Les activistes soudanaises réclament justice pour les viols de masse commis par les milices

Des activistes soudanais tentent de documenter les viols de masse commis durant la répression du 3 juin, menée par des milices contre un sit-in à Khartoum. Mais les craintes pour leur sécurité et les coupures Internet leur rendent la tâche difficile.

En cette matinée du lundi 3 juin, Nahid Jabrallah avait rejoint, comme d’autres protestataires, l’impressionnant sit-in qui se tenait devant le quartier général de l’armée à Khartoum au Soudan, lorsque les troupes paramilitaires ont chargé les manifestants, marquant ainsi le début de ce qui a été depuis rebaptisé « le massacre du Ramadan ».

Plus de deux semaines après cette répression sanglante, Nahid Jabrallah tente désespérément de reprendre son combat tout en luttant contre l’angoisse et le sentiment de culpabilité alors qu’elle se remet d’une fracture du pied.

Cette militante de longue date pour les droits des femmes se trouvait en compagnie d’un groupe de manifestants lorsque des membres des Forces de soutien rapide (FSR), une milice paramilitaire née durant le conflit du Darfour, a pris d’assaut le sit-in, déclenchant des mouvements de panique chez les protestataires.

« Ils nous ont séparées des hommes, et nous ont menacées de viol. Ils ont dit : ‘Nous allons vous baiser’ et ce genre de choses dans un langage local très grossier », explique-t-elle à France 24 qui l’a joint par téléphone.

« Ils nous ont assené des coups de pieds et nous ont fouettées. Mon corps est couvert de bleus et je me suis cassé le pied. Puis ils nous ont laissé partir en nous frappant et ils nous ont ordonné de courir. J’ai réussi à parcourir une certaine distance avant de me réfugier dans un hôpital où on m’a soignée parce que ma tension avait grimpé. On m’a aussi donné des anti-douleurs. Je dois prendre soin de mon pied, mais ça va … Je suis peut-être un peu traumatisée, mais je vais continuer », insiste-t-elle.

Coupures et blocage d’Internet

La douleur physique et émotionnelle n’arrêtera pas cette militante chevronnée des droits humains, parce que Nahid Jabrallah – comme de nombreux activistes à ses côtés – s’est arrogée une nouvelle mission : celle de demander une enquête internationale et indépendante sur les nombreux cas de viols rapportés durant et après la répression du 3 juin.

« Les témoignages sont nombreux et des témoins oculaires ont assisté à des violences sexuelles, incluant des viols collectifs », dit Nahid Jabrallah. « Mais il est très difficile de joindre les gens, les victimes sont traumatisées et elles se sentent en insécurité. Nous avons besoin de l’aide de la communauté internationale. »

La fondatrice du Centre Sima, pour la formation et la protection des femmes et des enfants, est une habituée des arrestations et de la prison depuis ses années étudiantes. Elle n’est pas du genre à reculer face à la pression. Mais sa tâche est devenue épineuse depuis le massacre du Ramadan.

Les soldats armés sont présents en nombre dans les rues de Khartoum, ont signalé plusieurs activistes avec qui France 24 s’est entretenu et qui ont souhaité conserver l’anonymat. Communiquer devient également très compliqué en raison des coupures et du blocage d’Internet sur de longues périodes. Des personnalités de l’opposition ont, elles aussi, rapporté avoir subi des coupures brusques de leurs lignes téléphoniques, ce qui entretient un climat général de peur.

Apporter une aide médicale et psychologique aux victimes

Des cas de viols en masse ont commencé à être rapportés après la répression menée par le FSR lors du sit-in de Khartoum, qui a fait plus de 100 morts, selon les leaders de l’opposition.

Activistes et journalistes sur le terrain ont récolté les récits des témoins de ces viols subis par des hommes et des femmes. La photo de plusieurs miliciens s’amusant à accrocher les dessous d’une victime présumée sur un poteau circule d’ailleurs sur les réseaux sociaux, bien que son authenticité n’ait pas été confirmée. Une autre image, non vérifiée elle aussi, montre une pièce remplie de dessous féminins, probablement ceux de victimes de viols.

