Ce que Ouattara veut faire de son troisième mandat (Suite et fin)

Accusés de « sédition »

« Nous n’allions pas nous laisser faire alors que l’objectif de l’opposition était clairement de faire tomber le régime, justifie un proche du chef de l’État. Depuis juin 2017, ils étaient persua­dés que la population était tellement mécontente qu’Alassane Ouattara ne pourrait pas aller au bout de son mandat. Nos adversaires tablaient sur un soulèvement populaire pour installer une transition avec l’aide d’une partie de l’armée actionnée par Guillaume Soro. Bédié l’aurait dirigée. Il aurait permis le retour des exilés politiques et aurait été chargé d’organiser de nouvelles élections au bout de dix- huit mois. »

Le 15 novembre, à la tribune du Parc des sports de Treichville, Hamed Bakayoko n’y va pas par quatre chemins. « Ils ont pris de petits militaires pour leur demander de se soulever, de faire un coup d’État », lance-t-il. Les autorités assurent détenir les preuves de l’implication de plusieurs des membres de l’entourage de Bédié, de Soro et d’Albert Mabri Toikeusse.

Lorsque l’opposition annonce, au lendemain de l’élection, qu’elle ne reconnaît plus son autorité et qu’elle met en place un Conseil national de transition (CNT) dirigé par Bédié, Ouattara voit rouge. « Il ne peut pas y avoir deux chefs ! » s’emporte-t-il. Sa légitimité contestée, le président choisit de frapper fort. Le 3 novembre, les forces de sécurité mènent une importante opération aux domiciles du président du Parti démocratique de Côte d’ivoire (PDCI), de Pascal Affi N’Guessan, d’Albert Mabri Toikeusse et d’Assoa Adou. Plusieurs personnes sont arrêtées. En fuite, Affi N’Guessan est intercepté quelques jours plus tard. Tous sont accusés de « sédition ».

« C’était un pari risqué, mais Alassane Ouattara est passé en force, et il y est parvenu avec l’aide d’une opposition qui ne faisait pas le poids, affirme Arsène Bado, vice-président aux études du Centre de recherche et d’action pour la paix (Cerap), basé à Abidjan. Mais son élection pose de nombreux problèmes. Il devra effectuer un travail de fond pour regagner la confiance d’une partie de la popula­tion. La fracture s’est creusée. »

Dix ans après une crise politico-militaire qui coupa la Côte d’ivoire en deux de 2002 à 2011, la division entre le Nord et le Sud demeure. Elle est moins géographique que sociale et politique. Dans l’entourage du chef de l’État et parmi ceux qui l’accompagnent depuis la création du Rassemblement des républicains (RDR), le scrutin semble avoir laissé des traces. « Près de 80 % des gens qui ont voté le 31 octobre sont origi­naires du Nord », estime un proche du président. « Il y a un repli sur soi identitaire, le sentiment qu’on ne sera jamais totalement accepté par les gens du Sud », poursuit un membre du gou­vernement. Au sein d’une opposition hétéroclite, la rancœur à l’égard du régime a parfois pris une tournure identitaire également, l’entourage d’Henri Konan Bédié, et parfois l’an­cien président lui-même, tenant à l’occasion des propos d’une extrême violence contre les « Dioulas ».

L’apaisement semble devenu indispensable. Conscient que la situation n’était pas tenable, pressé par la France d’ouvrir le jeu, Alassane Ouattara s’est résolu à modifier son calendrier et à mettre balle à terre. Alors qu’il envisageait d’organiser les élections législatives rapidement (le 21 décembre avait été avancé), il a décidé de reporter l’échéance au premier semestre de 2021. La date du scrutin sera fixée en fonction de l’avancée des discussions entamées avec Bédié, le 11 novembre, à l’Hôtel du Golf.

Entretemps, Ouattara sera investi après quelques jours de repos dans le sud de la France. La cérémonie est prévue pour le 14 décembre. Il la veut sobre et compte n’y convier que quelques chefs d’État amis ainsi que des proches. Il formera ensuite un nouveau gouvernement, dont la composition devrait receler quelques surprises.

