« Les oulémas n’ont pas le monopole d’interprétation de la charia. Evidemment ils doivent être consultés au premier plan sur les questions de la charia. (Mais) ce ne sont pas eux qui font la loi religieuse, de même que ce ne sont pas les professeurs de droit qui font la loi, mais les parlements » (Ahmed Khamlichi, Point de vue n° 4)
La question centrale du débat sur la réforme de l’héritage en Tunisie est la suivante: “Est-il licite, dans un pays musulman comme la Tunisie, en restant dans le cadre d’application de la charia, de réviser les règles de répartition de l’héritage énoncées dans le Coran, comme le proposent les autorités politiques et religieuses du pays? Ou bien cela serait-il illicite, parce que les règles coraniques sont immuables?”
En principe, la réponse est claire. Pendant plus de treize siècles, les oulémas musulmans ont étudié dans tous ses aspects la question de ce qui est licite et ce qui ne l’est pas en droit musulman. Pour l’écrasante majorité des oulémas et des musulmans de manière plus générale, la réponse serait donc la suivante: “La modification des règles de partage de l’héritage énoncées dans le Coran serait illicite, parce que les règles coraniques sont, de par leur nature même, absolument immuables. Elles sont valables en tous temps et en tous lieux dans les communautés musulmanes à travers le monde. Elles doivent donc être respectées et appliquées à la lettre.“
Mais, la question n’est pas réglée pour autant. Car, quand le musulman curieux se tourne vers le domaine d’application de ce principe, il se trouve confronté, dans les faits, à une situation très différente de celle à laquelle il se serait attendu.
En pratique, le droit musulman appliqué dans une communauté contemporaine diffère sensiblement, sur des points parfois cruciaux, de celui étudié dans les manuels de référence de la charia et dans les écrits des grands théologiens du passé.
Il existe, ainsi, une véritable dichotomie entre la théorie et la pratique sur de nombreux points de droit musulman. Les règles de la charia, telles qu’elles sont appliquées en Tunisie aujourd’hui, en offrent une bonne illustration.
– de nos jours, le citoyen tunisien n’a pas le droit de posséder des esclaves, alors que ce n’est pas interdit par le Coran ; de fait, l’esclavage a été aboli en Tunisie dès 1846, à une époque où la France continuait de le pratiquer dans ses colonies ;
– on ne coupe plus la main du voleur dans ce pays ;
– on ne lapide plus jusqu’à la mort le couple adultère ;
– on n’applique plus la loi du talion (oeil pour oeil, dent pour dent) ;
– la sanction du meurtre ne se négocie plus entre les parties concernées, jusqu’à ce qu’un accord soit trouvé ; le meurtre fait l’objet de poursuites pénales dans le cadre du système judiciaire moderne du pays ;
– le droit commercial moderne, inspiré des codes occidentaux, s’est substitué aux règles de commerce énoncées dans le Coran et développées par les oulémas au cours des siècles ;
– le droit de la banque, de la finance et des assurances, inspiré des codes occidentaux, s’est substitué aux règles relatives à ces domaines énoncées dans le Coran.
Il faut souligner que tous ces changements ne sont pas propres à la Tunisie, mais se retrouvent, de nos jours, dans l’écrasante majorité des pays et communautés musulmans à travers le monde.
Mais, le droit musulman appliqué en Tunisie se démarque de manière fondamentale de certaines règles de la charia qui sont scrupuleusement appliquées aujourd’hui dans les autres pays musulmans. Par exemple :
– la polygamie est interdite en Tunisie, alors qu’elle est permise dans les règles coraniques et dans l’écrasante majorité des pays musulmans (mais souvent entourée de nos jours, dans nombre de ces pays, de conditions destinées à en restreindre dans la mesure du possible le champ d’application) ;
– la répudiation est interdite, alors qu’elle est permise dans les règles de la charia et encore pratiquée de manière courante dans l’écrasante majorité des pays musulmans (associée, encore une fois, dans certains de ces pays, à différentes conditions qui en restreignent plus ou moins sévèrement le champ d’application) ;
– en Tunisie, lors de la répartition d’un héritage, quand il n’existe que des héritières directes, elles bénéficient de l’intégralité de l’héritage, alors que les règles énoncées dans le Coran prévoient, dans cette situation, de faire bénéficier d’autres personnes de différentes parts de cet héritage ; il s’agit là d’un changement fondamental par rapport aux règles coraniques sur cette question, qui fait déjà partie du droit tunisien ; mais tous ceux qui affirment qu’ils s’opposent, aujourd’hui, à la révision des règles de partage de l’héritage parce que « ce serait contraire à la charia » semblent ignorer que ce changement existe déjà ;
– une tunisienne musulmane a le droit d’épouser un non-musulman, alors que dans tous les autres pays et communautés musulmans, on exige au préalable la conversion du non-musulman à l’islam, avant que le mariage ne puisse être juridiquement conclu.
