Vivre les cinq piliers de l’islam de l’intérieur

Tout le monde connaît le célèbre « hadith de Gabriel » où l’archange apparut un jour au Prophète entouré de ses Compagnons. Il lui demanda en premier lieu ce qu’était l’islam, ce que le Prophète définit par les cinq piliers : la double attestation (« Il n’y a de dieu que Dieu et Muhammad est Son envoyé »), la prière (salat), l’aumône purificatrice (zakat), le jeûne du mois de Ramadan et le pèlerinage (hajj).

Puis l’homme interrogea le Prophète sur la foi (iman). Elle consiste, répondit le Prophète, à croire en Dieu, en Ses anges, Ses livres révélés, Ses envoyés, au Jour dernier ainsi qu’à la prédestination. Gabriel s’enquit enfin de l’excellence, la recherche de la perfection (ihsan). « C’est que tu adores Dieu comme si tu Le voyais, car si tu ne Le vois pas certes Lui te voit », lui fut-il répondu.


De la pratique extérieure à une pratique intérieure

Source scripturaire majeure, ce hadith donne d’emblée plusieurs dimensions à ce que recouvre communément le mot « islam ». Il induit une multiplicité de sens superposés, se déployant du plus formel au plus intérieur.

Le premier degré, l’islam correspond à la pratique extérieure, physique de la religion, incluant les œuvres d’adoration (‘ibadat) et les relations humaines (mu‘amalat). Il demande avant tout une « soumission » aux prescriptions coraniques et prophétiques. Il est régulé par la jurisprudence musulmane (fiqh).

La foi, iman, a son siège dans le cœur mais, à ce stade, le fidèle se réfère encore à des convictions puisées dans le dogme. La foi est donc orientée et structurée par la théologie.

L’ihsan énonce l’exigence « d’adorer Dieu comme si tu Le voyais » ; nous sommes là au niveau de la contemplation, qui peut donner accès aux secrets cachés dans la lettre du Coran ou dans les rites prescrits par l’islam. Certains oulémas insistent sur le fait que tout croyant ou croyante doit percevoir tôt ou tard, dans l’enveloppe du monde des formes (shari‘a), le cœur de la « Réalité essentielle » (haqiqa).

Le premier pilier, l’attestation de l’Unicité divine (shahada), constitue la charpente de l’islam. Mais qu’est-ce que la reconnaissance de cette Unicité (Tawhid) implique en nous ? En suivant un processus graduel d’intériorisation, nous sommes amenés à passer d’une perception encore extérieure, et donc dualiste de l’Unicité (« je » et le Tawhid, « je » et Dieu), à sa préhension intérieure, unifiante, bref, à l’expérience. Comme le dit le grand juriste et soufi Zakariyya al-Ansari (m. 1520), il nous faut passer de la science extérieure de l’Unicité (‘ilm al-tawhid) à son expérience intérieure (hal al-tawhid).

Les autres piliers – en particulier la prière, le jeûne et le pèlerinage – mettent en œuvre le corps du fidèle. Parfois, la pratique de ces œuvres a cédé au ritualisme et au formalisme gestuel. Pourtant, les rites de l’islam sont avant tout des montures vers les réalités spirituelles. Symboles mis en action, ils trouvent leur première justification dans le souvenir de Dieu (dhikr) qu’ils suscitent. (1)


Une spiritualité pour donner du relief aux normes islamiques

Chaque acte cultuel comporte un aspect apparent et un autre occulte, une écorce et une pulpe, selon les termes d’Al-Ghazali. Les textes spirituels suivent souvent le cadre formel des ouvrages de droit, car à la norme exotérique correspond celle du soufisme, qui vise à intérioriser la pratique des devoirs religieux. Les auteurs soufis traitent donc en premier lieu de la pureté (tahara), qui doit s’accompagner de l’intention du cœur, et qui conditionne des œuvres telles que la prière. La pureté, obtenue matériellement par les ablutions, n’est pas que « rituelle » ou « légale » – comme on le traduit souvent -, elle a une évidente dimension intérieure. Al-Ghazali, qui observe quatre niveaux d’introspection dans les enseignements de l’islam, passe ainsi de la purification du corps à celle du caractère, puis du cœur et enfin de « l’intime », laquelle consiste à se purifier de tout ce qui n’est pas Dieu.

 

Vivre les cinq piliers de l'islam de l’intérieur
Puis les auteurs abordent successivement la prière, « ascension spirituelle du croyant » selon les termes du Prophète, la zakat, aumône « purificatrice » d’après l’étymologie, le jeûne, qui soustrait l’esprit à la matière, et enfin le pèlerinage, dont les différentes phases ont une teneur ésotérique très prononcée. Dans les Futuhat makkiyya d’Ibn Arabi, les titres de certains chapitres pourraient laisser penser qu’il s’agit d’un livre très circonstancié de jurisprudence islamique, tant l’auteur examine les moindres détails touchant à l’accomplissement de ces rites, pour en dégager la valeur spirituelle.

La spiritualité soufie ne fait en définitive que donner du relief aux normes islamiques : comment vivre les symboles utilisés par l’islam ?comment travailler avec les Noms divins ? … Beaucoup de savants ont ainsi cherché, à une étape ou une autre de leur vie, à spiritualiser leur vécu de l’islam.

La réalisation spirituelle ne consiste pas en une pratique accrue des piliers, mais en un éveil intérieur qui éclaire leur sens. Le Prophète a dit à ses compagnons, selon un hadith rapporté par Tirmidhi : « Abu Bakr ne vous devance pas par un surcroît de prière ou de jeûne, mais par quelque chose qui s’est déposé en son cœur. »

(1) René Guénon, Aperçus sur l’initiation, Editions traditionnelles, 1983, p. 119

Conscience soufie organise, samedi 4 mai, une conférence sur le sens intérieur des cinq piliers de l’islam.

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Président de la Fondation Conscience soufie, Éric Geoffroy est islamologue, spécialiste du soufisme, professeur à l‘université de Strasbourg. Il travaille également sur les enjeux de la spiritualité dans le monde contemporain. Auteur d’une douzaine d’ouvrages, il a notamment publié L’islam sera spirituel ou ne sera plus (Le Seuil, 2016) ; Un éblouissement sans fin – La poésie dans le soufisme (Le Seuil, 2014) ; Le Soufisme (Eyrolles, 2013).

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