BENSOUDA parle encore de GBAGBO: «Nous verrons bien quelle sera la décision des magistrats en deuxième instance»

 

PROPOS RECUEILLIS PAR MARIEME SOUMARE ET ANNE KAPPES-GRANGE

Une décennie ou presque à le pourchasser. Ce 17 octobre, Fatou Bensouda ne se trouve pas à plus de quelques kilomètres d’Omar el-Béchir. La procureure générale de la Cour pénale internationale (CPI) a fait le déplacement jusqu’à Khartoum pour rencontrer les nouvelles autorités soudanaises et évoquer le cas de l’ancien président, renversé en avril 2019. Détenu dans la prison de Kober, el-Béchir est recherché pour génocide et crimes contre l’humanité. Pendant près de dix ans, il a voyagé à travers le monde, au nez et à la barbe de la CPI. Pourrait-il être enfin transféré à La Haye ?

Nul doute que l’ancienne ministre gambienne de la Justice y travaille d’arrache-pied. Le transfert d’el-Béchir serait une victoire, aussi bien pour elle que pour cette Cour à la légitimité contestée dont elle est le visage depuis juin 2012. Montrée du doigt pour ses dossiers d’accusation jugés trop fragiles (dans les cas Gbagbo et Bemba notamment), soumise à une pression politique extrême, Fatou Bensouda, 59 ans, ne se laisse pas démonter. Une à une, elle écarte les critiques et jure que rien ne la fera dévier. En septembre dernier, les États-Unis ont annoncé des sanctions à son encontre pour protester contre la possible ouverture d’une enquête sur des crimes commis en Afghanistan – crimes dont l’armée américaine pourrait avoir à répondre. Peu importe, insiste Bensouda : seuls comptent le droit et la justice.

En juin, elle quittera ses fonctions, convaincue d’avoir permis de dissiper- en partie du moins – le malentendu qui planait entre la Cour et les Africains. Être une femme, africaine de surcroît, n’aura pas toujours été facile, mais l’exposition va avec la fonction, elle le sait. Discrète et inébranlable, elle s’assume en “femme puissante”. Entretien avec une procureure qui ne prétend pas inspirer de la “peur”, mais qui aura jusqu’au bout refuser de se laisser intimider.

Jeune Afrique : Dans huit mois, vous allez quitter vos fonctions. Avec le recul, être une femme a-t-il compliqué votre tâche en tant que procureure et, d’une manière plus générale, dans votre carrière?

Fatou Bensouda: Je suis très heureuse d’être une femme, n’en doutez pas un instant, et je suis très heureuse d’avoir eu l’opportunité d’occuper ce poste. Pour le reste, il est vrai qu’en Afrique les gens ont tendance à vous voir d’abord comme une femme, plutôt que de voir ce que vous êtes capable défaire. Cela ne va pas changer du jour au lendemain, mais cela ne va pas non plus nous arrêter. Nous, les femmes, devons occuper la place qui est la nôtre. Rien ne nous sera servi sur un plateau d’argent, et nous devons travailler dur. C’est pour cela que les femmes doivent se soutenir mutuellement. Pour moi, qui ai une position d’influence, cette notion est essentielle. On parle beaucoup du plafond de verre, mais je dis toujours que ce plafond est fait pour être brisé. On peut même dire qu’il n’y a pas de plafond si épais qu’il ne puisse être brisé. Rien ne nous arrêtera.

Comment expliquez-vous que si peu de femmes occupent des positions de pouvoir en Afrique?

Il n’y a quasiment pas de femme présidente ou à la tête de grandes organisations.

Dès notre plus jeune âge, on nous apprend que nous ne sommes pas supposées faire de grandes études, que nous ne sommes pas censées évoluer au-delà d’un certain point. Les choses changent doucement. Certaines familles donnent à leurs filles l’opportunité d’aller plus loin, mais nos sociétés ont pour habitude d’indiquer aux femmes où se situe leur place et de leur interdire d’en sortir. Ce sont des schémas que nous devons déconstruire pour qu’une femme ne manque plus une opportunité faute d’éducation et pour qu’une femme expérimentée et qualifiée ne se sente plus discriminée. Les obstacles sont nombreux, mais je ne doute pas que nous pourrons les franchir. Beaucoup de femmes peuvent servir d’exemple, pas seulement moi.

