Ibn ‘Arabî. Les cinq piliers de l’islam

Muhyî al-Dîn Ibn ‘Arabî, al-Tâ’î, al-Hâtimî, est né à Murcie en Andalousie le 27 Ramadan 560H (1) (1165). D’une certaine manière, il incarne ce que la jeunesse musulmane andalouse de l’époque pouvait produire de plus séduisant. Fin lettré, il acquerra auprès de ses différents maîtres les diverses sciences exotériques (jurisprudence, lecture coranique, exégèse coranique, hadîth, etc.), faisant ainsi de lui un « honnête homme », selon les critères de son époque. Il hésitera un temps à se consacrer à la carrière des armes, mais Dieu en décidera autrement. Très jeune, il eut une « illumination » qui le signalera comme un être exceptionnel. Dès son plus jeune âge, Ibn ‘Arabî va ainsi fréquenter les saints d’Andalousie avant d’entreprendre des pérégrinations qui le conduiront à Tunis, Tlemcen, Fès et, enfin, Marrakech, qu’il quittera sur la foi d’une vision pour se rendre en Orient sans espoir de retour. Suivront Bagdad, Le Caire, Mossoul, Hébron, La Mecque, l’Asie mineure, autant d’étapes « orientales » qui seront pour lui l’occasion de rencontres avec de grandes figures de la spiritualité musulmane mais aussi avec des hommes de pouvoir sur lesquels il exercera une incontestable influence.

Aux alentours de 620H, il s’installera à Damas, ultime étape de son voyage à travers le monde islamique. Il y entamera la rédaction des Illuminations mecquoises (al-Futûhât al-Makkiya), ouvrage dans lequel il consignera l’essentiel de l’enseignement qu’il a dispensé tout au long d’une vie particulièrement chargée (2). C’est dans cette ville qu’il s’éteindra en 638H (1240), non sans avoir laissé derrière lui plus de huit cents ouvrages dont la majorité demeure à ce jour non publiée.

La postérité verra en lui le maître spirituel par excellence, celui dont l’œuvre servira de référence à l’ensemble de la communauté des soufis (al-qawm). On doit à Michel Chodkiewicz (3) d’avoir démontré que les Futûhat reposent sur une architecture rigoureuse, intimement liée au Coran, dont les chapitres reproduisent l’itinéraire spirituel. Par ailleurs, cet ouvrage témoigne de la connaissance approfondie du shaykh pour les sciences exotériques auxquelles il donne un éclairage qui était resté longtemps insoupçonné en dehors de milieux restreints.

Il serait inutile de s’étendre plus ici sur la vie de celui qui a été qualifié « le plus grand des maîtres spirituels ». Nous ne sommes pas de ceux qui apportent une grande attention aux préfaces de manière générale, en particulier quand nous sommes confrontés à un ouvrage d’une telle densité composé par un personnage qu’il est difficile d’enfermer dans un cadre particulier, même s’il relève d’une certaine norme islamique – ou plutôt l’incarne. Nous estimons que l’auteur se suffit amplement à lui-même et qu’à moins de faire partie d’un cénacle restreint de gens habilités à commenter une telle œuvre, il convient plutôt de se taire et de la méditer.

La brièveté de cette biographie ne saurait donc rendre compte de la complexité d’un maître qui a fait couler beaucoup d’encre tant du côté de ses partisans que de celui de ses détracteurs (4). Ibn ‘Arabî dira de lui-même qu’il avait eu plus de cent maîtres spirituels dont il avait tiré parti, chacun d’eux ayant de son côté reçu des enseignements de ce brillant jeune homme. Une telle singularité, qui se manifesta, comme nous l’avons dit, dès son jeune âge, laissait soupçonner d’emblée l’aspect « providentiel » d’une telle vocation que l’ampleur et la richesse de ses écrits ne démentirent pas.

Les Illuminations de La Mecque

Les Futûhât, dont nous allons présenter ici quelques passages relatifs aux rites fondamentaux de l’islam, constituent en effet une somme de connaissances spirituelles dont on ne possède nulle part ailleurs l’équivalent. Si l’on peut bien entendu affirmer qu’une grande partie de ces connaissances était disséminée ici et là chez les différents spirituels musulmans, voire dans des traditions antérieures à l’islam, on peut également dire sans crainte de se tromper que jamais un auteur n’avait consigné autant d’enseignements spirituels aussi profonds que diversifiés sur un laps de temps aussi bref, compte tenu des déplacements du shaykh et de la densité de sa vie publique (5).