La question se pose, évidemment: “Est-ce que toutes ces nouvelles règles de droit tunisien qui ont été substituées à celles énoncées dans le Coran respectent les principes et les règles de la charia et font donc partie intégrante de cette dernière ? Ou bien, en les adoptant, le législateur tunisien est-il sorti du cadre de la charia pour se placer dans celui, par exemple, de la “laïcité”?”
Avant de répondre à cette question, il faut voir, dans les faits, l’état des lieux dans les autres pays musulmans. On constate alors que l’écrasante majorité des Etats et communautés musulmans à travers le monde a cessé d’appliquer un nombre considérable de règles coraniques et leur a substitué de nouvelles dispositions juridiques. Le monde musulman dans son ensemble a donc ressenti, à travers l’histoire, le besoin d’adapter certaines règles coraniques qui ne répondaient plus aux besoins et ne correspondaient plus aux conditions de vie des sociétés musulmanes et du monde au sein duquel elles évoluaient.
Or, il ne s’agit pas d’une décision concertée. Chaque Etat a agi librement et souverainement en la matière. Pourtant, bien qu’agissant séparément, mais en s’inspirant probablement les uns des autres, les autorités politiques et oulémas de tous ces différents pays ont adopté de nouvelles règles très similaires les unes aux autres. Il y a donc un consensus dans la communauté musulmane dans son ensemble sur le fait que les nouvelles règles, tout comme celles auxquelles elles se substituent, respectent parfaitement les principes et les règles de la charia et sont donc partie intégrante de cette dernière.
Il serait ainsi possible de parler d’une nouvelle donne juridique en droit musulman à travers le monde. Par exemple, en Tunisie, certains de ces changements de règles juridiques se sont effectués avant que le pays ne soit occupé par la France, d’autres au cours de la période d’occupation, et d’autres encore après que le pays ait retrouvé son indépendance.
Quelle que soit la période au cours de laquelle ces changements ont été effectués, nul dans le pays (ni les oulémas, ni les partis politiques, ni la population en général) n’a contesté leur licéïté, ni réclamé leur annulation à quelque moment que ce soit par la suite et ce, quel que soit le régime en place, et quel que soit le discours tenu par des politiciens à des fins électorales à des moments donnés.
Même les plus conservateurs des théologiens et des hommes politiques tunisiens ont donc accepté la nouvelle donne juridique et définitivement tourné la page sur l’ère où l’esclavage était officiellement autorisé dans le pays ; où l’on coupait la main du voleur ; où l’on lapidait jusqu’à la mort le couple adultère ; ou bien où la polygamie et la répudiation étaient légales et pouvaient être librement pratiquées.
Tous ces changements, même quand ils se démarquent clairement et totalement des règles pertinentes énoncées dans le Coran, ont été acceptés dans le passé, et sont définitivement rentrés dans les mœurs des Tunisiens d’aujourd’hui comme allant de soi, dans le contexte d’une société musulmane moderne qui essaie de se faire sa place dans le monde du 21è siècle. Le même constat s’applique, à des degrés divers, à l’écrasante majorité des Etats et communautés musulmans contemporains.
Est-ce à dire, dans ces conditions, que les autorités politiques et religieuses des Etats musulmans, ainsi que leur population dans son ensemble, considèrent qu’il est licite, dans certaines circonstances, de changer les termes d’application de certaines règles coraniques, ou même de cesser de les appliquer ?
C’est la conclusion qu’on pourrait effectivement tirer des faits étudiés, que ce soit en Tunisie ou dans le reste du monde musulman.
La question se pose alors : « Comment cela affecte-t-il la question de l’égalité dans l’héritage en Tunisie ? »
Chacun est en droit d’apporter la réponse qu’il veut à cette question. Il doit cependant tenir compte du fait, comme on l’a souligné, que les règles coraniques relatives à l’esclavage, la polygamie, la répudiation, la répartition de l’héritage quand il n’y a que des héritières ; les règles du commerce ; les sanctions de l’adultère, du vol ou du meurtre, etc., toutes ces règles coraniques ne sont plus appliquées en Tunisie. Les autorités politiques et religieuses du pays leur ont substitué de nouvelles règles plus adaptées aux besoins et aux conditions de vie d’une société musulmane évoluant dans les temps modernes.
Si tous ces changements ont pu être effectués dans le cadre de la charia, et dans le respect de ses principes et de ses règles, comme en témoigne l’adoption par l’écrasante majorité des pays et communautés musulmans de règles très similaires sur toutes ces questions, pourquoi la même démarche ne s’appliquerait-elle pas également à la question de l’héritage qui, de par sa nature même, relève des mêmes dispositions juridiques que toutes les questions précitées ?