Vous avez été élue en décembre 2011, et votre mission consistait en partie à améliorer les relations entre la Cour et certains pays africains, qui lui reprochaient un « biais anti-africain ». Les tensions se sont-elles apaisées?

Je veux insister sur le fait que la Cour ne se concentre pas sur l’Afrique, nous nous intéressons aux situations en Géorgie et au Bangladesh, par exemple. Par ailleurs, la chambre d’appel de la CPI nous a autorisés à enquêter en Afghanistan, et si les juges reconnaissent notre compétence territoriale, nous pourrions être amenés à ouvrir une enquête sur les territoires palestiniens. Cela pourrait concerner Israël. Des investigations préliminaires sont également en cours aux Philippines, au Venezuela et en Colombie. Notre travail nous mène partout où notre juridiction nous le permet. Donc oui, je pense que les perceptions ont évolué. La Cour a su montrer que son mandat n’a jamais été de viser le continent mais de répondre aux demandes que l’on nous adresse.

La confiance est-elle totalement restaurée?

Il y a en tout cas plus de confiance qu’auparavant. La preuve, c’est que les pays africains sollicitent la CPI et continuent de coopérer avec notre bureau. Le Burundi s’est retiré en octobre 2017, c’est vrai, mais pas la Gambie, qui est revenue sur sa décision après l’arrivée au pouvoir d’Adama Barrow [en janvier 2017]. Nos relations avec l’Afrique du Sud, qui étaient difficiles, se sont améliorées, même si beaucoup reste à faire, tout comme elles se sont améliorées avec le Soudan depuis la chute d’El-Béchir [en avril 2019]. Donc la situation n’est peut-être pas parfaite, mais nous continuons à travailler ensemble. J’ajoute que l’Afrique demeure le groupe régional le plus important parmi les États parties. Et nous rappelons à ces États qui sont parfois dans le doute que cette institution est la leur : ce sont eux qui ont signé et ratifié le statut de Rome.

Durant votre mandat, vous avez été très exposée et très critiquée. Quel conseil donneriez-vous à votre successeur, dont le nom sera connu d’ici à la fin de l’année?

De ne jamais oublier que, en tant que procureur, nous avons une énorme responsabilité envers les victimes de crimes terribles. Elles attendent beaucoup de nous. Quelle que soit la personne qui me remplacera, je lui conseillerais aussi d’être extrêmement prudente, parce qu’à ce poste, quoi que vous fassiez, on vous reprochera de le faire pour des raisons politiques. Évidemment, ça n’est pas le cas : le procureur agit en conformité avec la loi, avec le statut de Rome et avec ce que nous disent les preuves. Mais il est primordial de se tenir à l’écart de toute considération politique et de n’être guidé que par le droit. La crédibilité de la Cour en dépend, et c’est la ligne de conduite que je me suis appliquée à suivre pendant toutes ces années. Vous êtes restée en fonction pendant presque une décennie.

Quels sont vos plus grands succès?

Beaucoup de choses ont été faites au cours de mon mandat, même s’il est difficile de les énumérer toutes. Mais je suis fière d’avoir dès le départ eu à cœur de défendre les droits des femmes et des enfants, et d’avoir fait de la poursuite des crimes sexuels et des crimes basés sur le genre une priorité. Nous avons également essayé d’améliorer notre efficacité, et c’est ce qui nous a permis de remporter certains succès, notamment face à Ahmad Al Faqi Al Mahdi Al Mahdi [qui, en 2016, a été reconnu coupable de crimes de guerre commis au Mali] ou Bosco Ntaganda [condamné en 2019 à trente ans de prison pour des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité commis dans l’est de la RD Congo]. La manière dont nous conduisons nos enquêtes a changé, nous nous sommes adaptés et avons appris de nos erreurs passées. Tout cela, mon bureau peut en être fier.

Diriez-vous que la CPI fait aujourd’hui peur à certains et que c’est une victoire?

Je n’irais pas jusqu’à dire qu’ils ont peur, mais ils savent désormais que la Cour existe et que, si notre juridiction nous le permet, nous enquêterons sur leurs méfaits et que nous ne nous arrêterons pas. D’une certaine manière, nous avons le pouvoir de décourager ceux qui sont en position de commettre des crimes.

Les cas les plus médiatiques, Laurent Cbagbo et Charles Blé Goudé en Côte d’ivoire, Jean-Pierre Bemba en RD Congo ou William Ruto au Kenya, se sont soldés par des échecs. Comprenez-vous que l’on vous reproche la fragilité de vos dossiers d’accusation?

