Jamal Khashoggi, un journaliste comme les autres ?

L’affaire choque le monde entier : un journaliste tué dans sa propre ambassade, celle de l’Arabie Saoudite en Turquie. Si Ryad évoque un accident, peu sont prêts à se laisser convaincre par ces explications. Jamal Khashoggi a-t-il été tué pour ce qu’il représentait, un journaliste critique du pouvoir ? A-t-on voulu l’empêcher d’exercer son métier ou est-il en réalité bien plus qu’un journaliste pour le royaume ?

Pour comprendre pourquoi Jamal Khashoggi a été assassiné, il faut d’abord connaître son parcours. Qui était-il ? Le Saoudien s’était exilé aux Etats-Unis il y a un an, pour échapper à une vague d’arrestations d’opposants, et collaborait depuis au Washington Post. Dans ses chroniques, il n’hésitait pas à s’attaquer à la politique menée par le prince héritier Mohammed Ben Salmane – surnommé MBS -. Pourtant, par ses origines et par son parcours, son profil est bien plus complexe.

“C’est un journaliste proche des cercles du pouvoir, qui lui-même appartient à une famille qui a toujours été proche des cercles de pouvoir”, nous explique Agnès Levallois, spécialiste du Moyen-Orient. Le quinquagénaire est effectivement issu d’une grande famille de Djeddah, une ville portuaire du pays et très liée à la famille royale. “Son grand-père était le médecin personnel du grand-père de MBS, le roi Ibn Séoud”, avance Christine Ockrent, auteure de Le Prince mystère de l’Arabie (éd. Robert Laffont) dans les colonnes du Point. Dans la famille, on compte également l’homme d’affaires Adman Khashoggi, rendu multi-milliardaire au début des années 80 grâce aux ventes d’armes.

Un proche de l’islam politique des Frères musulmans

Jamal Khashoggi ne doit cependant pas tout à sa famille, il a toujours su se rapprocher des hommes de pouvoir. A la fin des années 70, il soutient la résistance afghane contre les Soviétiques, tout comme le pouvoir saoudien de l’époque et la CIA. Il  se rend lui-même en Afghanistan où il s’affiche aux côtés … d’Oussama ben Laden, un autre jeune Saoudien originaire de Djeddah. Une photo polémique, sur laquelle on le voit arme à la main et réalisée à ce moment-là lui vaudra pendant longtemps des critiques, quand bien même  il s’est toujours défendu d’avoir combattu.

La proximité avec celui qui deviendra le terroriste le plus recherché du monde est, elle, bien réelle. C’est lui qui aidera le journaliste Robert Fisk à interviewer Ben Laden. C’est encore lui à qui la famille royale saoudienne fera appel pour tenter de raisonner le “résistant” devenu “terroriste” et qui s’apprête à mener des attentats avec les Talibans. Jamal Khashoggi échouera cependant dans cette tentative.

Quand Ben Ladden est tué par les forces américaines en 2011, le Saoudien réagit sur Twitter : “Je me suis effondré en larmes pour toi, il y a bien longtemps, Abu Abdullah (le surnom de ben Laden, ndlr). Tu étais magnifique et brave dans les beaux jours de l’Afghanistan, avant que tu ne succombes à la haine et à la passion.’

Jamal Khashoggi s’est donc rapidement éloigné des positions de son ancien ami et a préféré se rapprocher des Frères musulmans, pendant longtemps très présents dans l’appareillage politique et économique saoudien mais considéré dorénavant et depuis 2004 comme terroriste.

Un proche des dirigeants de Riayd et de … MBS

Si la famille royale fait a fait confiance à Jamal Khashoggi pour le laisser négocier avec Ben Ladden, ce n’est pas uniquement pour ses liens familiaux, l’homme s’est rapidement fait des amis haut placés dans le régime. Parmi eux : le prince Turki al-Faycal, un temps directeur du service de renseignement, pour qui il travaillera à Ryad, à Londres puis à Washington.

Ses rapports avec le pouvoir sont également renforcés par son amitié avec le prince  Al-Walid ben Talal. Ses liens ambigus avec le pouvoir ne s’arrêtent pas là : le Saoudien s’est même montré proche de MBS, en qui il a vu un temps un possible réformateur.

Un défenseur de la liberté de la presse et des droits de l’homme

L’initié de la famille royale est également journaliste, dans un pays peu reconnu pour sa liberté de la presse. “Il n’y a pas vraiment de presse d’opposition dans le royaume saoudien”, souligne d’ailleurs Agnès Levallois. Cela ne l’empêche pas d’évoluer dans ce milieu jusqu’à prendre la direction du journal national El Watan à deux reprises, en 2003 puis 2007. Pourtant d’années en années, il prend quelques libertés, vite contrecarrées par le régime.

