L’article à charge de Hocine Kerzazi publié sur Oumma [1] me présente comme le prototype du musulman enfermé dans le déni le plus total des résultats de la recherche contemporaine sur les débuts de l’islam, ou l’islam des origines. Est-ce là une affirmation fondée ou une simple attaque personnelle suite à la publication de mon article? [2]. J’invite les lecteurs à lire nos articles respectifs avant de prendre position.
Je trouve Hocine Kerzazi injuste* à mon égard car j’estime que mes écrits sont parmi les plus critiques vis-à-vis du récit traditionnel au point que l’islamologue Michael Privot[3] a qualifié mon livre de vulgarisation sur la thèse de Gibson comme étant une thèse hypercritique (cf. l’islam de Pétra, réponse à Dan Gibson, Bod, Mars 2018). Il en est de même pour le Prof. David King qui me classe dans les auteurs hypercritiques [4] dans un article récent paru sur Academia le 01/12/2018, en raison de ma vulgarisation des travaux de Dan Gibson. Mon seul tort était- sans doute- de présenter des arguments favorables à Gibson par souci d’objectivité. Bien entendu, j’ai également consacré toute la deuxième partie du livre à l’antithèse de Gibson.
L’article de Hocine Kerzazi est encore une fois particulièrement injuste, puisque non seulement, j’ai salué son travail de vulgarisation auprès du grand public au point de le paraphraser pour rédiger la conclusion de mon article.
Mon article ne visait rien d’autre que d’équilibrer le débat, en pointant une certaine tendance à la sélection dans les travaux scientifiques sur l’islam. Pour preuve, j’ai fourni une liste de travaux fondamentaux qui n’ont pas été abordés par l’auteur, notamment sur la tradition, des témoignages sur la réalité historique de Muhammad, sur l’historicité des califes et sur les traces épigraphiques concernant le pèlerinage à la Mecque tout en restant prudent quant à sa localisation exacte.
A aucun moment, je n’ai affirmé, ni infirmé l’existence d’un point de vue archéologique et/ou historique. Le dossier souffre d’un grand manque de données (témoignages explicites, pas de fouilles archéologiques professionnelles).
Par ailleurs, je ne vois pas où j’ai manifesté du déni à l’égard des travaux scientifiques sur l’islam ?
C’est tout le contraire, j’ai appuyé le constat de Kerzazi (comme beaucoup de chercheurs) sur le caractère tardif de la rédaction de la tradition musulmane, ses multiples contradictions et le caractère déclaratif des « Isnad » ou chaines de garants.
Le déni des données de la recherche scientifique dans certains cercles musulmans est bien réel, nul ne peux le nier. Mais il existe aussi un autre type de déni ou plutôt une sorte de myopie intellectuelle, celle qui touche certains chercheurs, qui ont une méthodologie douteuse dont le biais de sélection est le plus marquant.
Ce n’est pas moi qui l’affirme, mais un islamologue chevronné, Jonathan.E. Brockopp et qui le démontre clairement dans un article bien documenté intitulé « Islamic Origins and Incidental Normativy » [5].
Brockopp met en relief à la fois le déni « musulman » bien réel mais aussi, les biais d’analyse et d’interprétation des sources que certains chercheurs opèrent en présentant des travaux censés être objectif et impartiaux ( sélection, deux poids deux mesures, la non prise en compte de tous les éléments du dossier étudié… etc).A cet égard, je conseille vivement à notre ami Kerzazi de le lire ou le relire s’il avait déjà lu.
Celles et ceux qui liront mon article constateront que ma démarche consistait simplement à évoquer des travaux que Hocine Kerzazi n’a pas abordé et son choix de parler uniquement des travaux hypercritiques.
