L’islam «tropical» de cet État multiethnique ne laisse guère d’espace à l’idéologie de Daech. À l’extrême nord-est du pays, un fondamentalisme rigide mais anti-djihadiste capte les musulmans les plus radicaux.
Pendant une tiède nuit de juin 2016, deux hommes jettent une grenade artisanale dans la discothèque Movida en banlieue de Kuala Lumpur en Malaisie. Huit personnes sont blessés dans la déflagration. Dans les jours qui suivent, la police coffre les deux auteurs. Jamais l’organisation État islamique ne revendiquera officiellement cette attaque à Puchong. Seul le fera, dans une publication Facebook, un célèbre «soldat du califat» malaisien. Muhamad Wanndy, 26 ans, était recruteur pour l’organisation djihadiste. Il appâtait des égos froissés depuis la Syrie en prônant un jihad rédempteur et belliqueux, jusqu’à ce qu’un drone irakien ne le tue mi-mai à Raqqa. Cet attentat, le premier à être connecté à Daech sur le sol malaisien, a fait redouter l’existence de cellules djihadistes dormantes.
À y regarder de près, l’incident de Puchong frappe pourtant par plusieurs aspects. L’attaque, peu sophistiquée, a été commise dans un lieu isolé, à 30 kilomètres de la capitale, à l’aide d’un engin artisanal. Contrairement aux commandos qui ont ensanglanté Paris, les deux assaillants du Movida étaient des amateurs peu préparés, et leurs dégâts sont moindres que ce qu’ils attendaient. Qui plus est, le lien avec L’état islamique semble très ténu, tout en ayant tous les airs de la récupération. À Puchong, au bord de l’autoroute où se trouve cette boîte de nuit mal éclairée, le personnel est formel:
«Cela n’avait rien à voir avec Daech. C’était un problème de business. Un commerçant du coin bien connu qui était jaloux de cet endroit devenu très populaire et qui a voulu se venger», dit Nadim, barman pakistanais au Movida.
Même son de cloche chez les commerçants du quartier, qui tous évoquent la «vendetta personnelle» d’un boutiquier que Wanndy aurait instrumentalisé.
«SUPERCALIFAT»
Depuis 2013, à en croire les autorités, moins de cent Malaisiens auraient grossi les rangs de Daech. Beaucoup ont péri en Syrie. Une centaine de djihadistes, arrêtés en vertu de la liberticide loi Pota de 2015, croupissent dans les geôles du pays. Ces chiffres semblent dérisoires pour cet État multiethnique de trente millions d’habitants où l’islam est religion d’État, et pratiqué par 62% de la population. D’ordinaire, les transfuges sont décrits comme des personnes à problème, ayant subi un lavage de cerveau et ignorants des préceptes de l’islam.
Dans le reste de la région, la situation est différente. En Indonésie et aux Philippines, des groupuscules djihadistes comme Katibah Nusuntara, Jeemah Islamayah et Abu Sayyaf, bien qu’en déclin et morcelés, ont pris le parti de prêter allégeance à Daech, mais «pour des questions d’image plutôt que pour traduire une espèce d’expansion», nuance l’agence de renseignement américaine Stratfor.
Ces groupes, présents de longue date, capitalisent désormais sur l’idéal d’un «supercalifat» en Asie du sud-est… sans que la mayonnaise ne prenne en Malaisie. Confinée à l’extrême nord du pays, dans les États du Kelantan et de Kedah, l’activisté djihadiste est à encéphalogramme plat. Seuls quelques indigènes isolés soutiennent clandestinement les terroristes du sud de la Thaïlande, et quelques Malaisiens radicalisés ont rejoint le Katibah Nusuntara.
UNE SOCIETE MULTICULTURELLE
Y aurait-il alors une «exception malaisienne»? Pieds nus dans ses quartiers à Kuala Lumpur, le grand imam de la plus vieille mosquée de la ville, Mohd Faisal bin Tan Mutallib, en est persuadé:
«Peut-être que la menace finira par nous atteindre. Mais ce que nous sommes aujourd’hui comme nation nous aide à tenir tête et à résister contre le djihadisme.»
