[Tribune] « L’effet Pangolin », la France et nous : peut-on empêcher les autres de penser notre futur ?

La polémique déclenchée par une note controversée émanant d’un centre d’analyse français a montré une chose : il est urgent, en Afrique, de structurer et de renforcer, nous aussi, nos lieux et institutions de production de savoirs, d’idées, d’analyses, et de les mettre au service de la défense de l’intérêt des populations africaines.

La note qui s’est échappée d’un centre d’analyse du ministère français des Affaires étrangères et qui est intitulée « L’effet pangolin : la tempête qui vient en Afrique » a eu un grand succès sur le continent. Elle y a déclenché des prises de position virulentes.

Il faut dire qu’elle n’y va pas par quatre chemins. Extraits : «  L’onde de choc à venir du Covid-19 en Afrique pourrait être le coup de trop porté aux appareils d’État. Le taux de médicalisation est quasi-nul et les systèmes de santé nationaux peuvent être considérés comme saturés d’office. L’État va faire massivement la preuve de son incapacité à protéger ses populations. Cette crise pourrait être le dernier étage du procès populaire contre l’État, qui n’avait déjà pas su répondre aux crises économiques, politiques et sécuritaires. »

Plus néfaste que l’effet pangolin

L’analyse est-elle juste ? Est-elle pondérée ? Tient-elle compte de manière fine des variations entre les situations politiques, économiques et sociales des pays africains d’un bout à l’autre de l’Afrique subsaharienne ? Certainement pas. Mais il ne s’agit ni d’un rapport, ni d’une étude, ni même d’un article de recherche académique. Il ne s’agit que d’une note interne de six pages, comme les différentes composantes de la machine administrative et politique française en produisent toutes les semaines.

S’étonne-t-on vraiment qu’un pays comme la France, qui essaie de rester dans le cercle des puissances du monde en conservant des capacités militaires et diplomatiques significatives, produise des analyses régulières sur la partie du monde où elle exerce sa plus grande influence géopolitique et économique ? À quoi cela lui servirait de rémunérer des fonctionnaires, des chercheurs, des consultants spécialisés sur des questions internationales et des zones géographiques diverses si ce n’est pour pouvoir bénéficier d’un faisceau large d’analyses prospectives ?

Nul ne sait quelle sera l’ampleur de la crise sanitaire du Covid-19 en Afrique

 

Certaines réactions africaines outrées illustrent un effet sans doute plus néfaste que celui du pangolin, accusé d’être à l’origine de la pandémie. Un effet qui nuit gravement à notre capacité à penser le monde avec lucidité et à sortir du tête-à-tête entre l’Afrique et la France ou l’Europe. Qui met en lumière la charge de l’histoire coloniale, du racisme qui lui est consubstantiel et de la condescendance postcoloniale. N’est-ce-pas précisément en nous intéressant d’abord à nos pays, à nos sociétés, et en étant pleinement conscients que le monde non africain ne se résume ni à l’Europe ni à l’Occident que nous pouvons affirmer notre véritable indépendance d’esprit ?

Il serait irresponsable d’écarter le scénario catastrophe

Quelle sera l’ampleur de la crise sanitaire du Covid-19 en Afrique et quels en seront les effets sur les économies africaines et les conditions de vie des populations ? La réponse la plus honnête à ce stade est que nul ne le sait.

Le scénario du pire, celui de l’hécatombe, « des millions de morts », n’est pas en train de se concrétiser au moment où ces lignes sont écrites. La progression de la pandémie en Afrique est régulière mais pas explosive, dans la limite des données officielles disponibles. Le scénario catastrophe reste cependant un scénario parmi d’autres et il serait irresponsable de l’écarter totalement à ce stade.

La diversité des pays en termes de sens des responsabilités des gouvernants, d’expérience de gestion des épidémies et de capacité des administrations publiques et des systèmes de santé fait que l’on ne saurait formuler des prévisions sur la base de quelques pays qui ont jusque-là été rassurants – voire exemplaires – dans leur prise en charge de la situation. Pendant combien de temps les dispositifs de réponse ad hoc mis en place en Afrique pourront-ils fonctionner avec l’efficacité requise sans mettre en péril les autres services de santé essentiels privés de ressources et d’attention ?

Sur le plan économique, le coup d’arrêt à la dynamique positive dans beaucoup de pays est déjà certain. Les premières estimations des pertes résultant de la pandémie et des mesures exceptionnelles mises en œuvre pour la contenir sont inquiétantes. La récession, c’est-à-dire une croissance économique négative à l’échelle du continent, paraît certaine même dans le scénario optimiste d’une sortie rapide de la crise sanitaire.

