LA BANQUE DU HADJ DE MALAISIE

 

Une institution symbolise l’investissement notoire de la Malaisie dans le domaine de l’économie islamique – au sens large – tant son exemple est révélateur d’éléments saillants quant à ses modalités ; c’est le Lembaga Tabung Haji (LTH) ou Haj Pilgrims Fund Board, couramment dénommé le Tabung Haji. Il permet aux fidèles de capitaliser de l’argent pour effectuer plus rapidement qu’à titre personnel le pèlerinage à La Mecque, le cinquième pilier de l’islam sunnite. Il a aussi vocation à aider à la réalisation de l’umrah, un pèlerinage court en Terre Sainte. Cette forme de caisse d’épargne solidaire à vocation religieuse existe dans la quasi-totalité du monde musulman, mais celle créée en Malaisie n’a plus rien à voir avec les modestes structures coopératives de ses homologues. En effet, l’organisme est devenu un des plus importants fonds de placements du pays, dont les prestations relatives au hadj ne représentent dorénavant qu’une partie secondaire de ses activités en termes financiers.

La création du Tabung Haji fut proposée à la fin des années 1950 par l’économiste malais Ungku Aziz (Metzger, 1996), alors conseiller influent du gouvernement, pour répondre à deux objectifs distincts. Il s’agissait d’offrir aux croyants locaux aisés une possibilité d’investir leur épargne dans des placements charia-compatibles, mais surtout d’améliorer la situation financière des candidats au hadj. La plupart de ces derniers étaient confrontés à une grande précarité après leur retour de La Mecque car ils sacrifiaient une large part de leurs biens pour couvrir les frais du voyage. Une enquête effectuée à la demande des autorités avait explicité ce constat en montrant que beaucoup de pèlerins thésaurisaient une fraction de leurs revenus pour financer leur séjour en Arabie Saoudite, sans toutefois parvenir dans la majorité des cas à réunir la somme nécessaire à sa prise en charge. De plus, outre son caractère aléatoire, la capitalisation privative s’avérait être une solution peu satisfaisante pour l’intérêt général. Elle entravait en effet le développement de l’économie domestique en immobilisant hors des circuits d’investissement bancaires des flux monétaires conséquents. Afin de résoudre ce problème comportant de nombreux enjeux socioéconomiques, Ungku Aziz présenta en 1959 au gouvernement un rapport officiel sur l’amélioration de la situation des candidats nationaux au haj. Il suggérait en particulier l’instauration d’un établissement mutualiste de placements qui ne pratiquerait pas l’usure, tout en permettant d’offrir un rendement à l’argent économisé par les croyants pour réaliser leur voyage à La Mecque. Ce document, porté à la connaissance de plusieurs personnalités influentes du monde musulman, suscita rapidement un intérêt à la mesure de la dimension novatrice de sa principale proposition, apportant une caution de poids à sa crédibilité. En 1962, après une longue réflexion pour en définir les modalités pratiques, les autorités malaisiennes établirent une caisse d’épargne des futurs pèlerins (Perbadanan Wang Simpanan Bakal-Bakal Haji).

