Entrepreneuriat : la course à la notoriété, un piège pour certains jeunes africains ?

Le boom entrepreneurial des Africains ces dernières années a permis de jeter la lumière sur une jeunesse intelligente, innovante et surprenante à bien des égards, tranchant très souvent avec les idées reçues à propos du Continent. Leur médiatisation cependant, parfois jugée précoce ou peu profonde, a initié une sorte de course effrénée à la visibilité chez une catégorie d’entre eux, parfois prêts à tout pour conserver leur place parmi les plus influents. Une bulle vicieuse, selon certains acteurs des milieux d’affaires. L’actuel scandale autour du Nigérian Obinwanne Okeke, listé en 2016 dans le «Forbes 30 Under 30», relance le débat.

Obinwanne Okeke, 32 ans, PDG d’Invictus Group, a été arrêté par le FBI vendredi dernier pour complot en vue de commettre une fraude informatique et complot en vue de commettre une fraude électronique. «Il est probable que Okeke ait conspiré avec plusieurs personnes pour accéder à des ordinateurs sans autorisation et utiliser un tel accès pour provoquer un transfert de fonds frauduleux», indique l’affidavit publié le 2 août par le ministère américain de la Justice.

Le scandale autour de ce «Forbes 30 Under 30» suscite le débat

Le FBI enquêtait sur cet entrepreneur nigérian depuis plus d’un an, suite aux plaintes déposées en juin 2018 par Unatrac, filiale internationale du fabricant de matériel lourd Caterpillar. Selon les plaintes, Okeke aurait eu un accès non autorisé au compte de messagerie de son directeur financier et aurait autorisé une série de factures fictives d’un montant de 11 millions de dollars.

Au cours de l’enquête, le FBI -qui s’est également servi des comptes Twitter et Instagram de l’intéressé- dit avoir également découvert l’escroquerie présumée d’un fabricant américain de chaussures, ainsi que l’utilisation de plusieurs comptes de messagerie dans le cadre d’activités frauduleuses sur Internet et signalées dans la base de données du service fédéral de police judiciaire et de renseignement intérieur américain. Depuis ce week-end, Okeke y a supprimé tous ses comptes.

Ce scandale soulève plusieurs débats sur Twitter, notamment celui de la course à la notoriété chez certains jeunes entrepreneurs africains, dont la chute peut s’avérer aussi rapide que leur ascension, si leur intégrité morale n’est pas solide.

Pour mémoire, Obinwanne Okeke a été révélé 2016 dans le «30 Under 30» de Forbes, soit le classement des moins de 30 ans les plus riches d’Afrique. Il avait 29 ans et pesait plusieurs millions de dollars. Son groupe Invictus qui rassemble neuf entreprises s’active dans les hydrocarbures, les télécommunications, la construction, l’immobilier et l’agriculture. Il déclare 28 emplois permanents et 100 emplois à temps partiel. Tout de suite, le profil du jeune entrepreneur attire l’attention de plusieurs médias internationaux et il est souvent invité à prend la parole dans des forums d’affaires internationaux, en tant que jeune personnalité inspirante.

«Je suis fier du travail ardu accompli au fil des ans et de tous les jeunes africains qui travaillent […] dans leur environnement pour faire avancer le continent», déclarait-il à propos de son classement.

Sauf que, selon les résultats de l’enquête du FBI, Okeke aurait, en marge de ses activités entrepreneuriales formelles, entretenu des activités illicites pour frauduleusement gagner plus d’argent au moyen d’Internet. La pratique est courante au Nigeria et ses adeptes ont un nom : les «Yahoo Boys». C’est un moyen pour eux de s’enrichir rapidement. Certains, actifs dans l’économie formelle, s’y mettent pour multiplier leurs entrées et élever continuellement leur standing de vie pour se sentir appartenir à la classe des riches.

Tapage médiatique et manque d’authenticité, la formule poison

«J’ai toujours mis en garde contre le tapage médiatique et le manque d’authenticité. Les jeunes hommes et femmes en Afrique de décoller trop vite… sans prendre le temps [d’apprendre des aînés] », a soulevé Marieme Jamme, chef d’entreprise et activiste d’origine sénégalaise.

Aliko Dangote dans une interview il y a quelques années avançait que «les jeunes d’aujourd’hui aspirent à être comme moi, mais ils veulent tout obtenir du jour au lendemain […] Je suis devenu l’homme noir le plus riche au monde en 2008. Mais ça n’a pas eu lieu du jour au lendemain. Il m’a fallu trente ans pour en arriver là».

