Peu avant son décès, BBY mettait un point final à ses Mémoires, à paraître en 2021. En voici un extrait, en exclusivité.
Il aura occupé la scène africaine de l’époque coloniale jusqu’à la fin de sa présidence [en 1993], et sera resté au pouvoir trente-trois ans. Au temps de sa splendeur, de 1960 à 1978, Houphouët ignora d’abord puis combattit Jeune Afrique. Nos relations ne s’étaient pas engagées sous les meilleurs auspices. Il était viscéralement anti-arabe, anti-musulman et anticommuniste (dès que l’on était un tant soit peu de gauche, on passait pour communiste à ses yeux). Il me considérait donc comme un crypto-communiste, arabe, musulman et un peu blanc : autant dire que je n’avais aucune chance de devenir l’un de ses proches. De la même manière, il détestait Sankara, en qui il voyait un gosse mal élevé, pris en main par les communistes et les Arabes. Même avec le recul, je ne peux admirer Houphouët sans réserve. D’abord, je n’approuvais pas sa gestion. Alors que nous pensions que l’économie gagnait à être diversifiée, lui misait tout sur l’agriculture et ne chercha à aucun moment à industrialiser la production de chocolat. Ensuite, il avait un étrange rapport aux Français. Il pensait profondément que, les Noirs lui excepté, ne valaient rien, et que si l’on voulait développer son pays, il fallait faire venir des blancs. « Il sont cinquante mille, ce n’est pas assez. Il en faut plus », me soutenait-il de sa voix nasillarde. j’éprouvais un malaise à l’entendre raisonner ainsi, à le voir s’installer dans cette vision. Il éduquait la population, mais n’africanisait pas son Pays. Avait-il un problème avec Air Afrique ? Il appelait, Michel Rocard, le premier ministre Français : « envoyez-moi quelqu’un. » Ce fût en l’occurrence Ives Roland-Billecart, un inspecteur des finances, qui mena cette compagnie au désastre parce qu’il ne connaissait presque rien aux règles du transport aérien.
Certes, il n’y eut guère d’assassinat politique sou Houphouët. Sans doute avait-il peur de commette un péché capital. Il n’empêche, il fit arrêter et, parfois, torturer nombre de ses concitoyens. Quand le complot dont on accusait Diabaté et ses compagnons se révéla imaginaire, Houphouët les libéra, le réintégra à leur poste, mais ne s’excusa même pas. Il était du cynisme inouï. Un jour, il exigea que je persuade Siradiou Diallo, mon rédacteur en chef, de rentrer en Guinée. C’était l’envoyer à une mort certaine ! « Je ne peux pas faire ça et vous non plus, lui objectai-je. – Si, si vous pouvez, vous êtes son patron. » Sékou Touré le lui avait demandé, et il avait quelque chose à obtenir en contrepartie. Les relations entre ces deux chefs d’État n’étaient pourtant pas un chemin pavé de roses. Un jour, Houphouët s’était entretenu avec Sékou Touré, à la frontière entre leurs pays. Ils étaient en désaccord et s’étaient séparés fâchés. En partant, le premier avait lancé au second : « C’est heureux que je puisse rentrer chez moi ! »
En 1978, le directeur de la communication d’Houphouët, Roger Perriard, m’invita à Abidjan pour me présenter au président ivoirien. « Je sais quelles sont vos réticences réciproques, mais j’aimerais que vous vous connaissiez mieux », me dit-il. Houphouët nous avait traînés en justice, interdits… Il était allé jusqu’à demander à tous les pays d’Afrique de l’Ouest d’en faire de même, prêtant son avion à son ministre Laurent Dona Fologo pour qu’il aille convaincre ses pairs.
Poussé par la curiosité, je finis toutefois par céder et me rendis à
Félix Houphouët Boigny (Le père de la nation ivoirienne)
Abidjan avec ma femme, non sans avoir averti Perriard que je n’accepterais ni cadeaux ni argent de la part du président. Réputé corrupteur, il avait pour habitude de distribuer à ses hôtes des lingots d’argent ou d’or. Danielle et moi fûmes très bien reçus pendant trois jours, au cours desquels Houphouët me consacra des dizaines d’heures, se racontant, se livrant, déployant des trésors de séduction. Une fois, il me retint jusqu’à trois heures du matin. Il parlait, parlait, m’expliquait toute sa stratégie. Il avait manifestement besoin de s’épancher auprès de quelqu’un dont il avait l’impression d’être compris. Au fil de nos discussions, je découvrais en Houphouët un homme qui avait une doctrine, une pensée. Bonne ou mauvaise, elle était là, structurée. Il avait des certitudes absolues et n’en démordait pas. « Les Blancs nous méprisent, mais, tout en le sachant, j’ai les meilleures relations du monde avec eux », disait-il, et cela dictait son attitude vis-à-vis du régime de l’apartheid. « Vous ne me comprenez pas. Les dirigeants sud-africains sont très puissants, on ne peut pas les combattre et gagner. Nous, les Noirs, on ne sait pas faire la guerre. Je veux essayer le dialogue avec eux, pour en obtenir quelque chose. » C’était sa manière de faire, similaire à celle de certains Palestiniens avec les Israéliens. « Moi, je n’ai pas besoin d’argent. Je suis né riche. J’ai mille tonnes d’or », m’avait-il aussi asséné lors de nos causeries. Ce qui ne l’avait nullement empêché d’instaurer à son profit une taxe sur toutes les exportations de la Caisse de stabilisation. Il possédait de grands domaines, transférait de l’argent de l’Etat vers sa cassette personnelle s’enrichissait. Il finit tout de même par donner l’un de ses biens parisiens, l’hôtel de Masseran, à l’État ivoirien, au cours de sa dernière année au pouvoir. De manière tout aussi péremptoire, il me lança un jour : « Habib Bourguiba ? Il est né à peu près à la même date que moi, au début du XXe siècle. Mais il mourra avant moi, c’est le médecin qui vous le dit. -Comment en êtes-vous aussi certain ? – Il a été pauvre et mal nourri dans son enfance, alors que moi, dans mon enfance, j’étais riche et bien nourri. » Bourguiba est mort sept ans après le président ivoirien. Le médecin Houphouët avait tout simplement oublié l’hérédité : les Bourguiba meurent centenaires.
A suivre…