Les Sénoufos constituent l’un des groupements de population, dans l’espace ouest-africain, dont l’autochtonie est attestée par de nombreuses sources. Ils ont la particularité, selon Maurice Delafosse (1912), d’être « les autochtones dans tous les pays où on les rencontre aujourd’hui, tant au Haut-Sénégal‑Niger qu’en Côte d’Ivoire : toutes les traditions recueillies s’accordent pour faire d’eux les plus anciens habitants connus de leur territoire actuel ». En Côte d’Ivoire, ils occupent un vaste espace au Centre-nord, estimée un cinquième du territoire national, allant des rives des fleuves Bagoé et Bafing (affluents du Niger), à l’ouest, au fleuve Comoé, à l’est. Ses frontières au nord et au sud sont respectivement les lignes de démarcation avec les pays voisins (Burkina Faso et Mali) et le 8e parallèle (Coulibaly 2010). Peuple d’agriculteurs, les Sénoufos apparaissent aussi comme une société dans laquelle le rapport de l’individu au surnaturel occupait déjà une place primordiale, bien avant le contact avec les Mandé malinké.
D’ailleurs, leur perception du monde en est une illustration. Pour eux, le monde est une composition de deux entités indépendantes : l’une visible et l’autre, invisible. La première est le siège d’un être supérieur, omniscient, juste, incréé et éternel – appelé Koulotiolo –, autour de qui gravitent d’autres forces surnaturelles intermédiaires – particulièrement la Katiéléo et les Mandébélé –, en charge de la seconde (Holas 1957). L’ensemble de ces croyances, ajouté aux valeurs de la culture du travail, du respect des anciens, etc., est promu au sein d’institutions initiatiques connues sous les noms de « Poro » et « Tchologo ». Ce fondement est resté une caractéristique du pays sénoufo, malgré la présence depuis plusieurs siècles de nouvelles pratiques religieuses parfois antinomiques qui, pourtant, ont réussi à faire des émules (Launay 1997 ; Royer 1999 ; Coulibaly 2012).
L’islam, qui compte au nombre de ces pratiques cultuelles venues d’ailleurs, y a fait son entrée à la suite de la chute de l’empire du Mali, au xive siècle. Plusieurs facteurs sont avancés par les chercheurs comme ayant joué en faveur de cette pénétration. Toutefois, ils pourraient se résumer à la situation géographique du pays sénoufo par rapport à l’hinterland, foyer de diffusion de l’islam, et aux royaumes de Kong et du Kabadougou. En effet, la position d’intermédiaire de cet espace entre les zones soudanaise et forestières – par extension, jusqu’aux côtes de l’Atlantique – en a fait un gîte d’étapes pour les Mandé. Ces derniers, en majorité négociants et musulmans, connus sous le vocable de dioula, avaient entamé une descente vers le sud à la recherche de nouveaux débouchés, et pour commercer avec les Européens présents sur les côtes. Ainsi, ils créèrent de nouvelles pistes caravanières, le long desquelles des centres de commerce furent établis. Le pays sénoufo, qui se trouvait traversé par ces pistes, vit défiler puis s’installer des négociants mandé adeptes de l’islam. Dans un rapport administratif, le commandant du Cercle de Korhogo, en 1906, témoignait de cette réalité :
Il n’y eut jamais d’invasion ni même d’immigration véritable de ces populations, il n’y eut que des voyages de commerçants ou de personnages religieux isolés dont quelques‑uns se fixèrent et attachèrent des confrères. Le dioula ou colporteur indigène, qui sans oublier ses intérêts matériels, apparaissait comme une sorte de commis voyageur […]. Si les musulmans sont devenus plus nombreux par le fait des dioula, c’est plutôt par la fixation provisoire ou définitive dans la région de ces dioulas eux‑mêmes.
