HOUPHOUET, BEDIE ET LE COMPLOT DU GENERAL KOUASSI (Première partie)

A-LES RUES D’ABIDJAN S’ENFLAMMENT

Ces circonstances abominables occasionnèrent une mutation profonde du paysage politique et social de la Côte d’ivoire. Etrangement, nous nous rendîmes compte de manière âpre qu’à travers les décisions rigides des institutions financières, nous avions à faite à une main cachée. Cela paraissait évident, face à leur approche qui consistait à repousser de façon condescendante nos propositions quelque constructives qu’elles fussent, conscientes du fait qu’un tel comportement pourrait éventuellement conduire à une déstabilisation du gouvernement. Lorsque la population commença à s’emparer des rues d’Abidjan pour protester vigoureusement, les dirigeants du PDCI se retranchèrent dans leurs maisons. Ils ne se soucièrent guère d’aller dans leurs districts pour expliquer la situation aux constituants mal informés. Pour échapper aux attaques des manifestants, la majorité des dirigeants abandonnèrent leurs véhicules, très reconnaissables et attribués par le gouvernement, pour se déplacer avec discrétion en utilisant leur voiture personnelle. L’opposition saisit le moment pour recruter davantage de partisans et grossir ses rangs.

Pendant quelques semaines, l’occurrence des manifestations était quotidienne et constituait pour le pays un souci en matière de sécurité. Lors d’une rencontre matinale, certains dans le cercle rapproche du président se mirent à suggérer qu’il fît appel à l’intervention des militaires français. Impassible, il poursuivit son petit-déjeuner tout en les écoutant converser sans mot dire. Lorsqu’il acheva, il posa sa serviette et s’en alla calmement vers ses quartiers privés. J’étais troublé par l’atmosphère stridente et désespérée qui avait pénétré l’air, mais je demeurai silencieux. Il y aurait certainement un prix à payer, pensai-je, et des répercussions de taille si nous prenions la décision d’impliquer l’armée française dans les affaires de notre nation souveraine. Je retournai immédiatement à la maison pour informer mon épouse que j’étais prêt à rompre les rangs avec le président s’il se résolvait à de tels extrêmes. « Je n’ai pas combattu pour libérer l’Algérie de la France pour, quelques années plus tard, m’allier aux Français contre mes frères ivoiriens. Lorsque j’ai décidé d’accepter la nationalité ivoi­rienne, je l’ai fait en toute conscience et de tout mon cœur, je serai donc du côté de l’Ivoirien ordinaire quelles que soient les circons­tances, dans les bons jours comme dans les moments difficiles. Je préfère que nous résolvions nos problèmes entre Ivoiriens. » Elle par­tageait mon point de vue.

Heureusement, la civilité prévalut durant toute cette période de troubles. Des semaines plus tard, lorsque la situation se stabilisa, je rapportai au président mes pensées. « Vous savez, Berrah, jamais je ne ferai appel à l’armée française dans mes affaires domestiques. » Il semblait extrêmement surpris que j’aie même entretenu cette pensée. « Jamais je ne ferai tirer sur mes frères pour me maintenir au pouvoir. » Son amour inné pour les autres transparaissait dans l’em­phase qu’il porta sur le mot « pouvoir », ceci était caractéristique de sa nature compatissante et pacifiste. « Papa, vous me donnez une raison de plus de vous admirer. »

B-‘‘HOUPHOUËT VOLEUR !’’ ET L’ARRIVEE D’ALASSANE

En plein milieu d’une après-midi, au mois d’avril 1990, je pas­sais en voiture devant l’immeuble CCIA1, au cœur du centre des affaires du Plateau. Quelque chose d’inhabituel me sauta aux yeux, des graffitis en caractère gras à une station d’autobus : « Houphouët voleur. » C’était une première et en même temps douloureux à voir. A l’époque, la ville était vierge de tout graffiti. J’étais interloqué. Je retournai sur-le-champ à la résidence du président pour lui rappor­ter ce que je venais d’observer et, sans une seconde d’hésitation, je procédai à des recommandations : « Papa, je crois qu’il est temps pour vous de créer un nouveau poste dans le gouvernement. Nous avons besoin d’une personne qui serait chargée de superviser les dis­sensions domestiques et de s’attaquer aux problèmes financiers de la nation. » Il avait une longueur d’avance sur moi :

« Je suis à la recherche de quelqu’un qui ne traîne pas de casse­roles derrière lui.

— Je présume que vous faites référence au représentant du Fonds monétaire international, ce monsieur qui est également gouvernent de la BCEAO2 à Dakar et qui vous rend de fréquentes visites ? »

Je cherchais des indications alors que je réfléchissais, mais il garda le silence et nous nous séparâmes.

1.CCIA : Centre Commercial international d’Abidjan

2. BCEAO : Banque Centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest

Quelques jours plus tard, il créa un nouveau poste et nomma Alassane Ouattara président du Comité interministériel, responsable de coordonner et de stabiliser le programme de recouvrement économique de la nation. À l’exception d’une poignée de personnes et de moi-même, pratiquement tous les hommes politiques autour du président semblaient troublés par son choix. Après l’annonce officielle, je lui demandai pourquoi il n’avait pas promu directement Ouattara Premier ministre. « Je procède par étapes incrémentielles, me dit-il. Je voudrais m’assurer que chacun s’adapte à l’idée et s’accoutume à la présence de mon nouveau collaborateur avant de le faire accéder, plus tard, au rang de Premier ministre. »

En tant qu’ancien directeur du département Afrique au FMI, Ouattara avait toutes les qualifications pour servir dans sa nouvelle position, mais certains ne partageaient pas ce choix, tout simplement parce qu’ils n’avaient pas compris que dans ces circonstances, la nation avait besoin d’employer les services d’un candidat en dehors du radar politique de la Côte d’ivoire. Enhardi par le soutien du président et par la confiance des institutions financières, Ouattara collabora avec le FMI et la Banque mondiale pour proposer des réformes économiques. Pendant ce temps, les perspectives s’améliorèrent pour le pays et davantage d’Ivoiriens purent chausser leurs bottes de travail après la longue période où le PIB avait brusquement chuté. Les données du ministère de l’Economie et des Finances montrèrent que l’économie avait graduellement commencé à montrer des signes d’amélioration, nous espérions que le changement se poursuivrait.

A cette période, le pays avait atteint un taux de scolarisation moyen de 70 %. J’étais très heureux de faire remarquer au président que c’était un jalon qui valait la peine d’être célébré. De plus, il était d’avis que le moment était venu de revoir le cadre d’application du multipartisme selon l’article 7 de la Constitution. Dans les semaines qui suivirent l’annonce officielle, le ministre de l’intérieur enregistra nombre de partis politiques, dont le plus influent fut le Front popu­laire ivoirien (FPI) conduit par Laurent Gbagbo, un dissident bien connu, qui avait séjourné quelques années en prison pour des actes subversifs contre le régime. Une fois libéré, il rejoignit l’université d’Abidjan et poursuivit un doctorat sous la direction d’une univer­sité parisienne. Il forma le FPI en 1982 et s’exila en France. À son retour en 1988, il fut élu président de son parti. À peine deux ans après son retour, le pays entrait dans une ère politique nouvelle.

 

 

Source: LES MEMOIRES DU Dr BERRAH (Ancien conseiller du Président Felix HOUPHOUET BOIGNY)

A suivre…