Du fait de la simplicité apparente du jeûne, ses aspects spirituels risquent de passer au second plan, voire d’être complètement occultés. C’est la raison pour laquelle Abû Hâmid al-Ghazâlî (m. 1111) décide de consacrer la majeure partie de son exposé sur le jeûne aux aspects spirituels de cette pratique, laquelle est, on le sait, un des cinq piliers de l’Islam.
Cet exposé constitue le cinquième des quarante chapitres de l’immense œuvre maîtresse de Ghazâlî : Ihyâ’ ‘ulûm al-Dîn, La Revivification des sciences de la religion. Comme c’est souvent le cas dans l’Ihyâ’, Ghazâlî emprunte beaucoup d’éléments – qu’il développe et enrichit considérablement – à Abû Tâlib al-Makkî (m. 996) dans son Qût al-Qulûb[1] (La Nourriture des cœurs).
Ghazâlî a choisi d’intituler ce chapitre Kitâb asrâr al-çawm : Le Livre des aspects spirituels du jeûne[2]. Il est composé d’une introduction et de trois sections :
– Les obligations (wâjibât) et les actions extérieures recommandées (sunan zâhira) lors du jeûne. Les circonstances qui l’invalident.
– Les aspects spirituels du jeûne et ses conditions intérieures.
– Les jeûnes surérogatoires (tatawwu‘ fî l-çiyâm).
Un des fondements que l’on retrouve dans toutes les analyses de Ghazâlî est l’existence de nombreux degrés de profondeur dans la foi et dans tout acte d’adoration. Ces différents degrés peuvent se regrouper en trois catégories fondamentales, et concernant le jeûne, Ghazâlî expose les distinctions suivantes : « Sache qu’il existe trois types de jeûne : Le jeûne du commun (çawm al-‘umûm), le jeûne de l’élite (çawm al-khuçûç) et le jeûne de l’élite de l’élite (çawm khuçûç al-khuçûç). Le jeûne du commun est caractérisé par l’abstention de se livrer aux désirs du ventre et du sexe. [En plus de cela], le jeûne de l’élite consiste à préserver du péché l’ouïe, la vue, la langue, les mains, les pieds et tous les organes d’action (jawârih). [Outre tout cela], le jeûne de l’élite de l’élite consiste pour le cœur à s’abstenir des préoccupations mondaines et de toutes pensées vaines, de manière à être entièrement tourné vers Dieu le Très-Haut…
Ainsi, pour les maîtres versés dans la science des cœurs (arbâb al-qulûb), se faire du souci, pendant le jeûne, pour la nourriture avec laquelle on rompra le jeûne est une faute grave car cette attitude indique un manque de confiance dans la faveur de Dieu, et une faiblesse dans la certitude concernant la subsistance (rizq) qu’Il octroie. Telle est l’excellence des prophètes, des véridiques (çiddîqîn) et des rapprochés (muqarrabîn). Il serait superflu d’en parler longuement car, en réalité, ce qui importe ici c’est l’effort de réalisation par la pratique. Cet effort consiste à tourner son aspiration intérieure vers Dieu et prendre du recul face à tout ce qui n’est pas Lui. Il s’agit donc de réaliser le sens du verset : « Dis : Allah, puis laisse-les à leurs vains discours[3]. »[4]
Le titre de ce chapitre, par son emploi du mot asrâr (terme dont le sens premier signifie ‘‘secrets’’), met d’emblée l’accent sur ce qui échappe inévitablement à une pratique superficielle du jeûne. A ce sujet, un des hadiths dont la portée est fondamentale pour Ghazâlî est le suivant : « Combien de jeûneurs ne reçoivent de leur jeûne que la faim et la soif ! »[5]
Ce hadith montre bien que l’observance des conditions extérieures du jeûne, bien que nécessaire, est loin d’être suffisante pour en faire un acte ayant une véritable portée spirituelle. Dès l’introduction, le premier élément que Ghazâlî souligne est la place qu’occupe le jeûne dans la foi : comparant deux hadiths, il en arrive à la conclusion que le jeûne constitue le quart de la foi. Ces deux hadiths sont les suivants :
« Le jeûne est la moitié de la patience. »[6] et « La patience est la moitié de la foi. »[7]
Dès lors, Ghazâlî entreprend d’expliciter comment le jeûne peut ‘‘nourrir’’ la foi et en être un élément indispensable. Il y a, selon lui, deux raisons à cela : Premièrement, le jeûne est d’une part abandon et abstention et d’autre part il est purement intérieur et ne se manifeste pas par une action extérieure, comme c’est le cas des mouvements de la prière ou des actes rituels du pèlerinage par exemple.