L’infiltration individuelle puis collective de cette communauté s’est opérée selon un système de tutorat appelé djatiguiya (Person 1975) qui liait le négociant à un autochtone. Cette stratégie d’immersion dans le milieu d’exercice permettait d’établir des relations de confiance entre les acteurs et pouvait déboucher parfois sur des alliances matrimoniales. Par ailleurs, elle était favorable au prosélytisme, dans la mesure où le musulman parvenait à s’attirer le respect grâce à ses connaissances thérapeutiques. Les clans à l’avant-garde de ce mouvement de diffusion de l’islam à Korhogo, centre important des Sénoufos, étaient des Ligby et des Noumou – composantes de Mandé malinké – en provenance de Bobo-Dioulasso et de Kong (Kodjo 2006 ; Fofana 2007). Dès le début du xxe siècle, on les retrouvait à la tête d’établissements coraniques, avec d’influentes personnalités révélées dans des rapports administratifs au sujet d’un mouvement islamique en construction dans cette partie du pays. Paul Marty (1922) a contribué à une large diffusion de quelques-unes de ces identités dont les origines illustrent l’importance de la plateforme de rencontre qu’a été Korhogo :
C’est dans la famille des Soumaré qu’on trouve les marabouts les plus distingués et les plus instruits de Korhogo et même de la région. […] [À celle-ci, on peut ajouter les familles de] Anzoumana Souaré, dioula, né vers 1830 […] l’almamy depuis un quart de siècle [puis la famille de] Mostafa Cissé, dioula, né vers 1870, à Koko, l’almamy des jours de la fête de diouma depuis 1917.
Cette présence de musulmans, ajoutée à l’existence de foyers d’enseignement coranique dont le nombre était estimé en moyenne à une soixantaine, a fait des adeptes au sein de la communauté sénoufo. L’une des conversions significatives a été celle du chef des Tiembara Gbon Péléforo Soro. Toutefois, bien qu’il disposât d’une mosquée, sa pratique des prescriptions de l’islam laissait à désirer : marié à vingt-cinq épouses, il était ignorant des rituels élémentaires de la prière, n’observait pas le jeûne du Ramadan et présidait le tribunal indigène à partir des dispositions traditionnelles (Marty 1922). Dans le canton Nonhoulo, où l’islam avait réussi à faire son entrée du fait de l’influence des Mandé malinké d’Odienné, la pratique de la nouvelle religion était similaire à celle de ce chef emblématique. Elle s’est accommodée des traditions socioculturelles en place qui en ont fait une sorte d’« islam noir » (Froelich 1962). Mais cette particularité n’était pas propre à la seule région occupée par les Sénoufos ; puisqu’elle s’inscrivait dans une dynamique qu’on pourrait élargir à l’échelle ouest-africaine et imputer à une culture d’acceptation, de tolérance promue dans l’espace soudanais, des siècles plus tôt, par Salim Souaré – ou Salim Swari Cissay–, qu’Ivor Wilks (Launay 1997) a qualifiée de tradition souarienne. Il faudra attendre la fin de la première moitié du xxe siècle, avec le retour de diplômés de pays arabo‑musulmans, pour voir des voix s’élever à l’encontre de cet islam syncrétique (Kaba 1974, Triaud 1979, Miran 2006).
En somme, la pratique de l’islam dans le pays sénoufo est restée longtemps limitée à la sphère de ceux qui l’ont apportée. Au fil de l’établissement des dioula et lettrés musulmans à Korhogo et aux alentours, elle a fait des émules, certes, mais sans réussir à faire disparaître les valeurs caractéristiques – parfois animistes – de ce peuple. Toutefois, la cohabitation avec les musulmans a réussi à influencer certaines habitudes, notamment la modification des tenues vestimentaires et des patronymes sénoufo au profit de ceux des Mandés malinké. L’attribution de nom aux localités a également suivi cette voie, avec les suffixes (s)so ou dougou (litt. « village », en malinké). Ainsi, dans cette région, on note les villages de Ngoloblasso, Bouroumasso, Sirasso, Dikodougou, Korombodougou, Tioroniaradougou et bien d’autres encore dont Gessogo qui, devenu Dabadougou, a vu naître Ousmane Doumbia. A suivre…