«La priorité doit revenir à l’impact des projets»

Récemment, la problématique de la quête de visibilité des jeunes entrepreneurs africains revient souvent dans les discussions en milieux d’affaires. D’aucuns estiment qu’une surmédiatisation, une médiatisation précoce ou peu profonde de ces jeunes -bien que cela permette de révéler ces hommes et femmes dont les innovations contribuent à faire avancer le Continent vers son développement- tend également à exciter le «besoin d’estime» des jeunes entrepreneurs, pour faire référence à la pyramide de Maslow.

«Il y a des gens qui cherchent la visibilité à tout prix sans substance. Les entrepreneurs en Afrique doivent se focaliser sur l’impact que peut avoir ce qu’ils font. Les gens essaient de se faire connaître, alors que cela ne devrait pas être le but», explique à La Tribune Afrique Noel Tshiani, homme d’affaires congolais basé à New York et fondateur du Congo Business Network.

D’après ce dernier, les jeunes entrepreneurs ne devraient pas être médiatisés pour les millions ou milliards de dollars qu’ils pèsent, mais plutôt pour «l’impact qu’ont leurs affaires sur les économies et les sociétés africaines». «L’entrepreneuriat consiste à apporter des solutions aux besoins des gens. Et avoir un impact devrait être une priorité dans une perspective à long terme et non pas juste rechercher un succès du jour au lendemain et à n’importe quel prix», argue Tshiani, soulignant que le CNB insiste sur de telles valeurs auprès de ses membres majoritairement âgés de moins de 40 ans.

Travail et intégrité, les incontournables

Pour parvenir à cet «impact significatif», il n’existe pas une autre voie que celle du travail, insiste encore Alex Bebe Epale, avocat d’affaires basé à Paris. «C’est le travail qui nous emmène au sommet. Ce n’est pas le tapage médiatique qui emmène au sommet et on en profite pour faire deux ou trois choses dans son intérêt personnel. Dans ce cas, nous serions dans la dictature de la médiocrité, car pour être visible, il ne faut pas nécessairement être brillant ou méritant. Il faut avoir des réseaux, appeler des amis dans la presse et dire :  »Fais-moi un article ! »», explique l’avocat.

La question est d’autant plus sérieuse que l’Afrique poursuit à grands pas ses objectifs de développement. L’Union africaine (UA) a fixé son agenda à 2063 et la jeunesse occupe une place de choix dans ses objectifs et priorités, que ce soit en termes de formation ou d’autonomisation. D’ailleurs dans ce cadre, les institutions panafricaines comme la Banque africaine de développement (BAD), lancent de plus en plus de véhicules financiers dédiés aux jeunes entrepreneurs. Des programmes visant à les outiller -à l’image du Tony Elumelu Entrepreneurship Programme- se multiplient.

«La jeunesse est capitale pour l’avenir du Continent. Et dans l’actuel processus de développement de l’Afrique, sa jeunesse n’a pas besoin d’être distraite avec tout ce qui exacerbe autre chose que son attachement au travail», déclare Epale, soulignant que l’important rôle des médias à ce niveau. «Pour une fois, ajoute-t-il, on ne jettera pas la faute sur les Etats. Nos médias panafricains doivent mettre l’accent sur les réalisations de ceux qui font réellement bouger les choses sur le terrain».

Dans son activité de soutien aux jeunes entrepreneurs (spécifiquement dans le domaine du digital), Rebecca Enonchong, elle-même entrepreneure expérimentée au travers d’Appstech fondé il y a 20 ans, accompagne également les investisseurs en Afrique à travers l’African Business Angel Network (ABAN). Son expérience des deux côtés de la chaîne lui fait penser qu’«il n’y a rien de plus essentiel que l’intégrité pour la véritable réussite d’un entrepreneur», déclare-t-elle à La Tribune Afrique. «C’est même, je dirais, un élément déterminant qui pousse ou non un investisseur à miser dans un projet. Le caractère de l’entrepreneur est essentiel pour qu’il aille loin», insiste la businesswoman.

Tous ces observateurs s’accordent pour dire que la mise en lumière des grandes réalisations des Africains et des parcours d’individus inspirants est importante pour le Continent. Car, comme le souligne Epale, «il y a le savoir-faire et le faire-savoir. C’est important». De plus, les jeunes entrepreneurs africains sont également «nombreux à être des personnes honnêtes» -comme tient à préciser Rebecca Enonchong- travaillant durement avec persévérance et patience dans l’espoir d’atteindre, un jour pourquoi pas, la carrure d’Aliko Dangote. Cependant, le principe de l’intégrité s’avère incontournable pour tous.

En somme, le contexte actuel du Continent et la nécessité de recourir à l’essentiel pour l’Afrique et les Africains n’ouvrent-ils pas la porte à une réorientation du storytelling des success stories entrepreneuriales des jeunes talents?

Afriquelatribune