KENYA: La population dit non à l’endettement

 

Une tempête de contestation sur les roseaux sociaux dénonce le prêt de 2.34 milliards de dollars alloué par le FMI au pays, miné par les scandales de détournement financier.

L’illustre inconnu, le Kényan Jefferson Murrey a déclenché une vague de contestation virale inédite dans son pays. Dans une pétition mise en ligne le 4 avril, qu’il signe par « Un contribuable fatigué », il dénonce le prêt de 2,34 milliards de dollars sur trois ans accordés par le FMI au Kenya deux jours plus tôt. La goutte d’eau qui a fait déborder le vase. « Les prêts antérieurs au gouvernement kenyan n’ont pas été utilisés avec prudence et se sont souvent soldés par des méga scandales de corruption », indique le pétitionnaire, suivi par plus de 235000 signataires à la mi-mai. Ce prêt doit soutenir «la réponse au Covid-19 des autorités et leur plan de réduction des vulnérabilités de la dette, tout en préservant les ressources pour protéger les groupes vulnérables », s’est expliqué le FMI. Ce qui inquiète surtout l’institution, c’est que « le pays présente un risque élevé de surendettement ». Le déficit budgétaire et les ratios d’endettement atteindront respectivement 8,7 % et 70,4 % du PIB cette année.

En contrepartie de son soutien, le FMI pose ses conditions. Le gouvernement doit élargir l’assiette fiscale pour accroître les recettes (les impôts et le carburant ont déjà augmenté) et geler le recrutement dans la fonction publique. Pour lutter contre la corruption, il prévoit d’adopter une procédure de passation de marchés en ligne et de renforcer la lutte contre le blanchiment. Autre point noir : les comptes catastrophiques des entreprises publiques. Le Trésor doit évaluer les risques d’une vingtaine de grandes entreprises (Kenya Railways, Kenya Electricity Generating Company…), tandis qu’un conseiller indépendant sera recruté pour évaluer la situation de Kenya Airways, moribonde.

Mais ni le gouvernement ni le FMI n’ont rassuré les Kényans, effrayés par la fuite en avant de leur pays, lequel prévoit au total d’emprunter à l’étranger 12,4 milliards de dollars d’ici juin 2022. Une enquête a montré que quatre habitants sur cinq se sentaient anxieux, craintifs ou en colère à cause du fardeau de la dette publique. Elle devrait culminer à 73 % du PIB en 2022-2023. Or, selon le Trésor, le pays dépensera déjà 458,2 milliards de shillings kényans (4,2 milliards de dollars) pour le service de la dette pour l’exercice 2020-2021, contre des revenus attendus de 815,9 milliards de shillings (7,5 milliards de dollars) !  La gestion du président Uhuru Kenyatta est mise en cause. Depuis son accès au pouvoir en 2013, la dette s’est envolée de 16 à 70 milliards de dollars. Et en début d’année, le chef de l’État a laissé entendre que 18 millions de dollars étaient perdus chaque jour à cause de la corruption, sans proposer de solutions. Le pays est ainsi secoué par le scandale Kemsa (l’Agence publique de fourniture médicale), impliquant des personnalités politiques : 21 millions de dollars pour l’achat d’équipements médicaux, notamment pour lutter contre le Covid-19, se sont évaporés. À cran, les Kenyans se déchaînent sur les réseaux sociaux. La communauté KOT (« Kenyans on Twitter ») diffuse en masse les hashtags StopGivingKenyaLoans ou StopLoaningKenya (« Arrêtez de prêter au Kenya »), jusqu’à saturer les discussions en ligne et les visioconférences du FMI.

Cet activisme viral pourrait se diffuser à d’autres pays, marquant l’implication grandissante des populations dans la gestion de leurs dirigeants. Fin avril, une pétition en ligne a ainsi été lancée au Ghana, visant à empêcher le gouvernement de contracter de nouveaux prêts. Ce n’est peut-être qu’un début. Comme le Kenya, plus de 30 États africains ont plus dépensé pour le service de la dette extérieure en 2020 que pour la santé publique. Et plus d’une douzaine (Tchad, Zambie, Éthiopie…) est classée à haut risque de surendettement, dont cinq quasis insolvables.

La requête de Jefferson Murrey pourrait donc se retrouver ailleurs : « Nous demandons au FMI de suspendre le décaissement de l’ensemble des prêts jusqu’à ce que des mécanismes de responsabilisation appropriés pour garantir que l’argent soit utilisé à bon escient soient mis en place. » Réponse après les présidentielles de 2022 ?

 

AFRIQUE MAGAZINE n° 417 de Juin 2021, Page 82