Le qualificatif « hypercritiques » je n’ai pas inventé pour disqualifier d’avance ces travaux, figure dans des publications académiques [6]. Certains vont jusqu’à parler de travaux « révisionnistes » mais j’ai évité ce terme en raison de son sens péjoratif [7]
Quant à l’inconsistance de la thèse du père Gallez, il suffit de voir qu’il est très peu cité dans les références académiques parmi les islamologues. Evidemment Gallez n’a pas écrit que des “inepties“, c’est tout le contraire. Il a effectué une synthèse remarquable de plusieurs travaux intéressants et documentés (il est le seul à l’avoir fait de la sorte). C’est plus l’interprétation par Gallez des données disponibles qui pose problème, car il ne pouvait se débarrasser totalement de sa vision théologique selon le prisme catholique. Son concept de phénomène post-chrétien, l’inclusion de la notion du mal dans une recherche historique, l’existence historique des Nazaréens en Arabie (ou ailleurs) aux 6-7 e siècles et surtout leur christologie versus celle du Coran en sont des exemples parmi tant d’autres qu’il faudrait discuter en profondeur. Je prépare une étude qui va aborder cette question de manière plus détaillée.
Il n’est pas non plus question de rejeter les témoignages externes à la tradition, mais simplement faire admettre à H Kerzazi ” le deux poids deux mesures” et exiger d’appliquer les mêmes critères de prudence concernant ces sources, parfois totalement anonymes ou écrites par des adversaires des “proto-musulmans“.
Si les récits musulmans se basent sur des ISNAD purement déclaratifs, les sources non musulmanes le sont aussi. Comme si leur caractère ancien (par rapport à la tradition) va les mettre sur un “piédestal”, en les préservant de toute manipulation.
Par ailleurs, j’aurai aimé que Hocine Kerzazi réplique aux éléments factuels de mon article, au lieu de s’attaquer à ma personne en parlant de “déformations, de manipulations et même de mensonge “sans parler de l’ usage de l’argument de « l’homme de paille », alors que tout ce que j’ai avancé repose sur des sources vérifiables.
Quant à l’usage de l’argument d’autorité relatif aux critiques qui ont été formulées à l’encontre de John Wansbrough y compris par ses propres élèves (Cook et Crone), je ne le faisais pas pour me cacher derrière de telles autorités en vue d’esquiver une contre argumentation directe à la thèse de Wansbrourgh.
Mon article est destiné avant tout au grand public et n’avait pas pour objectif de détailler point par point la théorie de Wansbrough (cela nécessiterait un volume entier), d’ailleurs aucun chercheur sérieux ne lui accorde autant de crédit depuis la découverte d’écrits exégétiques datant avant le 8 ème siècle.
Il en est de même pour la mention de Robert B Sergeant contre à Crone que j’ai qualifié moi-même de disproportionnée. Finalement, notre auteur n’applique pas sa propre méthodologie scientifique qui est censée, se dispenser des attaques ad hominem. Nous laisserons le lecteur seul juge afin de faire la part des choses.
Références :
*J’ai volontairement employé le terme juste/injuste et non scientifique/non scientifique, car j’estime que l’auteur est déjà sorti du domaine scientifique pour verser dans une sorte de procès à mon encontre alors qu’il condamne les attaques de type ad hominem.
[1]Hocine Kerzazi, Origines de l’islam, le déni musulman
https://oumma.com/origines-de-lislam-le-deni-musulman/#comments-section
[2] Ahmed Amine, Pour une approche historico-critique impartiale des débuts de l’islamhttps://oumma.com/pour-une-approche-historico-critique-impartiale-des-debuts-de-lislam/
[3]Michel Privot & Ismail Saidi, Mais au fait, qui était vraiment Mahomet, P.36, note n°19. Édition Flammarion, 2018.
[4]David King, The Petra fallacy – Early mosques do face the Sacred Kaaba in Mecca but Dan Gibson doesn’t know how. [Publié sur academia.edu, le 01 Décembre 2018].
[5] Jonathan Eugene Brockopp, Islamic Origins and Incidental Normativity in Roundtable on Normativity in Islamic Studies, Journal of the AAR , Vol.84, n°1, p.28-43, 2016.
[6]Le terme « auteurs hypercritiques » n’est pas une invention de notre part, il est utilisé par de nombreux chercheurs comme Fred Donner, Harald Motzki, Michael Lecker, Christian Julien Robin et beaucoup d’autres.
[7]Le révisionnisme historique est chargé d’une connotation négative car il est associé à la négation des crimes contre l’humanité et du génocide des juifs et des Tziganes lors de la deuxième guerre mondiale.