Père chinois, mère malaise, femme indienne, Mutallib est à l’image de la Malaisie: un concentré de cultures. À ses yeux, le multiculturalisme, ciment centenaire de la société malaisienne, a tout à voir avec l’échec local de Daech. Terre d’immigration, «la Malaisie l’un des seuls pays à combiner à ce point des aspects multireligieux et multiculturels sur une même terre, et ce depuis des centaines d’années», poursuit l’imam. Trois groupes ethniques sont dominants: Malais (62%), Chinois (25%) et Indiens (9%). La Constitution de 1957, qui promet aux chrétiens, bouddhistes et taoïstes une certaine liberté religieuse, s’appuie sur un contrat d’«entente mutuelle»:
«Nos pères fondateurs nous ont enseigné qu’il nous faut vivre sur une terre de tolérance, d’acceptation et de connaissance des frontières de l’autre. Les relations interethniques du pays nous aident aujourd’hui à juguler toutes les sortes de violences religieuses.»
L’ISLAM TROPICAL (MODERE)
Bien que les émeutes raciales de 1969 aient terni cette mosaïque, «la forme qu’a pris l’islam dans la société multiculturelle malaisienne joue un rôle fondamental dans le freinage de l’influence djihadiste», affirme Mutallib.
L’islam malaisien n’est pas arrivé par les armes des conquérants. Il est arrivé par la mer, au XVe siècle, avec les navires des marchands et les mariages interethniques. C’est la conversion de Parameswaran, fondateur du sultanat de Malacca, qui l’a définitivement ancré dans la péninsule. Il y a pris les atours d’un puissant islam modéré, le sunnisme de rite chaféite, assorti sur le plan légal d’une charia soft. Les châtiments administrés par les cours de la charia sont en réalité hérités des lois coloniales britanniques, plutôt que du Coran. Ils ne s’appliquent qu’aux seuls musulmans, sur des problèmes personnels (consommation d’alcool) ou familiaux (divorce).
À travers le nusuntara, le monde malais, l’identité de l’islam est intrinsèquement lié à l’ethnie malaise. Cet islam tropical, des zones forestières et humides, se caractérise par une forte hybridation dans le contexte culturel et géographique. Il est aux antipodes de l’islam des déserts saoudiens et de son salafisme austère, lequel est peu ou prou banni de Malaisie. Il enseigne « les bonnes manières et que la liberté de religion n’est pas contraire à l’islam», dit Mutallib. Dans les rues, les mosquées malaises jouxtent les temples taoïstes, les kufis des musulmans croisent les tilaks des hindous.
LA SELECTION DES IMAMS
Il serait toutefois naïf de de croire qu’un multiculturalisme autorégulateur et un islam tolérant fassent à eux seuls le travail. Ayant appelé à de multiples reprises à «mettre en défaite» les idées de Daech, le Premier ministre, Najib Razak, a enrichi l’arsenal sécuritaire de mesures préventives et répressives.
Le gouvernement, qui a autorité dans les affaires islamiques, travaille en cheville avec les institutions religieuses pour s’assurer qu’aucun imam ne prêche le salafisme djihadiste. Le profil de chaque imam est passé au crible avant de l’autoriser à prêcher, et ce «jusqu’au dernier des villages et la plus petite des mosquées», dit Mutallib, ce qui confère à l’exécutif une emprise verticale sur les mosquées.
Que professent-ils alors? «Les imams promeuvent ce qu’on appelle le «wasatiyyah», l’islam modéré. Une expression qui est devenue très populaire dans le pays face au fondamentalisme de l’Etat islamique», précise le spécialiste malaisien de l’extrémisme religieux, Roslan Mohd Nor.
CONTRE-PROPAGANDE
Nor est professeur associé à l’université de Malaya (UM) et directeur adjoint de l’Académie des études islamiques. Très consulté par les services malaisiens de contre-terrorisme, il croit en l’efficacité des lois antiterroristes et de la contre-propagande. «Dès 2012, avant que Daech ne prospère, le gouvernement a pris les devants», dit Nor dans son bureau aux murs écarlates. L’exécutif passe en juillet la draconienne loi Sosma (Special Offenses (Special Measures) Act) qui a permis d’incarcérer les Malaisiens suspectés de sympathiques djihadistes.
«Nous y sommes pris bien avant les autres États, se réjouit le professeur. Tout acte de terrorisme peut être déjoué avant qu’il n’arrive.»
Neuf projets d’attentats auraient d’ores et déjà été enrayés.