En ce sens, le jeûne est un acte d’adoration qui, en principe, ne laisse rien transparaitre de lui-même : il pousse ainsi à l’absence d’ostentation et à la sincérité. La seconde raison est liée au fait que le jeûne ferme les accès de Satan au cœur de l’homme. Ghazâlî souligne que ces accès sont les désirs concupiscents (chahawât) lesquels se renforcent par la nourriture et la boisson. Il cite à ce propos ce hadith : « En vérité, Satan circule dans le corps du fils d’Adam comme circule le sang : dès lors, amoindrissez son flot par la faim. »[8]
Pour Ghazâlî, c’est parce que l’homme donne la primauté au corps au détriment de l’esprit, qu’il devient la proie des forces diaboliques. Le bon équilibre consistera alors à ‘‘dompter’’ les énergies corporelles par le jeûne afin que l’esprit retrouve la place première qui doit être la sienne. Toutefois, cela n’est réalisable que si le jeûne est accompli avec le comportement et les attitudes intérieures qui conviennent. Quels sont ce comportement et ces attitudes ?
Puisque, comme nous l’avons vu, l’on ne saurait dire que peu de choses du jeûne de l’élite de l’élite, et qu’il ne concerne que les plus proches de Dieu, Ghazâlî va développer son exposé sur le jeûne de l’élite, et les attitudes qui le concernent. Ce jeûne, qui est celui des vertueux (çâlihîn), comporte six attitudes essentielles :
– Préserver le regard de tout ce qui est blâmable et réprouvé, et de tout ce qui préoccupe le cœur et le distrait du souvenir de Dieu (dhikr Allah). De fait, le regard est une porte privilégiée menant au cœur et cela est valable pour le bien comme pour le mal. A ce sujet, Ghazâlî cite ce hadith : « Le regard concupiscent est une des flèches empoisonnées du diable. A celui qui préserve son regard parce qu’il Le craint, Dieu accorde une foi dont il goûtera la douceur dans son cœur. »[9]
– Retenir sa langue du bavardage, du mensonge, de la calomnie, des propos indécents, des insultes, de la dispute et de la polémique. Les méfaits de la langue auxquels Ghazâlî consacre un chapitre entier de l’Ihyâ’[10]sont particulièrement mal venus de la part d’un jeûneur. C’est pourquoi il cite ce hadith : « En vérité, le jeûne est une protection. Quand l’un de vous jeûne, qu’il ne tienne pas de propos indécents et qu’il ne vocifère pas. Et si quelqu’un l’agresse ou bien l’injurie, qu’il réponde : je jeûne, je jeûne ! »[11]
– Ne pas écouter ce qui est réprouvé car ce qu’il est interdit de dire, il est aussi interdit de l’écouter. Ghazâlî appuie alors son propos par ce verset : « Ceux qui écoutent attentivement le mensonge sont des mangeurs impénitents de biens illégitimes. »[12]
– Préserver tous les autres organes de tout péché, et ne manger que des aliments licites
– Se maîtriser lors de la rupture du jeûne le soir venu et manger sans excès. Ghazâlî considère que la modération (taqlîl) est un aspect important du jeûne.