État d’exception et États fragiles

L’incertitude majeure réside dans la durée de l’état d’exception qui sera nécessaire pour contrôler la propagation du virus. Plus il sera long, plus terrible sera l’impact, car derrière les agrégats économiques qui se détériorent, ce sont des millions de familles qui risquent de perdre leurs emplois, formels ou informels, et donc leurs sources de revenus.

Dans certains pays, comme chez les grands exportateurs de pétrole brutalement privés de ressources pour financer les services publics et les filets sociaux, on pourrait bien basculer dans le scénario d’un effondrement économique, d’une crise sociale et d’une crise politique. Un scénario parmi d’autres, mais un scénario crédible en particulier pour ceux qui étaient déjà fragilisés par des tensions politiques et des crises sécuritaires graves.

Le Cameroun de Paul Biya, pays stratégique faisant jonction entre le centre et l’ouest du continent, un des plus touchés par le Covid-19 en Afrique subsaharienne, est-il à l’abri d’une crise politique grave ? Il n’a pas attendu l’arrivée du nouveau coronavirus pour donner des signes de fragilité, entre incertitudes de fin de règne, rébellions dans les régions anglophones et violences terroristes dans le Nord. Quid du Tchad, du Gabon ou de la RDC ? En Afrique de l’Ouest, notamment dans les pays sahéliens déjà en très grande difficulté, le risque d’un délitement encore plus profond post-Covid-19 est-il à écarter ?

Obsession occidentale

« L’effet Pangolin » décrit dans la note française n’est donc pas que l’hypothèse farfelue d’une ancienne puissance colonisatrice angoissée par sa perte d’influence en Afrique. La séquence actuelle souligne en revanche une autre obsession, très occidentale celle-là : celle de la montée en puissance de la Chine en Afrique qui serait renforcée par l’épisode du Covid-19. Sauf que Pékin n’a pas attendu le virus pour se projeter méthodiquement en Afrique et partout dans le monde.

La fascination africaine pour le partenaire chinois, ses offres généreuses d’infrastructures et sa diplomatie respectueuse, certes mise à l’épreuve par les récents actes humiliants visant les Africains à Canton, est aussi une menace au réalisme lucide qui devrait guider les stratégies de nos pays.

Pensons-nous vraiment que les analystes et les diplomates de la puissante et très organisée machine étatique chinoise ne produisent pas eux aussi des notes régulières sur les évolutions politiques possibles dans les pays africains ? Tout comme les fonctionnaires et chercheurs mandatés pour suivre les affaires africaines aux États-Unis, en Russie, en Inde ou en Turquie ?

Nous pouvons et nous devons faire exactement la même chose, à l’échelle des États africains et encore davantage au niveau des communautés économiques régionales : organiser, maintenir, financer et valoriser les dispositifs d’analyse des dynamiques de nos propres sociétés et de celles des autres régions du monde. Nous devons au moins lire ce qu’il s’y produit, écouter ce qu’il s’y discute et essayer de savoir ce qu’il s’y prépare.

Renforcer nos lieux de production de savoirs

Il est temps que nous acceptions le fait que nous ne pouvons empêcher personne de penser, de réfléchir sur le présent et l’avenir de notre continent. Que nous le voulions ou non, les grandes, les moyennes et les petites puissances continuerons à formuler des hypothèses qui serviront à l’élaboration de leurs stratégies. Et nous ne pouvons pas non plus empêcher le président français Emmanuel Macron, élu par ses seuls concitoyens, de s’exprimer souvent, trop souvent, en porte-parole de l’Afrique.

Plus que jamais, nous devons adresser nos exigences de changement à nos gouvernants et non aux présidents français ou chinois

Le meilleur usage de notre temps serait de structurer et de renforcer, nous aussi, tous nos lieux et institutions de production de savoirs, d’idées, d’analyses, et de les mettre au service de la défense de l’intérêt des populations africaines d’aujourd’hui et de demain.

Plus que jamais, nous devons adresser nos exigences de changement à nos gouvernants et non aux présidents français ou chinois, qui ne sont point comptables devant nous. Il serait dommage de donner raison à ceux qui font le pronostic d’une hécatombe en Afrique parce qu’on aura passé plus de temps à proclamer que nous n’allons pas mourir qu’à éliminer toute possibilité que nous mourions.

jeuneafrique