Outre sa vocation première d’organisme de gestion de placements effectués par les fidèles pour financer leur pèlerinage en Terre Sainte, le Tabung Haji se présente comme une caisse d’épargne classique, à ceci près qu’il opère un mode de rétribution de ses dépôts destiné à contourner l’obstacle de l’interdiction de l’usure. Bien que les rémunérations qu’il reverse à ses contractants soient en théorie fluctuantes – se trouvant annuellement définies selon une répartition équitable de ses excédents d’exploitation – il affiche souvent des taux de rendement moyen supérieurs à ceux garantis des établissements de capitalisation séculiers. Partiellement préservé des aléas conjoncturels de la spéculation boursière, en dépit de l’incertitude pesant potentiellement sur ses résultats, son modèle a fait la preuve d’une forme de stabilité, lui permettant progressivement d’acquérir la confiance des épargnants. Durant la crise monétaire asiatique de 1997, alors que de réelles menaces pesaient sur la viabilité du système bancaire domestique, l’organisme a par exemple été la seule institution financière importante du pays à afficher des bénéfices conséquents, renforçant encore davantage son attraction. Il a d’ailleurs enregistré cette même année l’adhésion de 254 881 épargnants supplémentaires (source : LTH). Ainsi, au-delà de l’efficience des campagnes publicitaires faisant sa promotion, le succès populaire durable rencontré par le Tabung Haji est principalement lié à ses performances en tant qu’outil de capitalisation. Lors de sa création effective en 1963, il comptait 1 281 épargnants. À la fin de l’année 1997, il revendiquait trois millions 205 885 clients particuliers et une capitalisation de 4,3 milliards de RM. Ces chiffres n’ont cessé de croître depuis et l’établissement vise aujourd’hui à moyen terme l’objectif de cinq millions de contractants, soit environ un musulman du pays sur trois (source : LTH). Corrélativement, son succès est aussi le fait du caractère sécurisé de ses placements puisque la puissance publique garantie a minima les dépôts effectués. En outre, l’organisme propose régulièrement de nouveaux produits d’épargne (plan de retraite, épargne salariale, etc.) et encourage largement l’ouverture de comptes de particuliers dans d’autres buts que le seul financement du haj afin de pérenniser la hausse constante du nombre de ses contractants. Il est également habilité à accueillir des fonds provenant d’entreprises, y compris d’autres établissements financiers. L’ensemble des capitaux mis à la disposition du Tabung Haji sont placés dans des produits satisfaisants aux normes religieuses. Pour garantir le respect de cette mission, un comité de surveillance – Majlis Penasihat Pelaburan ou Investment Consultative Council – rattaché à sa direction et composé de membres qualifiés certifie le caractère charia-compatible de ses activités courantes. L’organisme a recours à un large éventail de vecteurs d’intervention économique (bons et emprunts d’État, titres boursiers, participations directes) et investit à l’intérieur d’une variété de secteurs – souvent prioritaires pour les autorités – dans des proportions qui en font aujourd’hui un des principaux bailleurs de fonds nationaux. Outre une vérification préalable de leur conformité à son cahier des charges qualitatifs, les entreprises ou instruments financiers qui bénéficient de son implication sont soumis à un contrôle régulier de leur fonctionnement au regard des recommandations imposées par la foi. Grâce à sa forte profitabilité, ainsi qu’à l’importance sans cesse accrue de son rôle au sein de la sphère productive domestique, il a également élargi sa politique de développement par la création de plusieurs filiales commerciales, détenues entièrement ou majoritairement selon les cas, qui exercent en tant qu’opérateurs exécutifs dans des domaines tels que l’immobilier, l’agriculture de plantations ou encore le tourisme. Il est aussi l’actionnaire majoritaire de la Bank Islam.

 

Au regard du rôle d’acteur économique qu’il a acquis depuis son établissement, en particulier durant la seconde moitié des années 1980, il est assez aisé d’oublier que la vocation initiale du Tabung Haji est de faciliter et de prendre en charge l’organisation du pèlerinage à La Mecque des fidèles malaisiens, au-delà même de la question de son financement. Pourtant, dans ce domaine, il a progressivement développé un savoir-faire internationalement reconnu, qui lui a notamment valu d’être distingué à plusieurs reprises pour l’excellence de ses services. En assurant un rendement assez conséquent de l’épargne placée pour financer le haj, l’organisme accroît le potentiel des candidats éligibles à sa réalisation; et ce dernier est d’autant plus élevé que la prise en charge monopolistique du pèlerinage lui permet de dégager des économies d’échelle pour le proposer à un coût forfaitaire relativement bon marché. Ce cercle vertueux est donc rendu possible par le fait qu’il est le prestataire d’un service qu’il contribue lui-même, en amont comme en aval, à rendre plus accessible, mais aussi à populariser.

Le 8 août 1997, l’organisme a d’ailleurs été une des premières entreprises charia-compatibles à obtenir le certificat international de qualité MS ISO 9002, ce qui lui permit de communiquer sur sa capacité à rivaliser en termes de performance avec des entités capitalistes classiques. À l’image d’autres instruments de son secteur – comme les fonds issus de la zakat.