Abraham (paix sur lui) face à son peuple : inférences logiques et vanité de l’idolâtrie

Selon les sources bibliques, Abraham (paix sur lui) est originaire de la ville de « Our » jadis située dans la région de l’actuel Iraq. C’est dans sa cité natale qu’il va faire face à son peuple qui vivait en plein dans l’idolâtrie. Selon le Coran, son propre père du nom d’Azar (certains commentateurs pensent que c’était juste son tuteur) était un grand prêtre qui assurait la sculpture des idoles et l’organisation du culte qu’on leur vouait. Les propos d’Azar, rapportés par le Coran, indiquent bien qu’il était parmi les plus déterminés à s’opposer aux tentatives d’Abraham (paix sur lui) de guider son peuple vers la sortie de l’idolâtrie.

Dans ce face à face avec son peuple, Abraham (paix sur lui) entre en discussion avec la masse, son père et le roi. La recension des versets, relatifs aux discussions entre Abraham (paix sur lui) et son peuple, révèle que ce dernier a pour but ultime de le pousser à réfléchir sur la vanité du culte qu’il voue à ses idoles. A cette fin, il met en place maintes stratégies d’argumentation, articulées autour d’inférences logiques qui mettent en cause le bien-fondé du culte idolâtre. A noter que les récits coraniques, relatifs aux circonstances dans lesquelles le jeune Abraham cherche le vrai Dieu et discute avec son peuple sur le culte qu’il pratique, ne figurent pas dans la Bible.

Une des questions qu’Abraham pose au peuple consiste à le pousser à réfléchir sur le culte routinier qu’il voue aux idoles :

            « (…) Il dit à son père et à son peuple : « Que sont donc ces statues auxquelles vous manifestez tant de dévotion?» (Coran 21 : 52)

On note à travers cette question qu’Abraham ne porte pas de prime abord un jugement sur le culte des idoles. Il pose la question du statut des statues, auxquelles son peuple manifeste autant de révérence et dont le Coran ne donne pas les modalités. Dit autrement, Abraham demande que son peuple lui explique en quoi ces statues méritent le culte qui leur est voué. Le peuple répond, non pas sur le statut des statues, mais sur le culte qu’il leur voue, pris au piège qu’il était par l’habitus idolâtre qui l’empêche de se poser ce genre de questions.

Par sa question, Abraham incarne alors une vraie nouveauté, en ce qu’il est le premier de sa génération à engager la discussion sur les pratiques cultuelles de son peuple. Il y a là un fondement coranique à l’universalité de la raison, du libre arbitre et de l’autocritique, et un démenti à toute tentative de définir la religion, y compris l’islam, comme l’opium du peuple.

C’est le peuple qui fournit à Abraham le mobile du culte qu’il voue aux idoles :

             « ils dirent : ‘Nous avons trouvé nos ancêtres les adorant’» (Coran 21 : 53)

A travers cette réponse, Abraham (paix sur lui) a la preuve que le peuple reconnaît ne pas s’être posé la question du pourquoi le culte des idoles et s’être juste contenté d’imiter les pratiques ancestrales. Cette information obtenue, on verra qu’Abraham va l’exploiter à fond à travers une incitation de son peuple au raisonnement logique, cohérent et non contradictoire sur le bien-fondé ou non du culte voué aux idoles. Abraham fait alors une déclaration choc à l’adresse de son peuple :

             « Il dit : ‘Certainement que vous et vos ancêtres êtes dans un égarement évident’» (Coran  21 : 54)

Cette réponse d’Abraham laisse supposer qu’à cette étape, il avait la certitude, la connaissance et la guidance de Dieu :

        « Auparavant, Nous avions engagé Abraham sur la voie droite, Nous le connaissions parfaitement » (Coran 21 : 51)  

Et lorsque le peuple lui demande, comme mentionné au verset 55 de la sourate 21, s’il disait vrai ou s’il plaisantait, sa réponse est ainsi rapportée au verset 56 :

         « Mais votre Seigneur est plutôt le Seigneur des cieux et de la terre, et c’est Lui qui les a créés[1]. Et je suis un de ceux qui en témoignent. »

Abraham révèle à son peuple que le vrai Dieu est Celui qui possède l’attribut de la « rubûbiya », en ce qu’Il est le Créateur et le Maître des cieux et de la terre. L’implication est que le peuple d’Abraham a pris pour divinités des statues, sans apporter la preuve qu’elles ont créé les cieux et la terre et qu’elles en sont les maîtres. Dans le cadre du récit de cette discussion, le Coran rapporte la démarche d’Abraham qui s’inscrit en droite de ligne de la confiance qu’il fait au libre arbitre et à la raison, dont son peuple est dépositaire en tant que partie de l’humanité. La lecture attentive du récit révèle que le but d’Abraham est de démontrer à son peuple, par le raisonnement, que le culte qu’il voue aux statues est vain et relève de l’égarement.

Mais pour déclencher ce raisonnement inhabituel chez son peuple, Abraham trouve une astuce ou un stimulus destiné à choquer les esprits soumis à l’emprise carcérale de pratiques idolâtres routinières, qui ne laissent pas place au questionnement. A cette fin, Abraham imagine un protocole expérimental, à travers lequel il planifie d’agir sur les statues en tant que telles, sacralisées par son peuple et qui sont l’objet et le cœur de l’idolâtrie à laquelle il s’adonne. Au passage, on peut se poser la question de savoir de quelles statues il s’agit. Car il devait y en avoir un peu partout dans la cité. Une réponse vraisemblable est de penser que les statues, auxquelles va s’attaquer Abraham (paix sur lui), représentaient les plus symboliques pour son peuple, posées dans un lieu tout aussi sacré rappelant le panthéon romain.

