La ribâ, le prêt à intérêt et l’usure sont-ils “haram” selon le Coran et en Islam ?

S2.V.275 ; S3.V130 ; S30.39

Que l’on pense que les modalités bancaires actuelles sont moralement critiquables est une chose, mais que l’on affirme que le Coran condamne lesdites pratiques en est une autre. L’on serait de même en droit de se demander ce qu’il y a de moral dans le fait que les prêts islamiques coûtent plus cher à l’emprunteur que ceux consentis par les banques qualifiées de ribâwuy/usuraires.

En un monde où l’économie globalisée est entièrement fondée sur la circulation des capitaux financiers, les musulmans sont sans doute le seul peuple qui se condamne de principe au hors-jeu. Cela ne concerne bien évidemment pas son élite riche qui investit massivement dans ledit système financier, mais le croyant-citoyen ordinaire dont l’esprit entrepreneurial est systématiquement bridé par l’interdit frappant toute transaction à intérêt, car, dit-on : ribâ est haram. Cette incantation juridique fait régulièrement trembler les minbars et ruine parfois l’âme et le corps de contractants repentis. Les conseilleurs ne sont pas les payeurs, me direz-vous.

La question est donc régulièrement posée : est-ce que ribâ est haram ? La réponse coranique, et nous la partageons, est claire et univoque : « Dieu à interdit/ḥarrama la ribâ », S2.V275. Or, la question qui en toute logique devrait être posée est la suivante : « Que signifie le terme ribâ dans le Coran ? » Autrement dit : de quoi la ribâ interdite par le Coran est-elle le nom ?

  • Que dit l’Islam

Pour l’Islam, ribâ est directement interdite/haram par le Coran : « …Dieu a rendu licite la vente et illicite l’intérêt/ribâ »Cependant, comme l’indique ici la traduction standard,à l’heure actuelle le terme ribâ est pris pour synonyme d’intérêt ou de prêt à intérêt. En conséquence de quoi, notamment depuis les années 80, il est mené croisade contre le système bancaire et toute forme d’emprunt à intérêt ; et il n’y aurait rien d’autre à dire…

En l’occurrence, l’Islam n’a rien inventé et c’est sans doute là le maillon faible de l’ensemble de son propos quant à ribâ : avoir négligé ce que le Coran désignait par le terme ribâ en s’inspirant de trop de ses prédécesseurs. Du Code de Hammourabi, en passant par Aristote, la Thora, Rome et les Pères de l’Église, la question de l’intérêt du capital a été débattue, oscillant de l’interdiction totale du prêt à intérêt à sa relative permission et, de manière assez consensuelle, prônant l’interdiction de l’usure.

En sa démarche, l’Islam s’inscrit donc dans la logique des lois et des codes religieux qui l’ont précédé et auxquels il a emprunté. Aussi, à partir de cet emprunt interreligieux, les juristes musulmans vont-ils aboutir à une interdiction globale de toute transaction comportant une notion d’intérêt, notion elle aussi élargie et concernant alors aussi bien le numéraire que les matières premières.

Toutefois, cette position étant en opposition avec les besoins réels du développement économique de l’Empire musulman, les juristes durent élaborer des ruses juridiques/ḥiyal permettant de contourner par la loi ce que la loi interdit ! Mêmes causes, mêmes conséquences, les docteurs de la Loi actuels ont pu constater l’étranglement économique des musulmans. Aussi, bien que siégeant souvent (sans intérêt ?) aux conseils d’administration des banques dites islamiques, certains ont donc admis sous couvert de nécessité/ḍarûra la possibilité de contracter des prêts à intérêt par exemple pour l’accès au logement ou à un véhicule de travail.

Or, étant donné que les interdictions comme les affirmations coraniques ne sont pas sujettes à variations et aménagements, il est légitime de se demander si ce n’est pas le Droit musulman qui aurait donné de ribâ une définition intenable l’obligeant par suite à l’amender ou la moduler ; le Révélé est constant, le Droit adaptatif. Aussi, plus encore, devons-nous à nouveau nous demander ce qu’est ribâ pour le Coran.

  • Que dit le Coran

La problématique de ribâ dans le Coran est référée à trois passages coraniques : S30.V39 ; S3.V130 ; S2.V275-280. Plutôt que de suivre une hypothétique chronologie de révélation de ces versets, notre Analyse littérale procédera selon une approche logique du sujet.

