Comment la CIA a eu la peau de Lumumba (Suite et fin)

 

Mobutu prend le pouvoir

À ce moment de la conversation, le ministre des Affaires étrangères Justin Bomboko, que Devlin consi­dère pratiquement comme l’un de ses agents, s’introduit par une porte dérobée. Avant de s’asseoir aux côtés du colonel Mobutu, il glisse à Devlin un petit mot plié en deux sur lequel il a écrit : « Aidez-le. » Convaincu, le chef d’antenne de la CIA répond : « Je peux vous assurer que les États-Unis sont disposés à reconnaître un gou­vernement de transition composée de civils. » Mobutu a une dernière requête : « J’ai besoin de 5 000 dollars pour mes officiers : si le coup échoue, leurs familles seront sans le sou. » Accordé. Le 14 septembre I960, Joseph- Désiré Mobutu s’empare une première fois du pouvoir. Lumumba est arrêté, un gouvernement civil au sein duquel Bomboko demeure ministre des Affaires étrangères est nommé, et les relations diplomatiques avec l’URSS, la Chine et la Tchécoslovaquie sont rompues. Mais il y a un hic. Mobutu, qui a placé Joseph Kasavubu en rési­dence surveillée, est de facto le chef de l’Etat. Aussitôt, Larry Devlin vient le voir : « Vous avez un gros problème de légitimité, lui dit-il, d’autant que vous avez congédié l’Assemblée nationale. Rétablissez Kasavubu. »

Le groupe de Binza

« Légitimité ? Vous devriez dire hypocrisie ! » s’exclame Mobutu, très énervé. Mais il s’exécutera. A-t-il le choix ? À trois reprises au moins, au cours des semaines qui suivent le coup d’État, la CIA, mise au courant par l’un de ses informa­teurs dans l’entourage du très lumumbiste Pierre Mulele, permet à Mobutu de déjouer des tentatives d’assassinat. Devlin lui-même paie de sa personne en neutrali­sant par hasard un tueur alors qu’il rendait visite à son ami au camp Kokolo. Cela crée des liens, et le « Chief of Station » de la CIA ne cache pas son admiration pour ce jeune colonel à la silhouette frêle, d’un courage phy­sique étonnant, capable de maîtriser une horde de mutins déchaînés et menaçants par la seule magie de son verbe et de son charisme. Et puis, Mobutu est bien entouré. Le « groupe de Binza », dont il fait par­tie et qui le conseille, est composé de personna­lités « amies » de la CIA, voire carrément recru­tées : Bomboko bien sûr, Cyrille Adoula et le nouveau direc­teur de la Sûreté, Victor Nendaka, un ex-bras droit « retourné » de Lumumba, originaire de la Province Orientale et considéré comme parti­culièrement brillant.

Reste, bien sûr, l’hypothèque Lumumba. Bien que placé en état d’ar­restation l’ancien Premier ministre n’a toujours, pas quitté sa résidence officielle. Pis. aux yeux de la CIA, il est désormais protégé par les Casques bleus de l’ONU. Le repré­sentant du secrétaire général Dag Hammarskjôld à Léopoldville, l’In­dien Rajeshwar Dayal, que les États- Unis tiennent en haute suspicion, a en effet obtenu que les soldats congolais soient remplacés par ceux de l’ONU. Lumumba mul­tiplie les déclarations aussi courageuses qu’incendiaires. Bref, il faut en finir.

Le 19 septembre 1960, Larry Devlin reçoit un message particulièrement secret de Langley : « Un cer­tain “Joe de Paris” arrivera à Léopoldville le 27 sep­tembre ; il vous contactera, et vous devrez travailler ensemble. » Le jour dit, « Joe » et lui se retrouvent dans un bar, puis dans une maison sûre. « Joe » est chimiste, il travaille pour la CIA et il a apporté toute une collection de poisons pour liquider Lumumba. « Qui a autorisé cette opération ? » interroge Devlin. « Le pré­sident Eisenhower en per­sonne », répond « Joe », qui ajoute : « Ce sera à vous et à vous seul de l’exécuter. » Il lui tend alors un paquet dans lequel sont emballés les poisons : des poudres et liquides divers pour la nourriture, la boisson et même un dentifrice spécial. « Si notre homme se brosse les dents avec, il attrapera une poliomyélite foudroyante. Ni vu ni connu. »

Opération poison

Larry Devlin, qui n’est pas convaincu de la nécessité de supprimer Lumumba – « ce n’est tout de même pas Hitler », pense-t-il, contacte néanmoins son seul agent dans l’en­tourage de Lumumba. Mais l’agent se rétracte : il n’a pas, assure-t-il, accès aux cuisines et aux appartements pri­vés d’un Lumumba de plus en plus méfiant. Pendant les semaines qui suivent, Devlin traîne les pieds alors que Langley s’impatiente : « Où en êtes-vous, Larry ? » Larry sera sauvé par le gong.

Le 27 novembre 1960, par une nuit d’orage, Patrice Lumumba quitte clandestinement la capi­tale pour se rendre à Stanleyville (aujourd’hui Kisangani), son fief. Il sera arrêté quelques jours plus tard dans le Kasaï, sévèrement battu et ramené en avion à Léopoldville, avant d’être incarcéré au camp mili­taire de Thysville. Rajeshwar Dayal supplie Hammarskjôld d’autoriser le contingent ghanéen de l’ONU à tenter un assaut pour le délivrer. Mais le secrétaire général, sous la pression directe des Américains, ne donne pas son feu vert. À tout le moins, l’opération empoisonnement est-elle abandonnée. Alors que, de la Province-Orientale au Nord-Katanga, en passant par le Sud-Kivu, Antoine Gizenga , Pierre Mulele , Anicet Kashamura et la plupart des com­pagnons de Lumumba déclenchent l’insurrection, un autre plan amé­ricain émerge : faire en sorte que les Congolais s’occupent des Congolais. En d’autres termes : que l’armée se charge elle-même du sale boulot.

Mutinerie imprévue

Le 13 janvier 1961, le camp de Thysville, où est détenu Lumumba, entre en muti­nerie. Très vite, la CIA apprend que des soldats mécontents ont libéré l’an­cien Premier ministre et envisagent de se placer sous ses ordres. À Léopoldville, tout le gouvernement est en proie à la panique, sauf Mobutu et Nendaka, qui, après avoir réquisitionné Kasavubu et Bomboko, s’envolent pour Thysville. Une nouvelle fois, le chef d’état-major fait face à ses troupes, les retourne en sa faveur et ordonne que Lumumba soit de nouveau arrêté. Ficelé, le héros de l’indépendance est jeté dans un avion, direction Élisabethville (actuelle Lubumbashi), la capitale de la province sécession­niste du Katanga, où l’attend Moïse Tshombe, son ennemi juré.

Le visage tuméfié, Patrice Lumumba est aperçu le 17 janvier sur le tarmac de l’aéroport. Il sera fusillé le même jour. Le 20 janvier, à Washington, le pré­sident John Kennedy entre en fonc­tion. À Langley, chacun se félicite de ce que la nouvelle administration n’ait pas à gérer le cas Lumumba. On ne sait jamais, avec ces démocrates…

   Par François soudan

JEUNE AFRIQUE N°3096 JANVIER 2021