Son ami, le milliardaire Al-Walid Ben Talal lui confie ainsi en 2015 la direction d’une chaîne de télévision qui tente de contourner la censure du pouvoir en basant son antenne au Bahreïn. Cela ne suffit pas, Al Arab ne verra jamais le jour. Il perd également plusieurs fois son emploi dans différents journaux pour s’être montré trop progressiste et en décembre 2016, il se voit interdit d’exercer son métier, selon The Independant.

Aux États-Unis où il s’est exilé, il se montre encore plus véhément, dans les colonnes du Washington Post mais aussi dans les médias internationaux dans lesquels il collabore. Le 6 mars, il signe ainsi dans le quotidien britannique The Guardian un éditorial cosigné avec Robert Lacey où il affirme : “Pour son programme de réformes intérieures, le prince héritier mérite des éloges. Mais ce jeune et impétueux innovateur n’a ni encouragé ni permis le moindre débat en Arabie saoudite sur la nature de ses nombreux changements”. “MBS” “semble faire bouger le pays d’un extrémisme religieux d’une autre époque vers son propre extrémisme ‘Vous devez accepter mes réformes’, sans aucune consultation et avec des arrestations et des disparitions de ses détracteurs. Son programme ignore-t-il la plus importante des réformes, la démocratie?”, demande-t-il.

Un traître aux yeux de MBS

“C’est un observateur qui avait fondé beaucoup d’espoirs, comme d’autres Saoudiens, dans le fait que les réformes prônées par MBS étaient positives et il s’est rendu compte au fil du temps que c’était un régime autoritaire qui se mettait en place”, analyse Agnès Levallois. Et c’est bien cette évolution – plus que son statut de journaliste – qui a causé sa mort.

“MBS ne peut pas supporter que quelqu’un du sérail critique le système”, nous explique l’ancienne responsable du bureau monde arabe et persan à la Délégation aux affaires stratégiques au ministère de la défense. “À ce titre il est considéré par MBS comme un traître. Et les traîtres, il les élimine.” Pour preuve, elle compare la situation d’autres opposants au régime : “Les Saoudiens n’ont pas tué tous les opposants. Raif Badaoui, un défenseur des droits de l’Homme, est en prison mais on ne va pas le liquider pour autant.”

Jamal Khashoggi ne serait pas le seul issu “du système” à émettre des réserves, la grogne monte chez les princes. “L’Arabie Saoudite jusque là fonctionnait par consensus, c’est-à-dire que les princes qui sont aux affaires et qui dirigent se mettaient d’accord sur les grandes lignes de la politique à mener, que ce soit de la politique intérieure ou internationale. Mais avec MBS, on revient à un système plus autoritaire avec une seule personne qui prend les décisions”, nous explique la spécialiste du Moyen Orient. “La rupture est vraiment là.”

Un symbole de l’autoritarisme de MBS

L’assassinat du journaliste n’est d’ailleurs qu’une expression de cette dérive autoritaire. “Le cas Kashoggi est emblématique parce que le journaliste travaillait pour un média américain mais ce que MBS a déjà fait par le passé, ce n’est pas forcément mieux”, souligne Agnès Levallois. “Quand il convoque le Premier ministre libanais chez lui pour en faire ce qu’il en a fait, ce n’est pas terrible (Saad Hariri avait annoncé en novembre 2017 sa démission depuis Ryad où pour de nombreux observateurs, il était détenu de force, ndlr). Idem, quand il excuse l’ambassadeur du Canada (le diplomate a été expulsé cet été après qu’Ottawa a critiqué la répression saoudienne à l’encontre notamment des défenseurs des droits de l’homme, ndlr)

L’affaire Khashoggi pourrait-elle changer la donne ? Les dérives autoritaires mises à nues vont-elle tomber au profit d’un rétablissement de contre-pouvoirs ? Pas sûr, reconnait Agnès Levallois. Car les enjeux économiques ont malheureusement souvent plus de poids que les enjeux démocratiques. “Les Américains n’iront pas au-delà de manifester un certain mécontentement”, estime-t-elle. “Est-ce que nous Européens, on va faire un peu plus ? Je n’en suis pas certaine, je ne crois pas à une rupture avec l’Arabie.”

Si changement il y a, cela devrait venir de l’intérieur, du roi Salmane lui-même. Ce dernier a reconnu que le journaliste était bien mort dans l’enceinte de l’ambassade et 20 personnes dont des proches du prince héritier ont été arrêtés. Pour autant, “le roi continue à couvrir son fils puisqu’il l’a chargé de faire une refonte des services de sécurité – on dit que ce sont ces services qui sont allés au-delà de ce qu’ils auraient dû faire. Est-ce que ça va être durable ou est-ce que le roi va lui enlever quelques un de ses attributs sous la pression des princes ? C’est ce qu’il faut suivre dans les jours à venir.”

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