1– Définition de ribâ

– Étymologiquement, le mot ribâ est dérivé de la racine rabâ dont le sens premier est augmenter, accroître, gonfler, grandir. À l’origine, ribâ signifie donc accroissement, surcroît, mais peut aussi désigner un simple prêt alors en tant que synonyme de ‘îna. Initialement donc, rien qui ne permette de le traduire directement par usure et encore moins par intérêt, voire pire : intérêt usuraire. Nous opterons donc momentanément pour la signification neutre : « prêt » assortie d’une notion de surcroît, d’accroissement, dont nous devrons préciser le sens à partir des informations coraniques.

– Fort heureusement, mais logiquement, la définition coranique de ribâ est abordée par le Coran à deux reprises. Le premier verset vise plus le fond que la forme :

« Tout ce que vous aurez consenti à titre de prêt/ribâ afin que cela s’accroisse/yarbuwa aux dépens des biens des gens ne s’accroîtra/yarbû pas auprès de Dieu ! Mais ce que vous aurez donné en aumône désirant la “Face” de Dieu… voilà ceux qui obtiendront le double. ».

Remarquons que textuellement il n’est pas indiqué en ce verset en quoi consiste précisément la ribâ, ceci sans doute du fait qu’à l’époque de la Révélation la chose était connue en tant que telle. Cependant, sa définition peut tout de même être déduite du segment antiparallèle : « mais ce que vous aurez donné en aumône/zakât[6] », lequel situe par opposition ribâ comme un don non établi à titre gratuit [désirant la “Face” de Dieu], mais consenti afin que « s’accroisse/yarbuwa» le capital du prêteur de par un profit malhonnête, c’est-à-dire « aux dépens des biens[8]  des gens ». Ce n’est donc pas le prêt en tant que tel qui est ici condamné, mais une pratique de « prêt » non équitable dite ribâ et dont le but avoué est de s’enrichir indûment, c’est-à-dire en spoliant l’emprunteur. Enfin, l’on note en mode subtil une indication complémentaire fournie par le segment final : « voilà ceux qui obtiendront le double » car, comme nous allons le constater au verset à suivre, la pratique dite ribâ dans le Coran consiste à doubler la dette à terme échu.

– Le deuxième verset mobilisé est le suivant, il concerne cette fois-ci la forme plus que le fond : « Ô croyants ! Ne consommez pas du prêt/ribâ, par doublements/aḍ‘âfan redoublés/muḍâ‘afa, et craignez Dieu ; puissiez-vous prospérer ! »Notre traduction est strictement littérale, elle rend exactement le premier terme aḍ‘âfan, qui est un pluriel, et désigne ce qui est porté au double, d’où : « doublements ». Le participe passé muḍâ‘afa signifie quant à lui doublés : « redoublés ». En fonction du verset précédent et des présentes indications, l’on en déduit que « le prêt/ribâ » est selon le Coran une pratique de prêt destinée à ce que « s’accroisse/yarbuwa » le capital du prêteur en exigeant par « doublements » successifs [redoublés] de la somme prêtée des remboursements excessifs. Ce principe de prêt, dit ribâ, fait effectivement doubler une ou plusieurs fois le capital prêté, mais un tel procédé ne peut qu’être « aux dépens des biens des gens », ce que le Coran condamne fermement.  Enfin, la notion de « doublements redoublés » laisse à penser que le doublement est répété dès lors que le premier remboursement du capital emprunté n’a pu être effectué à terme.

– Cette définition de ribâ selon le Coran lui-même est confirmée par des sources anciennes rapportées par Tabari et d’autres. En effet, il est parfaitement établi par l’Exégèse classique que le ribâ dont traite le Coran désigne ce que l’on nomme ribâ al–jâhiliya, c’est-à-dire le prêt tel que pratiqué par les Arabes de la période antéislamique. Il s’agissait précisément de prêter à terme une somme ou une quantité de marchandises et, dans le cas où l’emprunteur ne pouvait rembourser le prêt à l’échéance convenue, alors le prêteur reportait le remboursement à une autre échéance, mais en doublant la somme due. Comme l’analyse littérale des versets précédents l’a montré, le prêt/ribâ visé par le Coran correspond donc strictement au type de prêt dit ribâ al–jâhiliya.

Nous aurons donc répondu à la question centrale que nous avions posée : que signifie le terme ribâ dans le Coran, et il nous est donc possible à présent de traduire le terme-clef ribâ avec précision par prêt à doublements. Nous aurons constaté que la ribâ concerne uniquement le capital, porté au double si non remboursé dans les délais, il s’agit donc d’un doublement du capital, modalité sans aucun rapport avec le principe dit des intérêts.