C’est une critique regrettable. Les gens ont tendance à oublier que nous sommes une cour de justice et que, avant de pouvoir présenter nos dossiers aux juges de la CPI, nous devons surmonter de nombreux obstacles : l’absence de coopération de certains États, la subordination de témoins, le manque de moyens… Prenons le cas du Kenya; il est vrai que les juges ont décidé d’abandonner les charges portées contre [le vice-président] William Ruto et [le présentateur de radio] Joshua Sang. Mais savez-vous que la cour a, tout au long de la procédure, subi des attaques inédites et a été la cible d’une propagande hostile? Le cas a été politisé. Plus grave encore: des témoins clés, qui étaient censés apporter des preuves devant les juges, ont été menacés et intimidés. Ils se sont désistés les uns après les autres, si bien qu’à la fin nous n’avons pas eu d’autre choix que d’abandonner les charges.

La situation était très différente en ce qui concerne Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé…

Bien sûr. Nous sommes convaincus que, dans cette affaire, les juges ont commis des erreurs de droit et de procédure qui ont conduit à l’acquittement des accusés. C’est pour cela que nous avons interjeté l’appel en septembre 2019. Nous verrons bien quelle sera la décision des magistrats en deuxième instance.

Gbagbo avait été transféré à La Haye en 2 011, Blé Goudé en 2014, Leur procès s’est ouvert en 2016, et l’acquittement a été prononcé trois ans plus tard… Où est la justice quand une procédure est aussi longue?

La justice prend du temps, c’est un fait. Ce n’est peut-être pas juste, ni pour les victimes ni pour les accusés, mais c’est comme ça: les roues de la justice tournent lentement. Cela étant, cela ne veut pas dire que nous restons assis à nous tourner les pouces. Prenez l’exemple du TPIR [le Tribunal pénal international pour le Rwanda] : en mai dernier, il a finalement réussi à faire arrêter Félicien Kabuga, un homme recherché depuis plus de vingt ans, et son procès va bientôt débuter [il est soupçonné d’être le financier du génocide des Tutsi au Rwanda]. Il s’est aussi écoulé dix-huit ans avant que Ratko Mladic et Radovan Karadzic [l’ancien chef militaire des Serbes de Bosnie et son alter ego politique] comparaissent devant le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie pour le massacre de Srebrenica. Oui, il est fréquent que les cas les plus emblématiques et les plus graves prennent du temps. Ainsi fonctionne le système. Pourrait-il être amélioré? Peut-être, mais c’est celui qui existe aujourd’hui.

La CPI a moins de 20 ans. N’était-elle finalement pas trop jeune pour s’attaquer à de telles personnalités ?

La Cour a justement été établie pour s’assurer que des personnes qui n’ont pas à répondre de leurs actes dans leur pays puissent être traduites en justice, fût-ce devant une juridiction internationale. Chef d’État ou chef de milice, haut placé ou en bas de la hiérarchie, personne n’est au-dessus ou au-dessous des lois. Donc non, la CPI n’était pas trop jeune ou trop peu mature pour poursuivre des chefs d’État ou des vice-présidents. Elle aura toujours à surmonter des obstacles, elle sera toujours confrontée à des défis, mais c’est justement dans ce but qu’elle a été mise en place.

Laurent Gbagbo devait-il être autorisé à rentrer en Côte d’ivoire avant l’élection présidentielle ?

Je n’ai pas d’avis sur le sujet. Bien sûr, il est malheureux que le temps judiciaire ait coïncidé avec un processus politique. Mais nous devons nous concentrer sur l’aspect juridique. Ce que fait la Côte d’ivoire ne nous concerne pas, et nos actions ne peuvent être le résultat de considérations politiques.

Souhaitez-vous toujours que Simone Gbagbo, son ex-femme, soit transférée devant la CPI?

Elle fait toujours l’objet d’un mandat d’arrêt. C’est un sujet que nous abordons régulièrement avec les autorités ivoiriennes, qui ont le devoir et la responsabilité de la remettre à la Cour pour que son procès puisse se tenir. Les crimes pour lesquels elle a été jugée en Côte d’ivoire [attentat contre la sûreté de l’État] ne sont pas les mêmes que les charges retenues par la CPI [crimes contre l’humanité]. Nous continuons donc de demander qu’elle soit jugée pour ces crimes en Côte d’ivoire ou remise à la Cour.