La reprise du dialogue avec Bédié débouchera-t-elle sur un accord ? Les discussions pourraient durer plusieurs mois. Si l’ancien président est prêt, selon plusieurs sources, à faire des concessions, ce n’est pas le cas d’une partie de son entourage – dont son épouse – et de son parti. Cette frange estime toujours que le troisième mandat de Ouattara est illégal et que le taux de participation à l’élection est en réalité largement inférieur à ce qui a été annoncé par les autorités (53,90%).

Soro, isolé et affaibli

Le chef de l’État ne compte pas lâcher sur ce point, tout comme il continue de s’opposer «à la nomination d’un médiateur extérieur. Il rechigne pour le moment à libérer les membres de l’opposition emprisonnés. Surtout, il ne veut plus entendre parler de Guillaume Soro, qui a, le 4 novembre, appelé au soulèvement de l’armée. Isolé et affaibli, se baladant entre la France (qui lui a toutefois signifié qu’il n’était plus le bienvenu), la Suisse, la Belgique et Dubaï, l’ex-président de l’Assemblée nationale est toujours perçu comme un danger.

Quid de Laurent Gbagbo? Au début de novembre, le chef de l’État a donné des instructions pour que deux passeports (l’un diplomatique, l’autre de service) lui soient délivrés. Mais la question du retour de l’ancien président, dont la procédure à la Cour pénale internationale (CPI) est toujours en cours, n’est pas pour autant réglée.

« Si les négociations avec l’opposition durent trop longtemps, Ouattara risque de se fermer. Il n’est pas à l’aise avec l’ouverture et le dialogue, analyse l’un de ses confidents. Peut-être que c’est parce qu’il s’est construit dans l’adversité. » Pour lui, expliquent ceux qui le connaissent, la politique est aussi une question de rapport de force. Il faut affirmer sa puissance avant de négocier, manier le bâton puis la carotte.

Mais a-t-il d’autres choix que de faire la paix? Peut-il se permettre d’avoir une partie de la classe politique contre lui? Parviendra-t-il à gouverner pendant cinq ans dans ces conditions? Sa marge de manœuvre est réduite, car le chef de l’État doit aussi regarder par-dessus son épaule. Dans son propre camp, la course à sa succession est d’ores et déjà lancée. La mort d’Amadou Gon Coulibaly a réveillé les appétits et le choc des ambitions. Lors de la campagne présidentielle, certains cadres du parti ont semblé prêts à se projeter dans l’après Ouattara, privilégiant leur intérêt personnel au plan local dans le cadre des législatives sur celui de leur candidat. D’autres ont paru sur le point de tourner casaque si le rapport des forces avait évolué en faveur de l’opposition.

Deux noms émergent aujourd’hui pour prendre la suite: Hamed Bakayoko et Patrick Achi. Nommé Premier ministre le 30 juillet, le premier possède une longueur d’avance tant il s’est rendu indispensable à la stabilité du régime. Celui qu’Alassane Ouattara surnomme « Petit Pasqua » devra néanmoins batailler pour imposer son autorité au RHDP, un parti traversé par plusieurs courants et au sein duquel il compte, à l’heure actuelle, des ennemis. Il devrait conserver la primature quelques mois encore avant, peut-être, d’être nommé à la vice-présidence, poste vacant depuis le départ de Daniel Kablan Duncan. Et il n’est pas exclu que Patrick Achi lui succède à la tête du gouvernement. Ce dernier a également des arguments à faire valoir: ministre d’État, secrétaire général de la Présidence, il possède ce profil de technocrate si cher au chef de l’État. Ces trois dernières années, il est devenu un élément essentiel de l’entourage d’Alassane Ouattara. Un statut renforcé depuis le décès d’Amadou Gon Coulibaly.

« L’année 2021 pourrait ressembler à 2012, quand une guerre de positionnement avait éclaté entre Hamed Bakayoko et Guillaume Soro, prédit un important responsable sécuritaire ivoirien. Mais le président ne pourra pas construire une relation de confiance similaire à celle qu’il avait avec Gon Coulibaly [tissée durant trois décennies]. Il va devoir faire le ménage, mettre en compétition et faire émerger d’autres dauphins potentiels pour rester le maître du jeu.»

 

 

Par VINCENT DUHEM, À ABIDJAN

Source : Jeune Afrique n°3095 – DECEMBRE 2020 Page 54-57