De plus, l’on aura noté que lorsque le prêt était remboursé au premier terme échu, ni indemnités ni intérêts n’étaient exigibles, le remboursement était l’exact équivalent en valeur ou en nature du capital prêté. Paradoxe, le prêt dit ribâ al–jâhiliya est un prêt sans intérêts, ce qui indique une fois de plus que la question des intérêts n’est pas une problématique traitée par le Coran. L’ensemble des ces mécanismes spécifiques à la ribâ al–jâhiliya démontre donc qu’il est parfaitement inexact de traduire ribâ par prêt à intérêt ou, à défaut, par usure.

Enfin, signalons que nous avons évoqué selon quelles références interreligieuses et interculturelles le Droit islamique en vint à assimiler la ribâ/prêt à doublement du capital au prêt à intérêt et/ou à l’usure, n’ayant pas en cela suivi la définition coranique. Il n’y a donc pas à s’étonner de ce que la traduction standard traduise le terme ribâ par « usure » en S3.V130, « intérêt usuraire » et « intérêt » en S2.V275. Par ailleurs, c’est afin de pouvoir contourner la définition stricto sensu de la ribâ selon le Coran que l’exégèse juridique a créé d’autres types de ribâ. Citons ribâ ad–duyûn, ribâ an–nasî’a, ribâ al–faḍl, concepts tous présentés sans preuve réelle comme des variétés de ribâ al–jâhiliya, mais sans aucun doute extensions de sens au détriment de la définition donnée par le Coran. L’intention fut maximale puisque l’on voulut faire dire au Prophète que « L’usure comprend soixante-dix catégories… »

2–Interdiction de la ribâ

Si S3.V130 a permis de définir ce qu’était réellement la ribâ selon le Coran, il en formule aussi une interdiction : « ne consommez pas du prêt à doublements/ribâ ». Cependant, c’est en un autre passage coranique, le plus fréquemment cité, que l’interdiction de ribâ est exprimée avec fermeté et qu’en est détaillée la mise œuvre :

« Ceux qui consomment du prêt à doublements/ar–ribâ ne se lèveront que tel celui que le Shaytân aurait roué de coups ! Ceci du fait qu’ils affirmaient : En vérité, le négoce est comme le prêt à doublements/ar–ribâ. Mais Dieu a permis/aḥalla le négoce et interdit/ḥarrama le prêt à doublements/ar–ribâ ! Quant à celui à qui sera parvenue la mise en garde de son Seigneur et qui cessera, lui restera ce qu’il aura acquis précédemment, et son sort ne dépend que de Dieu. Quant à qui récidivera… ceux-là sont les Hôtes du Feu, ils y demeureront. Dieu ne fait pas prospérer le prêt à doublements/ar–ribâ, mais Il fait s’accroître les aumônes, Dieu n’aime point tout ingrat transgresseur ! »

L’interdiction est ici définitive puisqu’il est indiqué pour celui à qui est « parvenue la mise en garde » qu’il lui sera possible de conserver malgré tous les bénéfices antérieurement engrangés, « ce qu’il aura acquis précédemment », en pratiquant « le prêt à doublements/ar–ribâ ». Les vs278-280 envisagent aussi l’arrêt immédiat de la ribâ/prêt à doublements ainsi que la conduite à tenir en cas d’opération en cours. Nous signalerons que le verbe employé est ḥarrama, verbe dont nous avons démontré que, lorsqu’il était donné par le Coran un argumentaire justifiant la raison de l’interdiction, il signifiait interdire moralement et non pas “rendre haram” au sens où l’Islam l’entend. Autre caractéristique des interdits moraux ou commandements moraux dans le Coran : ils n’admettent aucune exception et aucun cas de nécessité. Le Droit islamique est donc là encore en contradiction avec le Coran lorsque, comme nous l’avons mentionné, il autorise ribâ en certains cas de nécessité/ḍarûra ou propose à défaut des ruses juridiques/ḥiyal.

Ceci étant rappelé, la raison de cette interdiction a été donnée en S30.V39 précédemment envisagé : « afin que cela s’accroisse aux dépens des biens des gens ». Sachant que faire un prêt de type ribâ consiste à accroître le capital prêté par « doublements redoublés [c.-à-d. successifs] », lorsque l’emprunteur connaît des difficultés de remboursement l’on comprend aisément qu’une pareille pratique ne pouvait que conduire à la ruine de l’emprunteur gêné et procurer des biens injustement acquis au prêteur. Quand on connaît la précarité économique de l’Arabie ancienne et ses mœurs, la situation de l’emprunteur pouvait devenir dramatique au point que certains se vendaient eux-mêmes comme esclave au prêteur afin de rembourser leur dette.

