L’art des mots peut influencer une nation

De tous temps, et dans chaque grande civilisation, la maîtrise et le maintien du pouvoir par l’élite a contraint cette dernière à rechercher les moyens de parvenir à ses fins. Dans le royaume de l’utilitarisme politique la Parole est reine.

Les Sophistes du Vème siècle av. J. C. l’avaient bien compris, qui par les mots étaient passés maîtres dans l’art de persuader et convaincre de tout et son contraire. En effet, si l’être humain est un être de raison grâce à laquelle il lui est possible d’accéder au Vrai, ce n’est pas sans compter sur ce qui fait certainement son côté le plus « humain »: ses passions.

Ayant tendance à déformer le prisme de la vérité pour son propre intérêt, la passion peut amener à voir ce qui n’est que vraisemblable ou probable avec le visage du Vrai. Grâce à cette arme puissante et redoutable, les Sophistes, véritables professionnels de la parole, prétendaient être capables de soutenir aussi bien le vrai que le faux; de rendre faible la cause forte en fonction des circonstances.

C’est d’ailleurs pour les contrer que Socrate, avec sa méthode philosophique ( la maïeutique), ouvre la période classique de la philosophie grecque. Son principal objectif était alors l’accès à l’essence même des choses permettant une vraie connaissance de celles-ci, afin de ne plus tomber dans le piège des illusions déguisées en vérité absolue.

De ce qui vient d’être évoqué, on en déduit aisément qu’il n’a pas fallu très longtemps pour que l’art oratoire, et avec lui la puissance des mots, devienne un outil politique efficace. Les grands orateurs latins, tel que Cicéron, en sont l’incarnation; bien qu’avec eux se soit aussi ouverte une longue période de réflexion sur l’utilisation plus ou moins morale de la rhétorique et de l’éloquence .

Le Moyen-Age des doctes religieux suspendra momentanément le débat en imposant leur discours scolastique au style austère. Effectivement, il s’agissait pour l’élite religieuse d’accéder à la véritable connaissance de Dieu par la logique, sans se laisser tenter par l’ornementation de la parole, dangereux « maquillage » propre à exciter les passions, donc à dévier de la vérité.

L’émergence de l’humanisme à la Renaissance et la redécouverte d’auteurs et de textes antiques ayant traité du sujet de l’art oratoire ranime le goût des érudits pour la rhétorique et l’éloquence, et les amène à s’interroger sur sa fonction de transmission de la culture: chercher à plaire à son public rend à la fois plus facile et plus efficace l’enseignement de cette dernière.

La Rome des Papes, en manque d’unité, et dont l’autorité se faisait moins évidente sur les monarchies européennes, tira évidemment avantage de cette réforme de la rhétorique. Elle fit de l’art du « bien-dire » dans un latin épuré le symbole de sa majesté sous-entendant par là ce qu’elle, et la tradition italienne, avaient de plus pures et de supérieures sur le reste de l’érudition humaniste européenne. La polémique et les querelles s’accentuèrent alors, entre éloquence sacrée à l’usage des prédicateurs, et éloquence profane dont les défenseurs mettaient en garde contre une déviation d’un art oratoire qui ne chercherait plus à plaire pour enseigner et montrer la vérité, mais qui chercherait à plaire, à faire du « Beau », pour montrer à l’élite religieuse sa soumission envers elle et s’en attirer les grâces. Les débats créèrent des « clans » dont chacun défendait son idée du meilleur style oratoire. A chaque style son école, en Espagne, en Italie surtout.

Le Saint-Siège romain finit par donnait la primauté à celle d’un groupe catholique nommé les jésuites. Ces derniers mirent au point une pédagogie pratiquée dans les différents Collèges qu’ils ouvrirent dans toute l’Europe, et destinés à former aussi bien des religieux que des laïcs, qui eux-même finiront par agir sur les peuples en employant les outils rhétoriques de leurs maîtres, rendant un service non négligeable à la domination romaine, à celle des souverains spirituels et (surtout?…) temporels du Saint-Siège.