Son enseignement sur les cinq piliers de l’islâm constitue une synthèse tout à fait unique aussi bien pour ceux qui s’intéressent au symbolisme des rites que pour tout musulman désireux d’approfondir sa tradition ou même plus simplement pour quiconque se montre curieux d’un des événements culturels les plus singuliers de l’histoire de l’humanité.

Aujourd’hui, les partisans et les détracteurs du taçawwuf se divisent généralement en deux groupes : ceux qui s’imaginent, pour avoir simplement touché la « bure » du maître vénéré, être transportés aux plus hautes stations spirituelles. Et ceux qui, forts d’un littéralisme étroit, veulent réduire l’islam à l’observation de gestes rituels dont ils ne soupçonnent même pas qu’ils puissent avoir une signification spirituelle précise. Or, ce qui caractérise en partie l’œuvre d’Ibn ‘Arabî, c’est de nous faire assentir au fait que l’ascension part de la Loi sacrée pour nous ramener en définitive à la Loi sacrée. De contraignante, ce qu’elle semble être au départ, la Loi devient progressivement libératrice. D’insignifiante (au sens littéral, c’est-à-dire sans signification), elle se transforme progressivement en un ensemble architectural parfaitement cohérent dont chaque mot, chaque lettre a un sens et qui devient de ce fait l’aliment spirituel du ‘ârif. Pour Ibn ‘Arabî en effet, non seulement la lettre ne tue pas mais, en réalité, elle vivifie. Encore faut-il lire et méditer le texte comme il convient, en faisant abstraction de toute intervention égotique en vue de se laisser pénétrer par le véritable Lecteur qui in fine n’est autre que Dieu puisqu’il s’agit, à travers la prière entre autres, de retransmettre Sa Parole.

Dans une glose devenue célèbre , Ibn ‘Arabî interprète le fameux verset : Il n’est rien qui Lui (ou : lui) soit comparable (6), verset qui semble affirmer de façon autoritaire la transcendance divine, comme un argument en faveur de l’existence d’un « semblable ». Littéralement, ce verset signifie en effet : il n’est rien (layssa) [qui soit] comme (ka) son semblable (mithlihi). Paradoxalement, l’interprétation que le shaykh en donne ici, tout en étant « choquante » pour les tenants de la transcendance absolue, est beaucoup plus littérale que celle des docteurs de la Loi. Pour autant Ibn ‘Arabî ne rejette pas les interprétations les plus fréquemment admises, il les reprend souvent même à son compte, se réservant d’en ajouter d’autres qui ne doivent rien à la spéculation mais bien à l’inspiration dont il se réclame sans toutefois en revendiquer le monopole. C’est ce qui lui fait dire dans une sentence demeurée célèbre : « Je ne suis pas venu apporter une loi nouvelle, mais une nouvelle compréhension de la loi. »

Chaque lettre, chaque mot a dans le discours divin comme dans le discours prophétique une place qu’il convient de respecter sans se croire habilité à en modifier un iota. C’est pourquoi, il ne serait pas injuste de qualifier Ibn ‘Arabî de littéraliste, à condition de préciser qu’il s’agit d’un littéralisme qui accorde la forme la plus adéquate à l’idée qu’elle véhicule, à la façon d’un fruit dont la forme est si suggestive qu’elle permettrait d’en apprécier la saveur avant même d’y avoir goûté. Dans la partie des Futûhât où il aborde la question des rites proprement dite, le shaykh reprend les différentes interprétations juridiques en vigueur dans les écoles sunnites et en précise le contour symbolique pour conclure en précisant lesquels de ces points de vue ont sa préférence dans le cadre d’un itinéraire spirituel. Ces passages témoignent de sa parfaite connaissance des différentes écoles juridiques et nous donnent une idée des connaissances réellement « encyclopédiques » qu’il possédait en la matière.

Cela exclut de fait l’idée avancée par ses détracteurs selon laquelle il aurait été un ésotériste abusif, un bâtinî, négligeant la forme au profit d’une profession de foi indéfendable. En réalité, sa connaissance de la forme est telle qu’il lui arrive de préciser la signification spirituelle d’un geste qui nous semblait insignifiant tout en indiquant à quels « secrets » il nous donne accès. Il ne s’agit cependant pas de découvrir des « recettes » dont la connaissance toute livresque ferait de son lecteur un saint ou même simplement un itinérant avancé. Comme dans toute spiritualité, deux facteurs sont déterminants pour progresser sur la voie : le travail et la grâce. Il serait d’ailleurs intéressant de réunir dans un ouvrage les diverses pratiques auxquelles se sont adonnés tous ceux qui sont classifiés comme de « grands maîtres », afin, d’une part, de se rendre compte qu’on « n’a rien sans rien » et, d’autre part, de mesurer la distance qui nous sépare de tels géants. Cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas espérer « leur présence », mais celle-ci advient plus à titre de cadeau ou d’encouragement qu’à titre de dû. Du reste, cette pratique assidue qui est attribuée à une grande majorité de saints n’est-elle pas l’expression même de l’importance que revêtait la Loi à leurs yeux ? « À celui qui met en pratique ce qu’il sait, Dieu enseignera ce qu’il ignore. » Ce hadîth et d’autres semblables nous montrent à l’évidence que Loi et Voie ne sont que les deux facettes d’une même pièce et que la possession de l’une ne va pas sans celle de l’autre.

