Hommage au cheikh Mamadou Traoré (1944-2021)

Fenêtre sur sa longue amitié avec le cheikh Aboubacar Fofana (1943-2020)

Le cheikh aïma El Hadj Mamadou Traoré est décédé le 13 avril, au premier jour du Ramadan 2021. Il avait succédé le 29 mai 2020 au cheikh Aboubacar Fofana, décédé douze jours plus tôt, il y a de cela presque un an déjà. Par certaines facettes de leurs vies, les deux hommes ont eu des destins proches. Ils s’étaient connus étudiants en 1963. Quoique de tempéraments différents — Traoré était plus discret et Fofana plus pugnace — ils avaient ensuite cheminé dans une certaine proximité personnelle, religieuse et professionnelle. Dans cet entretien conduit le 25 août 2008 à la mosquée de la Riviera Golf, El Hadj Mamadou Traoré raconte sa rencontre avec Aboubacar Fofana, leurs années de vie estudiantine au Caire et leur retour en Côte d’Ivoire. La transcription de cet entretien, fort de la parole vive de l’imam Traoré, est un hommage à sa personne et à son prédécesseur. Que la terre lui/leur soit légère !

Mamadou Traoré raconte Aboubacar Fofana (entretien, 25 août 2008)

J’ai connu Aboubacar Fofana en 1963 au cours de vacances à Abidjan. Le contexte de cette histoire mérite d’être raconté. L’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) venait d’être créée. Houphouët-Boigny devait se rendre en Éthiopie mais n’aimait pas prendre l’avion. Lors d’une escale en Égypte, en route vers Addis-Abeba par le canal de Suez, alors qu’il séjournait chez le président Nasser, il rencontre un soir des étudiants ivoiriens du Caire qui lui demandent des bourses. Houphouët-Boigny leur dit « venez me voir à Paris » et leur envoie trois billets pour s’y rendre : j’étais de ceux qui ont reçu un billet. À l’époque, j’étais secrétaire général de l’Association des élèves et étudiants ivoiriens en Égypte, qui avait été créée en 1960. J’étais venu au Caire en 1956 et je n’étais pas rentré en Côte d’Ivoire depuis lors. Je me rends donc à Paris en 1963, puis à Abidjan en vacances dans la foulée : c’était mon premier retour au pays depuis mon départ. À Paris, Houphouët-Boigny décida de nous accorder 19 bourses. Aboubacar Fofana avait réussi à mettre son nom sur la liste des bénéficiaires. L’Égypte aidait un peu mais pas beaucoup. Les parents aidaient une fois par an au moment du pèlerinage en envoyant un petit quelque chose aux étudiants, mais pour la plupart ce n’était pas assez. Ces bourses nous ont donc aidé. Au même moment, mon oncle envoyait son fils au Caire. C’est lui qui a payé le voyage d’Aboubacar Fofana en Égypte avec mission de prendre soin de son fils. C’est comme ça qu’Aboubacar Fofana a pu partir au Caire et que je l’ai rencontré pour la première fois.
Mon père, Ousmane Traoré, était un grand commerçant transporteur à Korhogo, originaire de Sikasso, très proche du chef de canton Gbon Coulibaly jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale : on trouve son nom dans les livres d’histoire coloniale. Il était très sollicité politiquement. Il s’était d’abord engagé auprès de Sékou Sanogo ; Houphouët-Boigny avait essayé en vain de le faire changer de bord. Son beau-fils était Tidjane Dem. Mon père avait financé sa campagne aux élections pour l’Assemblée constituante, mais il avait été battu. En 1963, mon père aurait voulu venir à Abidjan pour remercier Houphouët-Boigny d’avoir pris en charge mon billet d’avion et pour me saluer, mais il n’a pas osé, de peur que son geste soit mal interprété par les proches de Sékou Sanogo et de Tidjane Dem.
Avant son départ, Aboubacar Fofana enseignait dans une médersa à Abidjan. Je l’ai accueilli au Caire, où il était inscrit à al-Azhar. Il y avait deux principaux cursus dans le cadre de l’Université al-Azhar. D’abord le Mahad al-Boukhos : l’institut des étudiants étrangers, de niveau secondaire. Il avait été créé au sein d’al-Azhar pour accueillir les élèves africains et asiatiques (indonésiens, malaysiens, etc.). Ces élèves étaient logés à la Madinat al-Boukhos, la cité des gens venus d’ailleurs, des étrangers : c’est là qu’on habitait, avec Aboubacar Fofana. Le deuxième cursus s’appelait le Mahad al-Qahira et recrutait les élèves égyptiens et des pays arabes. Ils avaient les meilleurs enseignants et leurs cours étaient de niveau plus élevé.
À al-Azhar, Aboubacar Fofana travaillait avec beaucoup de sérieux. Il a cherché à se lier avec tous ceux qui étaient brillants, surtout parmi les Africains. Il faisait déjà des prêches en Côte d’Ivoire avant de partir et il savait ce qu’il voulait en venant en Égypte : bien se former et rentrer continuer le travail au pays. À al-Azhar, il s’est lié avec les meilleurs élèves, dont Cheikh Karamba, Malinké de Casamance, fils d’un grand cheikh dont hérita plus tard la charge. Karamba et Fofana avaient à peu près le même âge. Karamba est resté étudier à al-Azhar, c’est le profil-type de l’étudiant entièrement formé à Al-Azhar (à noter qu’il n’y a pas de distinction entre étudiants arabes et étrangers au niveau supérieur). Je suivais des cours avec Karamba à l’Alliance française du Caire, pour bien maîtriser le français, langue officielle de la Côte d’Ivoire, en vue du retour au pays. Aboubacar Fofana nous a suivi.