– Ainsi, il ne faut pas manger jusqu’à être rassasié. Ghazâlî cite une sagesse (laquelle dérive elle-même d’un hadith cité par Tirmidhî) : « Il n’est pas de récipient plus détesté par Dieu qu’un ventre rempli. » Il ajoute même : « Quiconque met entre son cœur et sa poitrine un ‘‘sac’’ plein de nourriture restera voilé aux réalités spirituelles. »
– Il faut ressentir, après la rupture du jeûne, crainte et espoir dans le cœur devant l’incertitude de savoir su Dieu agréera ou non ce jeûne. Comme souvent, Ghazâlî cite des dires des salaf[13](premières générations de l’Islam) pour souligner que la spiritualité qu’il souhaite transmettre a ses racines dans leurs pratiques : « Un homme dit à al-Ahnaf ibn Qays : ‘‘Tu es bien vieux et le jeûne t’affaiblit !’’ Celui-ci répondit : ‘‘Je me dispose à l’accomplir en vue d’un long voyage ! Et faire preuve de patience dans l’obéissance due à Dieu m’est plus facile que de devoir supporter Son châtiment. »
Ghazâlî termine son chapitre par une réflexion sur la valeur d’un jeûne qui ne serait qu’une abstention de nourriture, de boisson et de relation sexuelle, en négligeant toutes les attitudes qu’il a évoquées : « Sache que les docteurs de la Loi extérieure (fuqahâ’ al-zâhir) établissent les conditions extérieures légales. Ils se basent alors sur des arguments moins profonds que ceux que nous venons de présenter pour établir les modalités intérieures du jeûne, en particulier lorsque nous avons exposé les méfaits de la médisance et des péchés de ce genre. Ainsi, les docteurs de la Loi extérieure ne traitent que de ce qui est à la portée de l’immense majorité des gens parmi lesquels se trouvent un bon nombre de négligents adonnés à ce bas-monde et subjugués par lui. Pour leur part, les savants spirituels (‘ulamâ’ al-âkhira) comprennent par ‘‘validité du jeûne’’ son acception par Dieu (al-qabûl), cette acceptation étant l’objectif spirituel du jeûneur.
Ces savants comprennent que l’objectif spirituel (al-maqçûd) du jeûne est de se caractériser par certains Attributs de Dieu, tels que celui de çamadiyya ou de Soutien universel et indépendant, et de se rapprocher de la nature de l’ange en rompant avec les désirs corporels dans la mesure du possible. […] De fait, lorsque l’homme devient esclave des désirs corporels, son comportement devient animal et il rejoint la masse des bêtes. Mais en domptant ses désirs, il peut s’élever au degré le plus haut des êtres exaltés et atteindre ainsi l’excellence des anges. »[14]
La conclusion par laquelle Ghazâlî termine cet exposé est une ouverture vers le sens profond des actes d’adoration. Comme il le souligne à plusieurs reprises, Ghazâlî a pleinement conscience que parmi ses lecteurs potentiels, une bonne partie n’est pas prête à accepter l’idée que la profondeur de l’Islam leur échappe, et que pour remédier à cela, il faille suivre et réaliser un cheminement spirituel.
Cependant, il tient à mettre le lecteur face à ses responsabilités et conclut donc sur le rappel d’un des fondements les plus importants de toute démarche spirituelle : « Il apparaît clairement que toute œuvre d’adoration (‘ibâda) a un aspect extérieur et un sens intérieur, une écorce (qichr) et un noyau (lubb). L’écorce comporte des enveloppes [plus ou moins rapprochées du noyau]. Chacune de ses enveloppes est constituée de différents degrés (tabaqât). Tu as donc le choix maintenant de t’en tenir à l’écorce en négligeant le noyau ou de t’élancer vers l’Assemblée des maîtres doués d’intelligence pénétrante (arbâb al-albâb). »[15]
[1]Ed. Dâr Çâdir, Beyrouth, 1306 h., vol. II, p. 113-114.
[2] Il existe une excellente traduction de ce texte réalisée par Maurice Gloton et parue sous le titre : Les Secrets du jeûne en Islam, éd. Albouraq, 2001.
[3]Coran : 7, 91.
[4] Ihyâ’, I,p. 235. trad. fr. : p. 129-130.
[5] Rapporté par Abû Hurayra, cité par Ibn Mâjah.
[6] Rapporté par Abû Hurayra, cité par Tirmidhî.
[7] Rapporté par Ibn Mas‘ûd, cité par Abû Nu‘aym.
[8] Rapporté par Safiyya, cité par Bukhârî et Muslim.
[9] Rapporté par Hudhayfa, cité par Hâkim.
[10] Ch. 24. Il en existe en traduction française : Les Dégâts des mots, éd. Iqra.
[11] Rapporté par Abû Hurayra, cité par Bukhârî et Muslim.
[12] Coran : 5, 42.
[13] Il en fait, bien sûr, un usage très différent des salafis actuels qui prétendent aussi avoir pour modèles les salaf.
[14] Ihyâ’, I, p. 237. trad. fr. : 137-138.
[15] Ihyâ’, I, p.237. trad. fr. : p. 142.