Par ailleurs, l’on observera qu’à deux reprises le Coran met en comparaison le prêt à doublements/ar–ribâ, qu’il condamne, et le don : « ce que vous aurez donné en aumône », S30.V39 et « Il fait s’accroître les aumônes », S2.V275. L’on note donc que le Coran ne propose pas un autre système de prêt qu’il considérait permis en opposition à ribâ qu’il interdit. L’aumône n’est pas un prêt, elle ne fait pas partie des transactions économiques. Autrement dit, le Coran n’indique pas quels systèmes de prêt seraient recommandés à la place de ribâ, comme le prêt sans intérêt ou autres montages financiers. La mise en comparaison de l’« aumône », le don désintéressé par excellence, a ainsi pour seul but de mettre en avant l’immoralité du prêt à doublements/ribâ pratiqué en ces temps-là par les Arabes. Cela signifie que la condamnation de ribâ repose sur des arguments moraux : « aux dépens des biens des gens  », c’est-à-dire ne pas spolier les biens d’autrui, et non sur approche financière du sujet.

L’on en déduit donc directement que tout type de prêt est possible à condition de rester dans des limites morales convenables. En soi, apparaît ici indirectement la notion d’usure puisque cette dernière est considérée par définition comme le dépassement abusif, immoral, des taux d’intérêt usuels. Cependant, nous le répétons, le rapport à l’usure est ici indirect et la notion d’usure ne peut traduire ribâ. De plus, si l’on se place du point de vue de la logique exégétique en cours, à bien la considérer l’idée d’usure amène un curieux paradoxe puisque condamner l’usure revient à admettre qu’un taux d’intérêt modéré serait valide, ce qui est de fait le contraire de l’objectif de ceux qui veulent interdire la pratique du prêt à intérêt… et de l’usure ! Bien évidemment, comme nous l’avons signalé précédemment, rendre ribâ par « intérêt usuraire » surajoute de la confusion à la contradiction.

Ce que le Coran a donc uniquement et expressément interdit est « le prêt à doublements/ar–ribâ », opération dont nous avons montré par plusieurs voies que sa nature transactionnelle et ses conséquences sont sans commun rapport avec ce que l’on nomme les prêts à intérêt. Ainsi, tout l’argumentaire développé par les banques dites islamiques est hors sujet. En effet, ces “prêteurs dits halal” affirment entre autres que l’argent ne peut produire de l’argent ou que tout gain nécessite un travail ou un risque d’investissement. Outre que tout cela est sans lien avec ce que le Coran a interdit, il est à noter que de tels arguments ont été empruntés aux anciens juristes musulmans qui, eux-mêmes, les avaient repris aux canonistes chrétiens, lesquels les avaient empruntés à Aristote qui s’était inspiré des débats de l’administration babylonienne !

De même, cette ancienneté juridico-religieuse quant aux débats relatifs aux prêts à intérêt implique qu’il n’est nullement possible de penser que le Coran aurait omis de traiter le cas du prêt à intérêt. Ce raisonnement admettrait que l’on puisse supposer que le Coran oublierait de traiter une partie du sujet, mais qu’il envisagerait que nos doctes juristes passés et actuels soient dans l’obligation de le faire à sa place. Loin de nous une telle hérésie ! Bien au contraire, nous considérons sainement en la matière que lorsque le Coran aborde un sujet il le fait de manière complète et suffisante ! Aussi, selon le Droit islamique lui-même, tout ce qui n’est pas interdit est permis ou, selon la formulation malikite : « le statut par défaut de tout chose est la licéité/le halal ».

De plus, l’on peut constater qu’après avoir consacré sept versets à l’interdiction de la ribâ, le Coran envisage immédiatement le cas des dettes à terme échu, S2.V282-283. Or, la seule chose que recommande ce long passage quant à la dette ne concerne pas ses modalités financières, intérêts ou autres procédés, mais seulement sa garantie par la mise par écrit. Donc, étant extensivement intervenu sur la question des prêts et des dettes, le Coran au final ne donne que deux consignes : 1- Interdiction de la pratique des Arabes : le prêt à doublements/ar–ribâ ; 2- Recommandation expresse de mettre par écrit toute dette à terme échu.

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