Nous étions organisés en une Rabita al-tulab al-khab al-ifriquiyya al-faransia : l’Association des étudiants de l’Afrique occidentale française, qui existait déjà en 1956 quand je suis arrivé au Caire. J’en ai été le vice-président. On avait un journal mural, affiché, écrit à la main, qui s’appelait Jarida tulab al-Ifriqiyya, le « Journal des étudiants africains ». Quand il a été imprimé, les premiers numéros étaient en arabe. Ensuite, Aboubacar Fofana m’a succédé à la rédaction du journal.
Nos contacts avec la société arabe étaient limités. On ne souffrait pas de racisme mais les différences culturelles nous éloignaient. Les Égyptiens étaient dans l’ensemble accueillants. L’équipe de foot de notre association jouait contre des équipes arabes. Au plan politique, tout contact avec les Frères musulmans était interdit. L’association al-shubban al-muslimi, moins critique envers le régime Nasser, restait autorisée et donnait des conférences hebdomadaires. On y assistait parfois. On s’est aussi formé en autodidactes, surtout Aboubacar Fofana. C’est au Caire qu’il a découvert Mawdudi, Qutb, Bennabi et surtout Ghazali : il a lu attentivement « La revivification des sciences de la religion », en cinq volumes.
Dans notre association de Ouest-Africains, par contre, nous étions très liés. L’indépendance ne nous a pas éloignés. Un jour, nous avons organisé une grève à Mahad al-Boukhos, parce que la nourriture n’était pas bonne et que nos allées-et-venues étaient trop contrôlées. Les autorités d’al-Azhar ont orchestré une punition exemplaire. Elles ont demandé à ce qu’un représentant par pays vienne s’expliquer. Aboubacar Fofana avait été désigné pour parler au nom des Ivoiriens. Mais il était absent ce jour-là. Celui qui l’a remplacé a été expulsé et est parti en Algérie.
Au Mahad al-Boukhos, le programme n’était pas trop chargé. Il était basé plus sur la mémorisation que sur la compréhension des textes. On étudiait le tafsir [exégèse], le fiqh [droit] et les sciences religieuses classiques, mais le niveau était bas. Ce cursus nous a permis d’avoir une bonne maîtrise de la langue arabe. Mais pour les ambitieux, c’était insuffisant. Avec Aboubacar Fofana, nous avons décidé de poursuivre nos études ailleurs. Il fallait passer des concours d’équivalence pour entrer dans des universités d’enseignement général. J’ai été admis à la Jamaat [Université] Ain Chams, mais j’ai dû rétrograder en BEPC. J’y ai ensuite obtenu une licence en commerce. Aboubacar Fofana a été orienté vers la Jamaat al-Qahira, où il a obtenu une licence en sciences économiques. Cette réorientation nous a permis d’entrer dans la vie moderne. C’était un grand changement pour nous, cela nous a ouvert les yeux ! Cela nous a permis d’avoir un plus par rapport aux étudiants qui n’ont étudié que la théologie. C’est grâce à notre parcours d’études que nous avons pu ensuite nous adresser aux intellectuels.
Aboubacar Fofana et moi sommes repassés à Abidjan en 1967 au cours de nos études au Caire pour un congrès de l’UNEECI, l’Union nationale des élèves et étudiants de Côte d’Ivoire. Ce fut notre première rencontre avec Gbagbo et consorts.
J’ai fini mes études en Égypte en 1969. J’ai ensuite étudié un an à l’Alliance française à Paris. Puis je suis rentré à Abidjan en 1971. Aboubacar Fofana est resté un an en Égypte après la fin de ses études. Avant mon départ, j’animais à la radio nationale égyptienne un programme d’émissions en malinké. Quand je suis parti, Fofana m’a remplacé. Cela lui a permis de rester encore un an au Caire. Il s’est inscrit à l’American University in Cairo, avec Karamba, mais il n’a pas fini le cursus. Aboubacar Fofana se sentait investi d’une mission pour la Côte d’Ivoire et est rentré au pays en 1972.
C’est Aboubacar Fofana qui, le premier, s’est fait recruter à la Société ivoirienne de banque (SIB). Je travaillais à l’époque dans l’import-export. C’est Aboubacar Fofana qui a facilité mon recrutement à la SIB. Abou Doumbia était le PDG de la SIB, il y avait entre nous des liens de fraternité malinké. Fofana a pris beaucoup de risques pour donner beaucoup de son temps au travail associatif : Abou Doumbia le protégeait dans une certaine mesure. Pour ma part, j’ai donné des cours islamiques au lycée Sainte Marie et des cours d’arabe à l’Université de Cocody, mais en dehors des heures de travail. À la SIB, il y avait des cours internes de perfectionnement dont nous avons profité. Quand Aboubacar Fofana est devenu le directeur des ressources humaines à la fin de sa carrière, c’est lui qui gérait l’organisation de ces cours. Nous avons beaucoup appris de la formation continue que proposait la SIB. C’est après ma retraite que je suis devenu imam.

Épilogue
Cet entretien conduit en 2008 évoque des temps révolus que les jeunes imams n’ont pas connu. Les deux derniers présidents du COSIM sont au nombre des pionniers qui ont porté le renouveau de l’islam en Côte d’Ivoire depuis le milieu des années 1970. Le décès du cheikh Traoré pourrait précipiter un transfert de la représentation musulmane dans les mains d’une nouvelle génération, à même de relever les défis sans cesse changeants du temps présent. Qu’elle soit bien guidée !

Marie Miran-Guyon
Maîtresse de conférences à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS),
Institut des mondes africains (IMAF), Paris
https://imaf.cnrs.fr/spip.php?article71