La démarche d’Abraham (paix sur lui) se révèle pertinente, étant donné qu’après avoir fracassé les statues, n’en laissant intacte qu’une seule, la plus grande et supposée plus puissante, le peuple est extrêmement choqué par son absence à une célébration populaire, ce dernier ayant prétexté un mal de tête. Abraham passe alors à la phase d’observation et d’analyse de la réaction du peuple. Celle-ci ne se fait pas attendre puisque certains, probablement les leaders d’opinion, se demandent qui a commis ce « crime » contre leurs divinités :

          « (…) Ils dirent : ‘Qui donc a fait cela de nos divinités, c’est vraiment quelqu’un d’injuste » (Coran 21 : 59)

Tout le monde se dit alors que ce ne pouvait être que l’œuvre du jeune Abraham, resté seul dans la « place des divinités ». Et là, commence un échange extrêmement instructif entre Abraham et les porte-voix du peuple, défenseurs invétérés de l’idolâtrie.

Ces derniers interpellent Abraham en ces termes :

         «‘Est-ce toi qui a fait cela à nos divinités, Abraham ?’ lui demandèrent-ils » Abraham répond : « Non, c’est la plus grande [2] d’entre elles qui l’a fait. Interrogez-les donc si elles sont en mesure de parler ! » (Coran 21 : 62-63)

Là, le récit du Coran laisse le lecteur réfléchir sur l’attitude des interlocuteurs d’Abraham qui sont dans l’embarras. Ils sont dans le doute et la position solidaire affichée au départ semble s’effriter, puisque qu’ils s’accusent les uns les autres d’êtres eux-mêmes les injustes, au sens de mettre quelque chose à la place qui ne lui sied pas, comme l’expliquent les commentateurs du Coran sur la base de la signification du mot « zulm ».

Ce que le Coran passe sous silence dans l’attitude des membres du peuple qui ont interpellé Abraham renvoie peut-être à ceci : ils ont pris ce dernier au mot et envisagé d’interroger les petites statues comme la grande sur ce qu’il s’est passé, et c’est précisément à ce moment- là qu’ils se sont rendu compte de la vanité d’un tel exercice, d’où l’exclamation mentionnée au verset 64 :

           « (…) se retournant les uns vers les autres, ils se dirent : ‘c’est vous qui êtes plutôt injustes’ » Reprenant leurs esprits, les interlocuteurs d’Abraham lui lancent :

           « Tu sais bien que celles-ci ne parlent pas » (Coran 51 : 65)

Alors, assuré que ses interlocuteurs sont entrés de plain-pied dans le jeu cognitif dont il a posé les bases, et qu’ils appliquent les règles d’une discussion raisonnée dans laquelle il voulait les attirer, Abraham en tire une conclusion d’une logique irréfutable :

         « Adorez-vous en dehors de Dieu, ce qui ne peut en rien vous être utile ou nuisible » (Coran 21 : 66).

Ainsi, par le truchement de cette expérimentation et du raisonnement qu’il lui a associé, Abraham met à nu la vanité du culte que son peuple voue à ces fausses divinités. Dit autrement, Abraham demande à son peuple de réfléchir sur le bien-fondé de l’adoration de soi-disant divinités qui sont dépourvues de ce qui est nécessaire à un vrai Dieu : se suffire à lui-même, disposer de l’attribut d’audition et de parole, ne rien subir et rester absolument libre.

En effet, les divinités massacrées n’ont pas pu se défendre et il faudra que la main des hommes en façonne de nouvelles, sous une forme déterminée, fruit de leur propre imagination, à partir d’un matériau physique préexistant ! Elles n’ont pas pu non plus expliquer ce qui leur est arrivé. Elles sont des divinités incapables d’anticiper, totalement dans le temps présent et n’ayant aucune connaissance du futur ! La plus grande, qui devrait avoir plus de puissance et de prérogative, ne peut pas dire non plus ce qui est arrivé, si c’est lui qui a agi ou non et dans l’un ou l’autre des cas pourquoi !

Abraham veut faire prendre conscience à son peuple qu’il est intenable de se dire adorateurs de soi-disant divinités qui ne peuvent pas communiquer avec leurs serviteurs, ne peuvent entendre leurs paroles, ne peuvent se protéger elles-mêmes… Comment des statues si démunies, si vulnérables, si muettes, si ignorantes du futur et si indifférentes aux préoccupations et autres soucis des humains, peuvent-elles avoir le statut de divinité ? Et comment prétendre adorer des divinités sans pouvoir savoir ce qu’il est possible d’en espérer comme d’en craindre, en droite ligne de l’usage dont le Coran fait du verbe « ‘abada ».

La stratégie d’Abraham fut donc couronnée d’un succès indéniable, puisqu’il est parvenu à confondre les leaders qui maintenaient son peuple dans les pratiques idolâtres. En résumé, le raisonnement qu’Abraham expose à son peuple pour l’aider à s’affranchir de l’idolâtrie participe d’un argumentaire qui démontre de façon méthodique la vanité de la foi en de fausses divinités, à qui il manque ce qui est absolument nécessaire à un vrai Dieu : la souveraineté sur tout, la possession des facultés d’audition et de parole comme il sied à Lui, la liberté absolue, l’existence éternelle par lui-même, entre autres attributs.

[1] