Déconstruisons les préjugés sur l’islam : « Tous les non-musulmans iront en Enfer »

Arabie Saoudite, septembre 2017. Plusieurs penseurs ont été arrêtés, Hassan Farhan al-Maliki est l’un d’entre eux. Parmi les quatorze chefs d’accusations dont il est inculpé, le fait d’insulter les dirigeants du pays et le Conseil suprême des érudits religieux, de les qualifier d’extrémistes, d’accuser les pays du Golfe de soutenir l’Etat Islamique. Mais pas seulement.

D’après la pétition en ligne demandant sa libération, ses différentes positions, dont la possibilité pour les non-musulmans d’accéder au Paradis, sont très mal vues par la monarchie saoudienne. Il est aujourd’hui menacé de peine de mort.

Beaucoup de musulmans semblent considérer que l’idée d’un Paradis uniquement accessible aux musulmans serait intrinsèque à l’islam. Nous nous sommes attaqués lors de notre dernier article à l’argument du nombre et l’argument d’autorité via l’appel au consensus. Analysons cette fois-ci un paralogisme plus subtile : « tous les non-musulmans iront en Enfer ».

« Est-ce que tous les non-musulmans iront en Enfer ? ». Il est impossible de répondre à cette question d’ordre théologique, la réponse relevant uniquement de Dieu. En revanche, il est possible d’en infirmer les mauvaises conclusions, au moins de deux manières.

La première est de revoir la définition et l’application des notions d’opposition, de contraire et du contradictoire au travers du fonctionnement du carré logique et de son évolution – je vous invite à lire à ce sujet l’excellent article de Fabien Schang. En effet, à supposer que la prémisse « Tous les musulmans iront au Paradis » est vraie, cela n’implique nullement la prémisse « Tous les non-musulmans iront en Enfer ».

La deuxième, que nous allons développer, est de s’attaquer au manque de rigueur dont font preuve certains penseurs musulmans quant à l’utilisation d’un outil de raisonnement que nous utilisons tous : l’analogie.

Une analogie douteuse

Dans son livre Introduction à la critique de la raison arabe, Mohamed Abed al-Jabri affirme que le raisonnement analogique, utilisé tant dans le domaine de la science de la Loi (fiqh) que dans la théologie dialectique (kalām) et dans la grammaire (nahw), est une « démarche méthodologique rigoureuse, et aussi précautionneuse que possible » 5. Elle a cependant « finit par se vulgariser à tel point que l’on devint progressivement moins regardant sur les conditions de sa validité ».

Ibn Taymiyya soutenait quant à lui que beaucoup de savants n’appliquent pas correctement l’analogie. Il dit ainsi :

Je n’ai jamais rencontré de raisonnement juste qui pût infirmer une tradition authentique, car la raison (ma’kul) ne saurait contredire la tradition scripturaire (mankul). Chaque fois que j’ai rencontré un raisonnement contraire à une tradition, il fallait nécessairement que ce raisonnement ou que ce hadith fût entaché d’un vice. Toutefois, la différence qui existe entre une analogie juste et une analogie fausse échappe à beaucoup de savants éminents et, à plus forte raison, à des esprits moins avertis. La perception des qualités qui ont un effet juridique, la connaissance du statut juridique lui-même et de la philosophie du droit constituent certainement l’une des sciences les plus nobles. Certaines de ces qualités sont apparentes et beaucoup de gens les connaissent. D’autres sont délicates à comprendre et seuls les initiés peuvent les saisir. C’est pourquoi les raisonnements d’un grand nombre de savants se présentent en contradiction avec les textes ; l’analogie exacte leur a échappé, comme ont échappé, à beaucoup de gens, les preuves subtiles qui, dans les textes, établissent les statuts juridiques.

Qu’en est-il des analogies condamnant les non-musulmans à l’Enfer ? Analysons ensemble deux exemples :

Zakir Naik, prédicateur et conférencier indien, s’est vu poser la question suivante, que nous traduisons :

Beaucoup de personnes me demandent : est-ce que c’est quelque chose de juste pour les bonnes personnes de confession non-musulmane que de finir en Enfer ? Par exemple la Mère Teresa. Que deviennent leurs bonnes actions et quelle est la meilleure façon de leur répondre ?

Ce dernier répond à la question en comparant l’entrée au Paradis avec la réussite d’un diplôme, nous traduisons :

[…] Je vous pose cette question sœur, si dans cinq sujets sur six, j’obtiens 99/100. Dans une matière j’obtiens 10/100, en sciences. Est-ce que j’obtiens le diplôme ? Oui ou non ? Non. Mais, J’ai eu 99 en anglais, 99 en hindi, 99 en histoire ? Si je rate ne serait-ce qu’un examen, j’échoue. Similairement, pour aller au Paradis, quatre critères sont requis : la foi, les bonnes œuvres, s’enjoindre mutuellement la vérité et s’enjoindre mutuellement l’endurance […]. 9

La suite du propos est de dire qu’à supposer que Mère Thérèsa soit considérée comme une personne pieuse, elle n’aurait obtenu qu’une seule fois la note de 99 et elle a échoué pour le reste, elle finira donc en Enfer.

Dans une vidéo intitulée Les non-musulmans : au paradis ou en enfer ? Le prédicateur et conférencier Hassan Iquioussen tient les propos suivants :

Dans notre crédo, dans notre ‘aquida, n’entrera au Paradis que celui qui aura dit La ilaha illa Allah Mouhammed rassoul Allah depuis le Prophète Mohammed. C’est-à-dire qu’il faut reconnaitre Dieu via son Prophète. […] Donc celui qui ne croit pas en Dieu et au Prophète Mohammed […] n’est pas musulman, la porte du Paradis lui est fermé.

Vous allez me dire « ouais mais attends il a fait du bien », oui, il sera récompensé par le bien qu’il a fait. Comment sera-t-il récompensé ? De plusieurs manières, sur Terre et/ou dans l’Au-Delà.

Sur Terre, Dieu le récompense […]. Tu veux qu’il soit encore récompensé dans l’Au-Delà ? Il a tellement fait de bien ? Dieu le récompensera, tu sais où ? Bah écoute on à plusieurs portes en Enfer […] il y en a une qui sera la moindre […] Dieu ne mettra pas en Enfer ensemble Pharaon, ou Hitler […], ces tyrans et ces despotes criminels, et Abû Tālib, qui a aimé le Prophète, qui l’a secouru, qui l’a défendu, qui s’est sacrifié. Ou toute autre personne, même contemporaine […] : l’Abbé Pierre c’était quelqu’un d’extraordinaire, Sœur Emmanuelle c’était quelqu’un d’extraordinaire : ils répandaient leur religion et faisaient du bien aux gens. C’est beau, mais ils ne sont pas musulmans, Allah les a récompensés sur Terre et/ou les récompensera encore dans l’Au-Delà. […]

Ainsi, l’Abbé Pierre et Sœur Emmanuelle iront en Enfer car ils sont morts en tant que non-musulmans, tout comme Abû Tālib. Et comme ce dernier, ils auront le châtiment de l’Enfer le plus doux, en guise de récompense pour les bonnes actions effectuées ici-bas.

Dans les deux cas cités, les auteurs distinguent une raison unique qui emmènerait à l’Enfer : le fait d’être mort non-musulman. Sommes-nous en présences d’analogies valides ? Pas si sûr.

Le raisonnement analogique (qiyās)

Considéré comme la quatrième source du droit musulman, le raisonnement analogique (qiyās) est une méthode de raisonnement « consistant à juger un cas juridique non mentionné dans les Textes, en le comparant à un autre semblable, pour lequel une prescription existe dans un texte ».

Cette source du droit n’est pas acceptée de tous. Le raisonnement analogique est rejeté, côté sunnite, par Ibn Hazm de l’école ẓāhirite, et par les chiites de manière générale, bien qu’il y ait discussion à ce sujet.

Il convient de rappeler qu’il existe différents types d’analogies. Ash-Shāfi’ī distingue deux types d’analogies : celle basée sur la raison d’être (qui sera plus tard appelée qiyās al-‘illa) et celle qui se base sur la ressemblance (plus tard appelée qiyās al-sabah).

Nous n’allons pas proposer un exposé complet sur l’analogie, nous en serions bien incapables. Intéressons-nous toutefois à celle qui est la plus admise, l’analogie par cause (qiyās al-‘illa).

Pour qu’un raisonnement analogique puisse être appliqué, il doit contenir les éléments suivants :

  • un cas principal (al-asl) : il s’agit du cas de référence pour lequel une prescription existe dans un texte et qui servira pour la comparaison ou l’analogie. Le cas peut être un évènement, une situation, un acte, un comportement, etc.

  • un cas subsidiaire (far’) : il s’agit du nouveau cas (objet de la comparaison ou de l’analogie) sur lequel il n’y a pas de texte et auquel on veut appliquer la prescription valable pour le cas principal.

  • le jugement (houkm al asl) : il s’agit de la prescription divine mentionnée dans le texte qui statue sur le cas principal et que l’on veut étendre au cas subsidiaire.

  • la raison d’être (al-‘illa) : il s’agit du critère sur lequel se base le jugement du cas principal. C’est parce qu’il y a la présence de ce même critère dans le cas subsidiaire qu’il est permis d’y étendre la prescription valable pour le cas principal. La raison d’être est « la circonstance objective et vérifiable à laquelle est liée l’application de la prescription ».

Si l’analogie ne respecte pas ces éléments, il convient de la réfuter. Nous serions en effet face à une fausse analogie :

Fausse analogie – L’analogie est dite fausse si on peut montrer que le domaine Ressource présente des différences profondes avec le domaine Cible, ce qui interdit de tirer à partir de l’un des leçons ou des explications, des inférences… applicables à l’autre. Par exemple, la comparaison de la crise de 2008 avec la crise de 1929 est mise en échec par le fait que, dans le paysage européen actuel, on ne trouve rien à mettre en correspondance avec Hitler et la situation de l’Allemagne. On ne peut donc pas en déduire que nous sommes sur la voie d’une troisième guerre mondiale. C’est une réfutation sur le fond.

Ibn Taymiyya résume cette idée plus simplement : « une analogie établie entre deux choses, malgré l’existence d’une différence réelle, ne peut être qu’une analogie fausse ». Il va même plus loin :

Vouloir établir une identité (juridique) entre deux choses dont la différence de nature entraine un statut déterminé, ou s’oppose à tel autre, constitue une fausse analogie. Telle est l’analogie d’Iblis. […].

Il semble que les arguments apportés par Zakir Naik et Hassan Iquioussen pour établir les comparaisons menant les non-musulmans en Enfer ne respectent pas les règles de l’analogie.

Réfutation des analogies de Zakir Naik et d’Hassan Iquioussen

Dans Les fondements du droit musulman, ‘Abd al-Wahhāb Khallāf insiste sur la nécessité de la similitude réelle de la raison d’être entre les deux cas :

Le moujtahid [celui qui prononce une interprétation personnelle (ijtihād) sur un point de droit dans l’islam] qui procède à un raisonnement analogique doit minutieusement vérifier la similitude entre la raison d’être du cas principal et celle du cas subsidiaire, avant de transposer le jugement du premier au second.

Or dans nos deux exemples, la similitude de la raison d’être des deux cas n’est pas présente.

Nous ne nous attarderons pas sur l’exemple de Zakir Naik, qui se trompe tant au niveau du cas principal – l’accès au Paradis n’étant connu que de Dieu – que du cas subsidiaire – il est possible d’obtenir un diplôme même en ayant eu une très mauvaise note dans une matière.

Concernant l’analogie d’Hassan Iquioussen, il est possible d’objecter que ce qui différencie Abū Tālib de l’Abbé Pierre et de Sœur Emmanuelle est qu’Abū Tālib a côtoyé le Prophète. Il a de ce fait très bien compris le message, ce dernier étant :

    • En langue arabe, Abū Tālib était arabisant,

    • Transmit par le Prophète, qui est le Messager, celui qui est le plus à même de transmettre le message de l’islam de la meilleure des manières.

Abū Tālib a par conséquent refuser le message en toute connaissance de cause, à supposer que cela soit réellement le cas (un musulman chiite m’a indiqué qu’il réfute cette idée).

Pouvons-nous dire que la connaissance du message de l’islam qu’avait Abū Tālib est la même que celle de l’Abbé Pierre ou de Sœur Emmanuelle ? Dieu seul Le sait. La raison d’être doit respecter certains critères : elle doit être objective, susceptible d’une évaluation précise et adéquate, ce qui ne peut être le cas de la foi et de ce qu’il y a dans le cœur des personnes.

Le raisonnement apporté ici ressemble à l’analogie par ressemblance (qiyās al-sabah), considérée comme l’une des plus faibles d’après les usūlistes. Dans ce mode de raisonnement analogique, et contrairement au qiyās al-‘illa, la cause réunissant les deux cas n’est pas identifiée et le passage se fait en fonction d’une similitude.

La critique du paralogisme “Tous les non-musulmans iront en Enfer” n’est pas nouveau. Dans son Faysal al-tafriqa bayna al-islām wa-l-zandaqa, al-Ghazali nous dit :

Si Dieu le veut, la plupart des Chrétiens de Byzance et des Turcs de cette époque seront englobés dans la Miséricorde divine.

Pour étayer sa démonstration, il classe ces personnes en trois catégories :

  • Ceux qui n’ont jamais entendu parler du Prophète,

  • Ceux qui ont entendu parler de lui, de ses qualités et de ses miracles, qui vivaient près des terres d’islam et avaient eu des contacts avec les musulmans,

  • Ceux qui ont entendu parler du Prophète mais pas de son caractère ni de ses caractéristiques, et au contraire, ont entendu parler du Prophète en mal, qu’il s’agissait d’un menteur.

Il en conclu que la première et troisième catégorie de personnes « sont excusées tandis que la deuxième sont des négateurs blasphémateurs […] ».

Cette troisième catégorie est certainement la plus large à notre époque : l’image de l’islam est malmenée depuis des années dans le monde. Nous voyons des amalgames se faire entre « islam » et « terrorisme » de la part de certaines personnalités politiques d’une part, et de certains extrémistes musulmans d’autre part. Ainsi, les musulmans aussi bien que les non-musulmans n’y voient pas clair.

L’importance de l’étude de la pensée critique

Aujourd’hui encore, des personnes meurent pour avoir dit ce qu’elles pensent être juste, notamment parce-que l’islam a été confisqué par une poignée d’idéologues, musulmans ou non. L’islam ne reconnait ni clergé, ni Pape. Les avis donnés par les érudits doivent être considérés comme des conseils voire des opinions personnelles, et nullement la parole du Prophète – Paix et Bénédiction de Dieu sur Lui, encore moins la parole de Dieu.

Le Coran nous y invite : nous devons faire le nécessaire pour y voir plus clair et faire preuve de discernement. Il est possible de séparer le vrai du faux dans tout discours. Pour ce faire, il nous faut nous armer mentalement. Les outils pour raisonner correctement ne manquent pas – à condition d’en connaître les règles, de les utiliser d’une manière correcte, et d’être sincère et véridique dans la démarche. L’étude des paralogismes en est un exemple :

Un paralogisme est un argument qui n’est valide qu’en apparence. Cette invalidité tient soit à sa forme, soit à un emploi inapproprié. Il prend le nom de sophisme ou fallace lorsqu’il est utilisé dans l’intention de tromper. En Grèce ancienne, la sophistique était l’art de tirer un profit pécuniaire d’une sagesse (sophia) purement apparente. Le champ des paralogismes est tout aussi étendu que celui des arguments : à chaque argument son voire ses paralogismes.

L’étude des paralogismes présente un double intérêt. Elle a une visée défensive, tout d’abord : il s’agit de se prémunir contre la mauvaise foi, contre les manipulations qui tentent de nous persuader de croire, de faire, d’acheter, de voter, etc., avec des arguments qui n’ont de rationnel que l’apparence. Elle a également une fonction didactique : elle permet de fixer les frontières de pertinence des arguments, les limites au-delà desquelles ils ne valent plus. Si l’étude des arguments en démonte les mécanismes, l’examen de leur mésusage précise leurs domaines de validité.25

Pour Abdelouahad Jahdani, professeur à la Faculté des Lettres et Sciences humaines de l’Université Ibn Zohr d’Agadir :

Une vraie connaissance de l’islam et de sa civilisation ne peut être accessible sans la connaissance du fiqh et des uṣūl al-fiqh. Le désenchantement que vit de nos jours le monde musulman, outre d’autres causes profondes, est dû à la perte de cette connaissance, qui a été supplantée par une connaissance « littéraliste » (wahhâbisme) dont les dégâts sont flagrants sous nos cieux.

Tandis qu’al-Fārābī aurait écrit dans l’introduction de son Kitab al-Mukhtasar al-saghīr fl l-mantiq ‘alā tarīqat al-mutakallimīn :

Le but de ce traité est de montrer aux gens comment on peut réduire à des syllogismes logiques les modes de raisonnement employés en dialectique et en droit, comment on peut corriger point par point les raisonnements et les arguments (utilisés dans ces deux domaines) pour qu’ils deviennent valables au point de vue logique et pour qu’on ne puisse plus critiquer leurs formes et leurs enchainements. […]

Mais alors, Paradis ou Enfer ? Dans son ouvrage Réveillons-nous ! Lettre à un jeune français musulman, Mohamed Bajrafil nous liste quelques avis d’érudits musulmans tels que Ibn al-Anbārī, al-Jahiz ou encore l’imam Ibn Amīr Ḥājj, et affirme qu’ils « considèrent tous qu’une seule chose compte pour ne pas être kāfir : chercher la vérité ».

Dieu est Al Haqq, La Vérité. Cheminer vers La Vérité revient donc à cheminer vers Dieu. Voici là une vraie analogie.

Et Dieu est Le plus Savant.

Oumma.com