Aborder la notion de voile dans le récit coranique doit s’inscrire dans cette idée que l’esprit et la lettre du texte sacré sont intimement liés pour faire sens et revivifier à chaque instant les actes de chaque croyant dans son orientation vers l’Unique, en puisant à sa source la plus intime, au plus profond de son cœur.
Loin d’être un code juridique ou un traité du licite et de l’illicite, le Coran est avant tout une incitation à une nouvelle manière d’être au monde et de faire émerger le Divin dans sa propre existence : « Dieu fait descendre le plus beau des messages : un Ecrit harmonieux en ses déploiements. Ils en ont la peau qui frissonne, ceux qui craignent leur Seigneur ! Mieux : elle s’attendrit ainsi que leur cœur au Rappel de Dieu. – Telle est la guidance venue de Dieu : Il en guide celui qu’Il veut ; celui qu’Il égare ne trouve pas de guide » (Coran 39, 23).
Ce qui est entendu comme « voile », dans la Révélation, recouvre plusieurs significations avec à chaque fois un mot approprié. Il y a tout d’abord ce que l’on nomme : jilbâb, khimâr ou thaûb, selon les versets et circonstances, et qui se rapportent à la tenue vestimentaire féminine. Il y a d’autre part la notion de hijab qui n’est pas un vêtement mais – et cela concerne aussi bien les hommes que les femmes – qui est en rapport avec le souci de préserver, de cacher et de voiler.
Voyons d’abord ce qui se rapporte à la tenue vestimentaire de la femme :
« Ô Prophète ! Dis à tes épouses, à tes filles et aux femmes des croyants de se couvrir de leurs voiles (jalâbihinna), c’est pour elles le meilleur moyen de se faire connaître et de ne pas être offensées… » (Coran 33, 59).
Le mot « jilbâb » (plur. jalâbih) vient de la racine j-l-b qui signifie « tirer », et désigne un pardessus « tiré » sur la robe 1. Le port du voile, nous précise Jacques Berque dans son essai de traduction du Coran, distingue la femme libre (hurra) des femmes de conditions inférieures.
« Dis aux croyantes de baisser leurs regards, d’être chastes, de ne montrer que l’extérieur de leurs atours, de rabattre leurs voiles (khumur, sing. khimâr) sur leurs poitrines , de ne montrer leurs atours qu’à leur époux…Dis leur encore de ne pas frapper le sol de leurs pieds pour ne pas montrer leurs atours cachés. » (Coran 24, 31).
Le mot « khimâr » vient de la racine kh-m-r qui veut dire « couvrir » (de là aussikhamr, boisson alcoolisée qui couvre les sens et l’intelligence normaux de l’individu ivre) 2. Ce verset instaure une nouvelle attitude de décence en public plutôt qu’il n’impose de voiler le visage des femmes.
« Il n’y a pas de faute à reprocher aux femmes qui ne peuvent plus avoir d’enfants et qui ne peuvent plus se marier, de déposer leurs voiles (thiyâb, sing. thaûb i.ehabit, vêtement), à condition de ne pas se montrer dans tous leurs atours ; mais il est préférable pour elles de s’en abstenir… » (Coran 24, 60).
Concernant ce vêtement proprement dit, il n’est donné aucune précision quant à la nature du tissu, son coloris, son genre, sa coupe, etc. Il est seulement indiqué la manière dont il doit être porté : rabattu, afin de ne pas montrer ni révéler les atours ou agréments féminins. Seule la décence, la réserve et finalement le vêtement de Crainte révérencielle de Dieu, qui seul donne la juste orientation et le discernement, est demandé. Ceci ne s’obtient pas par l’uniformisation du comportement et de l’habillement, car chaque situation sociale demande une réponse adaptée où le discernement, c’est à dire le respect d’autrui et non pas simplement notre simple identification, est la principale qualité.