L’islam et ses fondements

Le choix des textes que nous avons traduits n’est pas anodin, l’objectif étant de montrer comment des gestes relativement familiers aux musulmans peuvent parfois revêtir une signification que l’on ne soupçonnerait même pas. Néanmoins, leur lecture présuppose un minimum de connaissances doctrinales de la part du lecteur.

Ultime religion monothéiste, l’islam se présente comme une restitution du monothéisme abrahamique. Le Prophète est du reste le descendant d’Abraham par la chair et selon l’esprit. C’est pourquoi le premier « pilier » de la religion islamique, la profession de foi, consiste à reconnaître à la fois l’Unicité divine (« Il n’est de divinité que Dieu ») et la mission du Prophète (« Muhammad est l’Envoyé de Dieu »).

Une fois cette réalité attestée, le croyant se trouve dans l’obligation de mettre en pratique un certain nombre de rites dont les uns présentent un caractère nettement cultuel (ce sont les ‘ibadât, « adorations »), tandis que d’autres ont une vocation sociale (mu’âmalât, « pratiques, relations sociales »).

Les rites cultuels fondamentaux sont : la prière (çalât), considérée comme l’élément essentiel de la pratique religieuse puisque permettant d’établir un lien entre le serviteur et Dieu ; l’aumône légale (zakât), qui consiste à prélever un pourcentage minime sur des biens thésaurisés ; le jeûne (çawm) du mois de Ramadan, qui marque en général l’esprit des non-musulmans, et le pèlerinage (hajj) à La Mecque, que l’on doit accomplir au moins une fois dans sa vie, à condition toutefois d’en avoir les moyens financiers. Ajoutés à la profession de foi (shahâda), ces quatre derniers constituent ce que l’on a appelé, sur la base d’une parole (hadîth) du Prophète, les cinq piliers de l’islam. Les quatre derniers « piliers » illustrent cette soumission à la volonté divine exprimée par la profession de foi. Bien entendu, l’islam ne se réduit pas à ses « cinq piliers » mais ceux-ci n’en constituent pas moins l’aspect fondamental de cette religion sous son aspect dévotionnel.

Qui dit rites, dit gestes, paroles, symboles, dont on fait usage dans un premier temps sans en avoir pour autant une compréhension immédiate ni approfondie. Ce n’est qu’avec l’étude sous la férule de professeurs attentifs que la portée de ces rites revêt progressivement une signification parfois surprenante mais jamais indifférente. Sans compter les différentes inspirations des çâlihîn (« gens pieux ») auxquels Dieu fait la grâce de révéler telle ou telle signification d’un rite déterminé sans que leurs explications n’aient de prétention à l’exhaustivité.

Dans les Futuhât, l’étude des rites se situe dans la section intitulée « Les Connaissances » (al-Ma‘ârif), section qui se situe au début de l’ouvrage. Mais l’étude de sa constitution n’entre pas dans notre propos ; ainsi que nous l’avons déjà dit, d’autres l’ont fait avant nous et sans doute beaucoup mieux que nous ne saurions le faire. Ce qui nous importe, c’est simplement de montrer que des considérations rituelles peuvent revêtir une signification beaucoup plus profonde que ce que les apparences pourraient suggérer. Et, par ailleurs, que, pour Ibn ‘Arabî comme pour les tenants du soufisme authentique en général, la Loi est le fondement et, d’une certaine façon, l’aboutissement de la Voie.

Pour Ibn ‘Arabî, en effet, non seulement la lettre ne tue pas, mais, en réalité, elle vivifie. Ainsi, dans un hadîth célèbre, le Prophète enseigne que la prière accomplie après usage du siwâk par le sage est supérieure de vingt-sept fois à celle qui est accomplie sans siwâk (7). Se référant encore une fois à la littéralité du texte, le shaykh se sert du mot siwâk, qui signifie aussi « un autre Toi », pour conclure que la prière qui n’est accomplie qu’avec Toi est supérieure à celle qui est accomplie avec un autre que Toi, ce qui est tout à fait rigoureux sur la plan linguistique et totalement inattendu par ailleurs. Qu’on ne s’y trompe pas cependant : il ne s’agit pas là de simples « jeux de mots » mais bien de la mise en place d’une grille de lecture qui, une fois placée en surimposition, permet de découvrir ce qui s’y trouvait déjà tout en étant dérobé aux regards.