« Nous avons entendu parler de cas de harcèlements sexuels en détention pour ‘humilier les filles’, et ce depuis le début de cette révolution [en décembre 2018], bien que les cas se soient multipliés depuis le 3 juin. Ils [les troupes du FSR] demandaient aux filles de retirer leurs sous-vêtements pour les humilier », raconte une activiste qui préfère être identifiée sous le seul pseudonyme de « Huma ».

Huma appartient à un groupe de militantes soudanaises des droits des femmes qui tente de documenter les cas de viols et de harcèlements sexuels commis depuis le 3 juin. Mais à cause des craintes sécuritaires et des restrictions des moyens de communication, leur tâche se complique. « Malheureusement, de nombreuses victimes ne peuvent plus nous joindre ou bien ne peuvent pas s’exprimer. Nous avons réussi à effectuer quelques entretiens et nous sommes en train de vérifier les chiffres. Nous tentons de joindre les survivants pour leur fournir une aide médicale et psycho-sociale », dit-elle au téléphone à France 24.

Les estimations du nombre de viols commis par les forces de sécurité soudanaises sont difficiles à établir. D’après le Comité central des médecins soudanais, qui appartient à l’association syndicale des professionnels soudanais (SPA), 70 cas de viols ont été enregistrés par les hôpitaux de Khartoum dans la foulée de la répression du 3 juin.

En réalité, le nombre de cas est susceptible d’être plus élevé. Les troupes du FSR ont arrêté des médecins dans au moins un des hôpitaux de Khartoum et ordonné au personnel soignant d’évacuer les blessés après l’attaque contre les manifestants. De nombreux cas pourraient être passés sous silence pour des raisons sociétales, en particulier lorsque les victimes de violences sexuelles sont des hommes, qui ont moins accès aux ONG, dont les services sont davantage tournés vers les femmes.

« Une femme violée ne sera jamais une héroïne »

Les cas de violences sexuelles sont particulièrement difficiles à collecter et à juger dans les temps, qui plus est en temps de guerre et de répressions politiques. « Il est important de distinguer les violences sexuelles des autres crimes – parce qu’elles nécessitent une expertise particulière », explique Céline Bardet, juriste internationale spécialisée dans les questions de crimes de guerre et fondatrice de l’ONG, « We are NOT Weapons of War » (WWoW). « La plupart des victimes n’en parlent pas et ne se signalent pas. C’est à nous d’être proactifs et de leur permettre de s’exprimer, particulièrement dans les sociétés où les femmes n’ont pas pour habitude de parler. »

Sous le régime islamique d’Omar el-Béchir, le Soudan a réprimé les femmes pendant près de 30 ans. Elles ont dû supporter les pires violations de la part de l’État, des lois de moralité publique limitant leurs déplacements, aux punitions corporelles comme les coups de fouet dans des cas d’outrage à l’ »honneur ».

Les abus ont été particulièrement violents au Darfour, dans le Nil bleu et au Kordofan du Sud, les régions les plus instables du pays, où les défenseurs des droits de humains accusent les forces d’Omar el-Béchir d’avoir usé des violences sexuelles comme arme de guerre.

« Le viol est un symbole puissant. Il a pour but de détruire une société. Quand vous violez 80 femmes, vous violez un village entier », analyse Dalia El Roubi, activiste ayant travaillé auprès des déplacés du Darfour et membre du parti d’opposition, Parti du Congrès soudanais. « Le viol détruit également les hommes. Les viols de masse leur envoient ce message : ‘Vous êtes incapables de protéger les vôtres’. En un sens, l’impact est pire que la mort : un mort transforme le défunt en icône ou en héros. Une femme violée ne sera jamais une héroïne. »

La méthode du Darfour appliquée à Khartoum

Depuis l’éviction d’Omar el-Béchir, le 11 avril, le pays est dirigé par le Conseil militaire de transition – soutenu par l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et l’Égypte. Les militaires ont refusé jusqu’ici de céder le pouvoir à un organe de transition civil.

Au lieu de cela, la direction du pays a été cédée à un acolyte d’Omar el-Béchir, Mohamed Hamdan Dagalo, numéro deux du Conseil militaire de transition. Surnommé « Hemedti », il a commandé les milices Janjawid accusées d’avoir commis des crimes de guerre durant le conflit du Darfour.

L’intervention des troupes FSR le 3 juin contre des manifestants de Khartoum porte la marque des Janjaweed. La brutalité de cette répression a même conduit les élites soudanaises à parler de « Darfour dans les rues de Khartoum ».