L’islam ne se résume évidemment pas à une manière de s’habiller. On peut même dire qu’il n’y pas de tenue vestimentaire véritablement « islamique ». En effet, la tenue vestimentaire du Prophète ne se différenciait pas de celle d’un arabe ou d’un Mecquois vivant au VII e siècle. Par ailleurs, pour la non observation du port du voile, la Loi n’a pas prévu de sanction temporelle, car il s’agit là d’une question relevant de l’au-delà (contrairement au meurtre ou au vol).3
Un autre terme désignant le « voile » dans le récit coranique est traduit par le mothijâb et ne semble pas recouvrir l’idée de vêtement au sens de ce qui a été abordé précédemment. Le mot hijâb est devenu dans le langage courant un terme générique servant à désigner tout ce qu’une femme peut utiliser pour se couvrir la tête et/ou le visage, ce qui ajoute à la confusion. Il désigne en fait aussi bien ce qui couvre, ce qui cache, que ce qui sépare, ce qui fait écran. Ce terme apparaît dans six versets :
« David dit : j’ai préféré l’amour de ces nobles cavales au souvenir de mon Seigneur ; jusqu’à ce que ces chevaux aient disparu derrière le voile. Il dit alors : « Ramenez- les moi ». Et il se mit à leur trancher les jarrets et le cou. » (Coran 38, 32-33)
Le rôle du voile désignant l’occultation quant aux affaires du monde et aux plaisirs terrestres est ici essentiel. Cette occultation permet en définitive de quitter l’illusion d’un monde qui serait une fin en lui-même et qui contiendrait lui-même sa propre vérité.
« Un voile épais est placé entre le Paradis et la Géhenne… », (Coran 7, 46). Ici, le voile ne permet pas aux habitants respectifs de l’un ou l’autre site de communiquer ni d’échanger entre eux.
« Mentionne Marie dans le Livre. Elle quitta sa famille et se retira en un lieu vers l’Orient. Elle plaça un voile entre elle et les siens. Nous lui avons envoyé notre Esprit : il se présenta devant elle sous la forme d’un homme parfait. » (Coran 19, 16-17). Une fois encore, il apparaît que l’orientation vers Dieu nécessite une forme de rupture, symbolisée ici par le voile, avec certains aspects du monde terrestre qui peuvent être source d’égarement.
« Quand tu lis le Coran, Nous plaçons un voile épais entre toi et ceux qui ne croient pas à la vie future. » (Coran 17, 45).
« Il n’a pas été donné à un mortel que Dieu lui parle, si ce n’est par inspiration ou de derrière un voile, ou bien encore en lui envoyant un Messager à qui est révélé, avec Sa permission, ce qu’il veut…. » (Coran 42, 51). Il faut préciser ici que ce « voile » est celui qui recouvre notre état terrestre en permanence. C’est-à-dire que nous croyons faire les choses par nous-mêmes, alors que c’est Dieu qui agit par nous. Et à cet égard, se sentir responsable de ses actes, c’est déjà une façon de faire vivre Dieu en nous.
« Quand vous demandez quelque chose aux épouses du Prophète, faites le de derrière un voile, ce sera plus pur pour vos cœurs et pour leurs cœurs. Vous ne devez pas offenser le Prophète de Dieu, ni jamais vous marier avec ses anciennes épouses ; ce serait de votre part une énormité devant Dieu. »4 (Coran 33, 53)
D’après les 6 occurrences que nous venons de citer, il apparaît que le rôle du « voile » ou hijab est double puisque à la fois il sépare et lie deux ordres de réalités. Donc, il nous sépare des tentations de ce monde en nous permettant de nous tourner vers Dieu et nous rappelle également notre statut de créature.