En conclusion, nous tiendrons à souligner, quitte à nous répéter, le fait qu’il n’y a pas d’itinéraire spirituel sans respect de la Loi, ni sans une pratique assidue de certains rites fondamentaux. Il suffit pour s’en convaincre de se remettre en mémoire les exercices spirituels auxquels se sont adonnés une grande majorité de saints. Ibn ‘Arabî lui-même n’a-t-il pas fait le vœu, dès son plus jeune âge, de ne plus rien posséder par devers lui, exception faite d’un habit pour se vêtir et de sa nourriture quotidienne, à l’instar d’un des grands compagnons du Prophète, en l’occurrence Abû Dharr al-Ghifârî, dont la piété proverbiale indisposait parfois les compagnons eux-mêmes ?

Il est un verset dont Ibn ‘Arabî fait un usage fréquent afin de démontrer que l’équilibre entre Loi et Voie est nécessaire en vue de cerner l’ensemble des théophanies : Un rempart doté d’une porte sera dressé entre eux ; son enceinte abritera la Miséricorde tandis qu’en face, à l’extérieur, se déroulera le châtiment (8). Ces deux aspects que sont la Rigueur et la Miséricorde constituent une des dualités fondamentales permettant de manifester l’impact des Noms divins sur la création. Le saint accompli ne doit négliger aucune de ces manifestations puisque toutes, y compris celles qui peuvent paraître « blâmables » du point de vue des créatures, incluent un secret divin à la mesure de leur capacité à refléter Sa lumière. Le sage se tient donc sur le « rempart » d’où il domine l’ensemble de ces théophanies. Il ne s’arrête jamais sur aucune d’entre elles en particulier. Il sait, en effet, que la manifestation divine n’a pas de fin et perçoit la présence divine à travers toutes les lois et les voies tracées par les prophètes, fussent-elles caduques. Mais il faut bien insister sur le fait qu’une telle perception n’a jamais été obtenue sans effort et qu’elle a toujours été l’apanage d’une petite minorité. En outre, cette minorité respecte avec le plus grand scrupule les règles et les convenances qui leur ont permis d’accéder à la connaissance suprême.

Comme le disait Junayd, à qui l’on demandait s’il récitait toujours son wird (9) : « Et comment pourrais-je négliger aujourd’hui ce qui m’a permis d’en arriver où je suis ? »

(1) L’abréviation « H » indique que la date se rapporte au calendrier hégirien ou musulman.

(2)  Sur cet ouvrage, on se reportera au collectif dirigé par M. Chodkiewicz, Les Illuminations de La Mecque, Le Seuil, Paris,

(3) Un océan sans rivages, Le Seuil, 1992.

(4) Pour ceux qui voudraient des précisions biographiques, il suffira de se reporter à l’ouvrage de Claude Addas, Ibn ‘Arabî ou la quête du soufre rouge, Gallimard, Paris, 1989.

(5) Ne serait-ce qu’à ce titre, le trajet d’Ibn ‘Arabî constitue un mystère ; imaginons simplement le temps qu’il faudrait à un lettré pour recopier un ouvrage d’environ quatre mille pages rédigé en une écriture relativement serrée. Sans compter le fait que des ouvrages tels que son exégèse coranique (qui dut sans doute être beaucoup plus volumineux que les Futûhât elles-mêmes) ont été perdus. Où donc le shaykh a-t-il trouvé le temps nécessaire pour composer tous ces textes alors que ses déplacements et sa disponibilité vis-à-vis de son entourage ont dû l’occuper plus que de raisonnable ? Nous ne voulons pas entrer ici dans les débats des spécialistes autour des fonctions qu’il a pu revendiquer. Ce que nous entendons simplement montrer, c’est que, quel soit l’angle sous lequel on envisage la question, Ibn ‘Arabî constitue réellement une personnalité hors du commun, quoi qu’en pensent ses détracteurs.

(6) Cor. 42, 11

(7) Sorte de bâtonnet en bois qui servait en quelque sorte de « brosse à dents » à une époque où ce genre de précaution hygiénique était inexistant. La qualité du bois en usage à l’époque présente des propriétés antiseptiques remarquables.

(8) Cor. 57, 13.

(9) Ensemble de litanies qui marque le rattachement à un maître et plus généralement l’entrée dans la Voie