Face à la propagande de Daech sur le Web et les esprits, autorités religieuses, universités et gouverment ont allumé des contre-feux. «Le Conseil national de la fatwa a déclaré qu’il était haram [pêché] de rejoindre Daech. Nos muftis, qui sont extrêmement respectés par le peuple, appellent à rejeter son idéologie. Et le gouvernement, qui est heureusement à l’écoute des universitaires, donne son plein soutien aux tentatives de déradicalisation», égrène Nor. En 2015, le ministère du Développement islamique énonce que les «combattants» qui ont péri en Syrie n’auraient pas, jamais, le statut de «martyrs».
LA MONTEE D’UN ISLAMISME ANTI-DJIHADISTE
Entre-temps, le gouvernement s’est embourbé dans le scandale de corruption 1MDB. Des milliards de dollars d’argent public ont été siphonnés par ce fonds souverain, dont des traces ont été retrouvées… jusque sur le compte en banque du Premier ministre. De quoi éroder à jamais son influence et jeter de sérieux doutes sur son intégrité et celle de son parti, l’United Malay National Organization (UMNO), parti islamo-conservateur qui rassemble à lui seul plus de 3,5 millions d’adhérents et dirige toutes les coalitions au pouvoir depuis 1957.
«La montée de l’islamisme radical est l’un des signes les plus visibles et les plus inquiétants de l’érosion de l’autorité de l’UMNO», écrit le politologue américain David Martin Jones, qui y voit un possible tapis rouge pour le salafisme djihadiste.
Les déçus de l’UMNO, toutefois, se tournent vers le Pan-Malaysian Islamic Party (PAS), un parti islamiste qui milite pour des lois islamiques médiévales (les hudûd) et rêve de faire de l’État du Kelantan, son fief, un État islamique «pur».
Sa narration concurrence celle de Daech. Opposé au sécularisme, il veut appliquer une Constitution islamique. Aux kelantanais, il impose un encadrement de la vie sociale et religieuse et islamise le quotidien. Discothèques, cinémas et jeux de hasard y sont interdits. Les files d’attente des supermarchés sont non-mixtes. Les femmes peuvent écoper d’amendes pour port de tenue «indécentes».
UN ISLAM POLITIQUE?
Le 1MDB est du pain bénit pour les fondamentalistes du PAS, qui peuvent prétendre être le seul mouvement incorruptible, et donc le seul authentiquement musulman. Son influence sur toute la Malaisie est réelle. À sa tête de 1991 jusqu’à sa mort 2015, le président Nik Abdoul Aziz était un ouléma (théologien et juriste) respecté et très écouté dans toute la fédération.
«Le PAS est plus qu’un simple parti politique, c’est une autorité religieuse», abonde Zamakhshari, un membre du bureau du PAS à Kota Bharu, capitale du Kelantan.
En plus de choyer ses habitants, à 95% musulmans, ce mouvement politico-religieux organise loteries et funérailles dans les villages les plus reculés de cet État rural, tout en émettant ses messages politiques dans ses mosquées, où il peste contre «les dirigeants de Kuala Lumpur» et propose une lecture littérale du Coran. «Les Malaisiens ne se tournent pas vers Daech, parce qu’ils ont le PAS. Ils disposent donc déjà d’une autorité religieuse vers laquelle se tourner sans avoir à recourir à la violence», dit Zamakhasari.
L’IMAM MUTALLIB, A KUALA LUMPUR, PARTAGE CET AVIS:
«Ceux qui, en Malaisie, cherchent une sorte de rédemption ou un islam plus rigoriste se tournent vers le PAS. Depuis vingt-sept ans, il mène un processus éducatif qui enseigne aux habitants ce que sont les enseignements littéraux de l’islam, dont le hudûd.»
Il mène sa propre guerre à Daech. Le vice-président du PAS a mis en garde ses fidèles que le djihadisme véhiculait «une image fausse de l’islam». Ce qui n’a pas empêché deux de ses anciens responsables d’être poissés en Syrie en 2014. Ils avaient été limogés pour leurs sympathies douteuses.
«Le PAS joue un grand rôle dans le freinage de Daech, confirme Nor. Ils ne soutiennent pas la mouvance djihadiste et enseignent à leurs sympathisants ce qu’ils croient être les vrais enseignements de l’islam. Ces derniers n’iront pas vers Daech, parce qu’ils respectent et suivent leurs leaders.»
Beaucoup s’accordent à dire que le PAS, aux prochaines élections, pourrait même créer la surprise.
http://www.slate.fr/story/150849/djihadisme-perce-malaisie