne devons être dupes plus longtemps. Il y va de notre responsabilité envers ceux qui ont défendu Tariq par notre biais, et envers les personnalités et organisations islamiques qui l’ont défendu, de leur fournir les faits nouveaux que nous avons découverts, sans ni les exagérer ni les dénaturer, afin qu’ils puissent se faire leur propre opinion ;
  • Quatrièmement : tout cela ne dispense pas les musulmans de continuer leur lutte contre tous ceux qui ont tiré parti de l’affaire Tariq Ramadan pour dénaturer l’image de l’Islam, alimenter les préjugés à l’égard des minorités musulmanes en Occident, contester la crédibilité des défenseurs de l’Islam qui commandent la justice et porter atteinte aux organisations musulmanes qui cherchant à réformer et à améliorer la situation de leur communauté. Continuer à affronter la haine de ces détracteurs est le devoir de chaque musulman. Ceux qui ont exploité l’affaire Tariq Ramadan de cette manière sont connus pour leur position hostile à l’égard de l’islam. Ces détracteurs sont présents dans les courants laïcards jusqu’aux défenseurs du sionisme, de la droite extrême jusqu’aux contre-révolutionnaires arabes ;
  • Cinquièmement : l’une des plus grandes leçons à tirer de cette affaire et qu’il ne faut jamais personnifier l’Islam, quelle que soit l’apparence positive de cette personne. L’islam prime sur tout et Allah n’a nul besoin de Ses créatures. Comme le disait le calife ‘Alî Ibn Abi Talib (que Dieu soit Satisfait de lui) : « Ne reconnais jamais la vérité à travers les hommes, mais reconnais plutôt les hommes à travers la vérité. » Seuls les prophètes étaient des modèles dépourvus de tentations. Dieu en a fait des modèles, infaillibles afin de pouvoir guider les hommes. Tous les autres humains sont plus enclins à l’erreur, au péché et à la tentation.

Pour conclure, Tariq Ramadan était effectivement une construction illusoire que nous avons érigée dans nos cœurs. Il a été pris comme tel et respecté par des millions de musulmans. Mais cette construction s’est effondrée sous nos yeux, et elle n’a été détruite par nul autre que par Tariq Ramadan lui-même. Ce qui est regrettable ici est que Tariq Ramadan continue à jouer le rôle de victime en faisant appel à la compassion et la solidarité des musulmans pour leur faire croire qu’il s’agit d’un complot et d’une guerre menée contre l’Islam. Il aurait mieux fait d’être sincère envers Dieu, envers lui-même, et envers les gens en cessant de mêler les musulmans à une bataille perdue d’avance, une bataille enflammée par ses propres désirs, et qui n’a aucun lien, ni de près ni de loin, avec l’Islam.

Il n’y a aucun doute sur l’existence de guerres contre l’islam et de complots à son encontre à plus d’un endroit sur la terre. Mais la plus grande guerre contre l’Islam, et la conspiration la plus dangereuse envers lui, consiste à porter le drapeau de la vertu de personnes elles-mêmes immergées dans le vice.

Nous demandons à Allah de nous accorder le pardon et le bien, ainsi que la sincérité dans nos paroles et dans nos actes. Qu’Il nous aide à éviter l’hypocrisie et le mensonge. Dieu nous suffit et il n’y a pas de Meilleur défenseur.

* Mohamed El-Moctar El-Shinqiti est professeur agrégé d’éthique et d’islam politique à l’université Hamad Ben Khalifa au Qatar. Il est également professeur adjoint d’éthique politique au Centre de Recherche sur la Législation Islamique et l’Ethique (CILE). Ses recherches universitaires portent sur la pensée politique et l’éthique islamiques et sur l’histoire du sectarisme dans les sociétés musulmanes. Il a enseigné l’exégèse coranique (tafsir) et la grammaire arabe à l’Université Al-Iman (Yémen) et enseigne actuellement l’histoire des religions à la Faculté d’Etudes islamiques du Qatar (QFIS) à Doha. Il intervient régulièrement sur la chaîne de télévision Al-Jazeera et sur son site internet (www.aljazeera.net), où il a publié plus de 400 articles d’analyse en arabe et en anglais. Certains de ses articles et de ses ouvrages sont également consultables sur son site personnelwww.fiqhsyasi.net.

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