Liban : un soulèvement au parfum de « révolution »

Par Roger et René Naba, co-auteurs de l’ouvrage «Liban: Chroniques d’un pays en sursis» Editions du Cygne – 2008

UN RAPIDE COUP D’ŒIL SUR LES MOUVEMENTS POPULAIRES DU LIBAN CONTEMPORAIN DONNERA À SAISIR LA NOUVEAUTÉ DU SOULÈVEMENT DE 2019.

Le Liban a connu 2 espèces de hirâq cha‘bi: les «en interne» qui portent sur les conditions de vie (cherté de la vie, salaires, ordures, etc.) et les «en externe» qui portent, eux, sur sa politique étrangère (pro-français/anti, pro-nassérisme/anti, pro-résistance palestinienne/anti, etc.).

Seuls les deuxièmes parce qu’ils remettaient en jeu l’identité du Liban se sont engendrés en crise de régime pendant que les premiers se résorbaient facilement. Or c’est la 1ère fois qu’un soulèvement «en interne» donne lieu à une crise de régime qui, en outre, s’inscrit dans la durée.

LES INSURGÉS

Nous donnons à ce mot son sens à minima: action de se révolter, de contester non seulement les autorités, mais tout le système confessionnel, sans recourir à la violence. Les insurgés donc s’essaient à la politique – et c’est une première – hors cadre des confessions. Ils ne font pas encore peuple au sens moderne et révolutionnaire, mais ne se constituent plus en sujets passifs et confessionnalisés. Ils sont dans un entre-deux, l’avenir seul dira ce qu’il adviendra de leur destin.

LA CLASSE POLITIQUE

La classe politique est une machine seulement orientée vers sa propre reproduction dans les affaires et non vers la résolution de problèmes. Elle n’a toujours pas pris la mesure du divorce qui la sépare de «ses administrés» qu’elle continue d’ailleurs à traiter comme tels.

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Des obstacles cognitifs expliquent l’élaboration de ses réponses qui s’avèrent être systématiquement en décalage avec la réalité inédite portée par les «insurgés»: ses réponses sont inadaptées en ce qu’elles proviennent de ce qui est en train de mourir pour interpréter la nouvelle donne.

EN CE QUI CONCERNE L’HYPOTHÈSE D’UNE INTERVENTION ÉTRANGÈRE.

Il parait impropre de faire usage du terme intervention étrangère, au sens stricto sensu, à l’exemple de l’OTAN en Libye, du déferlement des groupements terroristes islamistes en Syrie, de l’agression pétromonarchique, voire même de l’invasion américaine de l’Irak. Non pas tant par manque de désir d’intervenir des puissances régionales et étrangères dans cet «état-tampon», mais par manque de relais. Les intervenants potentiels paraissent à la recherche d’éventuels interlocuteurs crédibles, alors que le soulèvement n’a toujours pas de leaders reconnus.

L’explosion populaire qui a secoué le Liban en Octobre 2019 a révélé tout à la fois le degré de corruption et d’incompétence de ses élites dirigeantes, en même temps que la précarité de sa population du fait d’une gestion de son économie par une oligarchie d’état; la vulnérabilité politique d’un pays soumis à une tutelle de fait des pays Occidentaux; enfin, dernier et non le moindre des facteurs,  l’effet pernicieux de son système constitutionnel, régit par un pacte non écrit institutionnalisant le confessionalisme, c’est-à-dire la répartition des charges publiques au plus haut niveau de l’état sur une base religieuse.

La réponse des libanais à la feuille de route de sortie de crise proposée par Saad Hariri, le chef du gouvernement, un factotum des desiderata occidentales et pétro-monarchiques, a été sans équivoque. Une foule d’une ampleur jamais vue a déferlé vers le siège de la Banque du Liban, le symbole de l’oligarchie bancaire libanaise. Une première qui pourrait constituer un tournant décisif dans le mouvement citoyen et l’avenir politique du pays.

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C’est aussi une réponse aux tentatives visant à détourner la colère populaire d’un mouvement spontané qui a pris de court la caste politique.

Les tentatives visant à attiser les dissensions interconfessionnelles, –notamment le rôle pernicieux de Samir Geagea, l’ancien chef milicien des Forces Libanaises, ancien allié émérite d’Israël désormais servant docile de l’Arabie saoudite–, de s’attribuer les mérites du soulèvement ou de dresser la société civile contre son armée, ont été jusque-là vaines.

Vaines et piètres tentatives, face à une jeunesse qui n’accepte aucune entourloupe politique, réitérant avec force son exigence première: Le départ de ces compradors politico-financiers.Devant le temple de la corruption, le siège de la Banque du Liban, les manifestants sont allés droit au but en brandissant les banderoles houspillant Riad Salamé, le gouverneur de la banque en ces termes: «Riad, le voleur». A bas le règne de la Banque centrale libanaise et le Liban renaîtra ».

Ancien gestionnaire du portefeuille du milliardaire Rafic Hariri au sein du groupe «Merryl Lynch», Riad Salamé est le protecteur de l’oligarchie bancaire libanaise. Inamovible gouverneur de la Banque du Liban depuis près de trente ans du fait d’un véto américain quant à son éviction, Riad Salamé nourrit le vœu secret d’accéder à la présidence de la République libanaise. Pour ce faire, il a cherché à donner des gages à l’administration xénophobe et populiste de Donald Trump en se missionnant comme un exécutant zélé des sanctions américaines, illégales au regard du droit international, contre le Hezbollah et ses sympathisants.