« En ce 3 juin, ils ont goûté un aperçu de ce qui s’était passé au Darfour », déclare Dalia El Roubi. « Imaginez ce qu’il s’est passé là-bas ! Ils [les milices] ont littéralement détruit la société et les communautés qui y vivaient. Je suis sûre que le FSR se dit qu’il faut procéder de la même manière cette fois encore, que c’est de cette façon qu’il faut répondre aux manifestations ».

Des manifestations de nuit pour éviter la répression des milices

Lorsque le mouvement de contestation a émergé dans les rues de Khartoum en décembre 2018, la mobilisation des femmes a été exceptionnelle. Elles étaient en première ligne de ces protestations. La vidéo d’une jeune étudiante en architecture, scandant des chants de protestation en tenue traditionnelle soudanaise s’est propagée de façon virale sur les réseaux sociaux du monde entier.

Les femmes, figures de la contestation au Soudan

« Ces jeunes femmes ont fait preuve de beaucoup de résistance et de courage », avait estimé Dalia El Roubi dans une interview pour France 24 en avril. « Nous parlons haut et fort et notre voix est désormais entendue ».

Deux mois ont passé et Dalia El Roubi craint désormais que les viols de masse n’affectent la participation des femmes aux protestations contre la junte militaire. Depuis le massacre du 3 juin, les opposants préfèrent manifester de nuit dans les villes comme Khartoum ou Omdurman, afin d’éviter la répression, plus facile à mener à la lumière du jour.

Collecter les témoignages avant qu’ils ne s’effacent des mémoires

Il est encore trop tôt pour affirmer que ces viols de masse commis depuis le tournant du 3 juin peuvent constituer un cas d’usage du viol comme arme de guerre. « Les violences sexuelles ne sont reconnues comme armes de guerre que lorsqu’elles sont systématiques, ciblées et dans un but défini », explique la juriste Céline Bardet. « Cela ne s’applique pas seulement aux guerres militaires, mais également aux crises politiques. Au Soudan, ce pourrait être le cas. Nous sommes en train de rassembler des informations sur un nombre suffisant de cas de violences sexuelles, ce qui peut constituer un élément à charge, avec d’autres, pour établir un cas de crime international ».

La semaine dernière, la représentante spéciale de l’ONU sur les violences sexuelles, Pramila Patten, a annoncé l’envoi prochain d’une équipe de surveillance de l’ONU au Soudan afin d’ »examiner la situation sur le terrain, y compris en ce qui concerne les cas de violences sexuelles ». Mais le Conseil militaire de transition y a opposé un silence total. France 24 a tenté de joindre Pramila Patten qui n’a pas donné suite.

La collecte des témoignages de victimes de violences sexuelles pouvant faire office de preuve devant une juridiction internationale est un travail minutieux qui nécessite un certain professionnalisme. D’après les experts, les volontaires font preuve de bonne foi dans leur collecte, mais ils ne sont pas suffisamment entrainés. Ils peuvent omettre de récolter de petits détails qui auront leur importance devant une cour. « Lorsque les victimes répètent leur récit en boucle, cela ravive des traumatismes et la répétition peut polluer le témoignage. Les victimes ne mentent pas, mais parfois elles se retrouvent à formuler ce que l’on attend d’elles », fait remarquer Céline Bardet.

Les témoignages ne peuvent pas attendre d’être collectés par des professionnels. Ils doivent être enregistrés aussi vite que possible, avant que les évènements traumatiques ne soient effacés par le mécanisme de résilience de la mémoire.

Pour ces militantes soudanaises, qui se battent contre vents et marées afin de rassembler les témoignages, attirer l’attention de la communauté internationale est vital. « J’ai participé aux sit-in depuis le 6 avril jusqu’au massacre. Pendant deux mois, j’étais comme leur mère. Je me sens personnellement responsable de leur mort, comme si je n’avais pas pu les aider », souffle Nahid Jabrallah, avant de laisser s’échapper un sanglot couvert par le grésillement d’une mauvaise connexion téléphonique avec Khartoum. « Ils tentent de nous isoler. S’il-vous-plait parlez de nous, je vous en supplie ne nous oubliez pas. »

FRANCE24