C’est dans le cadre de la réalisation spirituelle au sein de la voie soufie que cette thématique est la plus développée. La notion de « voile » est alors tout ce qui détourne, sépare, protège l’homme de la vision de son Créateur : « Alors le voile sera ôté et ils verront leur Seigneur. Dieu ne leur a rien donné de meilleur et de plus réjouissant que de Le regarder » 5 ; « Dieu possède soixante-dix voiles de lumière, et s’il découvrait Sa Face, la gloire de sa Face brûlerait à coup sûr ce qui atteindrait Son regard. » (hadîth)
Dans cette optique le concept de « limitation » est traduit par le terme « voile » (hijâb), c’est à dire ce qui cache à l’homme l’aspect véritable des choses. Etre au monde est en soi imperfection, voile, péché, en raison du caractère nécessairement limité de l’individu, mais surtout en tant qu’affirmation de l’existence d’un être indépendant de Dieu 6. « Le bas monde est une prison pour le croyant et un paradis pour le mécréant » (hadîth), c’est dire que le désir insatiable du prisonnier, c’est de sortir de sa prison, nous dit Al Hakim Tirmidhî 7.
Ainsi, tout le « travail » spirituel s’effectue à travers un « combat » intérieur qui vise la levée des voiles (kashf) en se détournant de tout ce qui n’est pas Dieu. Ce combat consiste en « l’effacement des qualités humaines et la neutralisation des puissances corporelles […] puis dans l’orientation de l’homme vers le Réel […] pour que le voile s’écarte et qu’apparaissent les secrets des mondes et des sciences » 8. C’est la vision claire, « une image vraie […] un surcroît d’évidence et de retrait du voile dans la connaissance telle qu’elle se réalise ici bas » 9.
En définitive, il n’y a pas d’autre Réalité que Dieu (Lâ ilâha illa Llâh), et rien n’est plus proche de nous que Dieu (Coran 50, 16). Ainsi, le voile lui-même devient une illusion : « Ce qui te voile de Dieu n’est pas l’existence d’une entité qui partagerait l’être avec Lui – ceci est impossible – mais simplement ton illusion qu’il existe autre chose que Lui. »[10].
[4] Afin de compléter ce verset , essentiel concernant l’usage du voile , il est nécessaire de préciser très clairement le statut particulier et unique des femmes du Prophète , rendu ainsi dans le texte sacré :
« Ô vous les femmes du Prophète ! Vous n’êtes comparables à aucune autre femme. Si vous êtes pieuses, ne vous rabaissez pas dans vos propos afin que celui dont le cœur est malade ne vous convoite pas ! Usez d’un langage convenable ! Restez dans vos maisons, ne vous montrez pas dans vos atours comme le faisaient les femmes au temps de l’ancienne ignorance ! Acquittez-vous de la Prière, faites l’aumône ; obéissez à Dieu et à son Prophète ! Ô vous les gens de la Maison ! Dieu veut seulement éloigner de vous la souillure et vous purifier totalement. » (Coran 33, 32-33)
L’expression « Mère des croyants » qui est réservée aux femmes du Prophète provient du verset qui établit la connaturalité entre lui-même et ses épouses par rapport aux simples croyants :
« Le Prophète est plus proche des croyants qu’ils ne le sont les uns des autres ; ses épouses sont leurs mères » (Coran 33, 6). D’où il résulte l’interdiction absolue de se marier avec elles, comme il en est avec nos propres mères.
[5] Cette notion est à rapprocher de ce passage tiré du Nouveau Testament : « Quand il se tournera vers le Seigneur, le voile sera ôté. »(2Corinthiens 3, 16).
[6] ‘Abd al-Razzâq al-Qâshânî, Les Commentaires ésotériques du Coran, par Pierre Lory, Les Deux Océans, Paris.
[7] Les Sept Degrés Spirituels dans le chemin vers Dieu, Edition Iqra.
[8] Ibn Khaldûn, La voie et La Loi, ou le Maître et le Juriste, Traduit de l’arabe, présenté et annoté par René Pérez, Islam/Sindbad, p.152.
[9] Ibn Khaldûn, Ibid., p.137.
[10] Ibn ‘Atâ’ Allah, La sagesse des maîtres soufis, traduit de l’arabe, annoté et présenté par Eric Geoffroy, Grasset.