Au début de septembre, dénonçant l’enquête pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité ouverte en Afghanistan, Washington a adopté des sanctions dures contre vous et un membre de votre équipe, Phakiso Mochochoko. Vous figurez sur la liste noire des États-Unis, vos éventuels avoirs sont gelés… Ce ne sont pas des mesures habituellement prises contre des terroristes, des trafiquants ou des États voyous?

C’est une honte de voir de telles mesures adoptées contre la procureure de la CPI et l’un de ses collaborateurs ! Nous ne faisons que notre travail. Ces sanctions sont normalement destinées à punir les personnes qui se rendent coupables de violations des droits humains, pas à cibler ceux qui prennent des risques personnels pour défendre les victimes. Quelle ironie! Imposer des sanctions à une cour de justice, c’est tenter d’interférer sur la justice, mais cette administration ne cherche qu’à satisfaire ses propres intérêts. Tout cela est politique et n’a rien à voir avec le droit. Nous espérons que les États-Unis, qui ont une longue histoire de contribution à la justice internationale, reverront leur position concernant la CPI. Nous sommes une institution soutenue par 123 États, représentant toutes les régions du monde et chargée de combattre l’impunité pour les crimes les plus graves. Attaquer la CPI, c’est s’attaquer aux États parties, qui ont créé la Cour, et c’est s’attaquer aux victimes dont nous sommes souvent le dernier recours.

Le secrétaire d’État américain, Mike Pompeo, a aussi accusé la Cour d’être « illégitime » et « corrompue »…

C’est regrettable. Rien ne justifie l’emploi de ces termes. Ce ne sont que des menaces et des manœuvres d’intimidation.

Êtes-vous intimidée ?

Ni moi ni mon équipe, loin de là ! Nous ne pouvons pas dire « parce que c’est un État puissant, la CPI ne peut pas travailler ». Peu importent les menaces et les tentatives d’intimidation. Ils ne peuvent pas nous arrêter.

Vous revenez de Centrafrique, où vous avez rencontré le président Touadéra. Jugez-vous satisfaisante la coopération entre votre bureau et les autorités centrafricaines? J’étais à Bangui pour évoquer l’affaire sur laquelle nous enquêtons actuellement. Deux personnes ont déjà été arrêtées dans le cadre de l’enquête : Alfred Yekatom et Patrice- Edouard Ngaïssona, deux anciens chefs de milice anti-balaka poursuivis pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité dont le procès doit débuter en février 2021. J’ai toujours été très claire : les deux parties au conflit font l’objet d’enquêtes, les Séléka comme les anti-Balaka. Je voulais m’assurer que ce message était bien passé auprès des autorités centrafricaines, pour que nous coopérions plus efficacement.

D’autres chefs de guerre pourraient-ils être poursuivis?

Il est trop tôt pour donner des noms, nous verrons où les preuves nous mèneront. Mais nous continuons à enquêter.

Que ferez-vous après juin 2021? Prévoyez-vous un retour en Gambie, où vous avez servi comme ministre de la Justice?

Je sais que mon pays m’accueillera toujours, mais je ne pense pas à la suite : je suis concentrée sur mon mandat et veux m’assurer que tout ce que j’ai à faire sera fait. Ce n’est pas parce que je suis sur le point de partir que je prends mes responsabilités moins au sérieux.

Vous n’avez jamais pensé faire un “troisième mandat” ?

[Rires.] Et changer le statut de Rome? Jamais! La CPI continuera d’être critiquée, défendue et respectée. C’était le cas avant moi, ce sera encore le cas après moi, et, malgré les défis, rien ne nous dissuadera de continuer à travailler. Nous le ferons là où nous le pouvons et là où nous le devons, dans le respect strict de la loi, pour les victimes de génocide, de crimes contre l’humanité, de crimes de guerre et d’agression. Les plus vulnérables et ceux dont les droits ont été bafoués doivent être protégés et bénéficier de la justice. Nous avons le pouvoir de rendre leur voix aux victimes, de faire en sorte que leur histoire soit entendue. Ce que nous faisons ne peut pas changer ce qui s’est passé, mais je crois que cela peut changer l’Histoire.

 

Jeune afrique n°3094 – NOVEMBRE 2020