Ce qu’il faut bien comprendre, c’est qu’à cette époque (celle de la Renaissance), l’élite qui avait dominé jusque là grâce à l’utilisation plus ou moins politique de la religion, était en perte de vitesse. Lorsqu’ils mesurèrent l’importance de tout un tas de ressources de la parole mis de côté par les Pères de l’Église et négligé par des siècles d’oubli, ils ne mirent pas longtemps à tourner la situation en leur faveur. Leur souci de s’efforcer à détenir le monopole de l’éducation de l’art oratoire dans les différentes institutions par eux fondées montre à quel point les élites ont conscience, encore aujourd’hui, de l’enjeu que représente la maîtrise du langage dans toute entreprise visant à mettre en avant une vision du monde, un système de valeurs.

Cela fut tellement bien perçu par les érudits des XVI et XVIIe siècles, profanes ou non, qu’ils utilisèrent les mêmes armes que leur « dominant » afin de s’émanciper de la tutelle romaine par la mise en avant du caractère national. C’est le cas du cardinal Richelieu qui fit de la langue française une langue éloquente et, à travers elle, assura la prédominance de la culture française classique: en employant les mêmes causes rhétoriques que ses patrons italiques il en obtint les mêmes effets.

Cependant, une remarque reste à faire. Tous ces débats, toutes les divergences qu’il y a pu avoir au sujet de la rhétorique et de l’éloquence supposaient un accès au savoir qui ne fut réservé qu’à une minorité. Cela est largement visible chez les humanistes de la Renaissance qui avaient fait de la lettre leur mode d’expression et leur moyen d’échange d’idées privilégié. Tout se déroulait donc en interne, autant l’approche de la culture que sa « fabrication ».Or , lorsque l’on prend conscience des possibilités de l’action par les mots, prise de conscience qui passe par l’instruction, on prend garde bien évidemment à ne pas laisser ce privilège entre les mains de tout le monde. Quiconque goûte aux secrets de l’influence sur autrui par le « parler » se révèle alors être un ennemi inquiétant. Rien d’étonnant, donc, à ce que l’école ne fut réservée auparavant qu’ à un nombre restreint de jeunes gens privilégiés socialement: la progéniture de l’élite, future classe dirigeante, future élite. Et lorsque l’instruction fut permise aux plus grands nombre grâce à la gratuité à la fin du XIXe siècle en France, me direz-vous? Oui, mais c’est sans oublier que cette époque correspond aussi à l’abandon par le ministère de l’Instruction Nationale de l’enseignement au lycée de la…rhétorique.
Rien d’étonnant, donc, à ce que, actuellement, le système des filières- « à la française »- de l’Éducation Nationale ne mette pas sur un même pied d’égalité un jeune banlieusard de Seine- Saint- Denis et les enfants de la bourgeoisie parisienne. Classique et pitoyable principe d’auto-reproduction…

Pourtant, n’oublions pas, au regard de ce qui vient d’être expliqué précédemment, la raison pour laquelle il apparaît clairement qu’ Allah fit de la prédication (da’awa) l’outil majeur des Prophètes pour la propagation de la foi et de la guidée. C’est justement parce qu’ils employaient la même « méthode » que les différentes élites de leurs époques respectives qu’ils finissaient par être combattus par celles-ci. Or, quelle différence y a t-il entre ceux-là et ceux-ci? Par leur pouvoir, les classes dirigeantes accèdent à un niveau de richesse et à un échelon social qui les coupent de la majorité, du peuple. Les Prophètes furent de condition modeste ou vivaient tel quel, et leur mission de prédication n’ayant pas d’autre but que la guidée des cœurs et la satisfaction divine, ce désintéressement ne les coupa pas du plus grand nombre.

Or, la da’awa est inhérente à notre religion, l’Islam. Celle-ci étant la dernière révélée, elle fait de chacun de ses membres, hommes et femmes, des prêcheurs disposant des mêmes ressources, des mêmes « outils », que ceux qui la combattent, et cela sans avoir eu à disposer du privilège de la naissance; et cela malgré un système qui prend soin, sous l’apparence d’une éducation de qualité, de fermer aux plus grand nombre l’accès à ce qui pourrait lui permettre de revendiquer ou de dire non…

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