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Cette marche vers la banque du Liban a fait trembler l’oligarchie qui a toujours joué sur la corde des conflits confessionnels et la protection des anciennes puissances coloniales pour pérenniser son pouvoir. Une situation qui rapproche de jour en jour les libanais du gouffre de la faillite.

A l’instar des Algériens, les Libanais demandent  le départ de tous les symboles népotiques de la corruption. Opération de diversion, Najib Mikati, important dirigeant sunnite de Tripoli (Nord Liban), un ancien premier ministre, et, dernier et le moindre des éléments, un milliardaire prospère, rival du milliardaire en faillite Saad Hariri, a été jeté en pâture à l’opinion.

Une action judiciaire a été enclenchée contre lui, impliqué ainsi que son frère Taha et ses enfants dans plusieurs affaires de corruption et de trafic d’’influence. Plusieurs lignes de crédits leur ont été octroyées par le patron de Banque du Liban, la semaine précédant sa nomination à la tête de l’exécutif, en 2011. La famille Mikati qui détient un réseau d’entreprises dont une compagnie de téléphonie mobile, aurait amassé a elle seule, des milliards de dollars. Rien que la superficie des biens immobiliers connus de la famille Mikati est estimée à 2 millions de mètres carrés.

Le ciblage de Najib Mikati vise en fait à écarter de la compétition un rival potentiel à M. Saad Hariri et à masquer la calamiteuse gestion des Finances Publiques opérée pendant près de quinze ans par le tandem Rafic Hariri Fouad Siniora et la non moins désastreuse gestion des télécommunications par le tandem pro harieien formé par MM. Abdel Rahman Youssef (Ogero)-Jamal Jarrah. En toute impunité.

Le hic est que les médias locaux comme les médias des pays traditionnellement «amis du Liban et des droits de l’homme» abordent timidement les affaire liées au maillage du système corrompu qui maintient le pays sous tutelle étrangère. La loi de l’omerta s’explique par le fait que la quasi-totalité des chaines et des journaux libanais ont bénéficié de près de 38 millions de dollars à taux d’intérêt zéro. Des sommes replacées dans d’autres banques avec des dividendes avoisinant les 10%. Riad Salamé tient le robinet où la pieuvre vient s’abreuver.

De soulèvement authentiquement populaire, la contestation pourrait dévier vers une tentative de mise sous tutelle financière du Liban par les instances internationales, à l’effet de brider le Hezbollah, le fer de lance du combat anti-israélien. A l’arrière-plan d’une série de défaites spectaculaires, tant au Yémen, qu’en Irak, qu’en Syrie, l’alliance israélo-américano-wahhabite pourrait chercher à compenser au Liban sa déconfiture stratégique au plan régional, sous couvert de revendications populaires légitimes. Pour aller plus loin sur ce sujet, cf ce lien : 

Ce bouleversement intervient alors que le président libanais Michel Aoun s’apprêtait à une normalisation des relations entre la Syrie et le Liban, gelées depuis le déferlement djihadiste en Syrie, en 2011. La normalisation syro-libanaise devrait favoriser le retour de près de 1,5 millions de réfugiés syriens dans leur pays d’origine. De même la réouverture des frontières entre la Syrie et l’Irak, via le poste de Boukamal, devrait favoriser le transit des produits agricoles libanais vers l’hinterland arabe et soulager l’économie libanaise, affectée par les sanctions unilatérales américaines contre le Hezbollah libanais et ses sympathisants pour les contraindre à souscrire à la transaction du siècle.

La transaction du siècle prévoit une subvention économique de six milliards de dollars au Liban en contrepartie de l’octroi de la nationalité libanaise aux 500.000 réfugiés palestiniens présents au Liban. La subvention ne serait pas versée en une seule fois, mais s’étalerait sur plusieurs années et les Palestiniens seront naturalisés, mais «sans égalité de droits» avec les Libanais, -des «citoyens de seconde zone» en somme-, selon les dispositions du plan mis au point par le spécialiste de l’immobilier Jared Kushner, mais néanmoins gendre du président Donald Trump.

Le plan Jarred Kushner pourrait faire écho au fameux plan Henry Kissinger, du nom de l’ancien secrétaire d’état américain qui avait estimé que «le Liban était une erreur», proposant en conséquence, dans la décennie 1970, le remplacement des populations chrétiennes libanaises par les réfugiés palestiniens en contrepartie d’une émigration des chrétiens libanais vers les Etats Unis. Le plan Kissinger a été l’un des facteurs ayant contribué à la guerre civile.

Le Hezbollah libanais a été le premier à réclamer du gouvernement d’engager une lutte contre la corruption, bien avant le soulèvement populaire. Son chef, Hassan Nasrallah s’est opposé à la démission du gouvernement et a enjoint à ses partisans de cesser toute manifestation, redoutant une dérive fatale et la récupération politique du mouvement par la mafiocratie libanaise, la caste féodalité clanique qui gangrène le pays depuis son indépendance.

Si le Liban devait basculer à nouveau dans une guerre civile –la troisième depuis son indépendance en 1943 – la première en 1958, la deuxième en 1975-1990- il donnerait alors raison a posteriori au journaliste Georges Naccache, selon lequel «deux négations ne font pas une nation», signant par la même l’échec du projet libanais d’une coexistence pluri-communautaire libanaise.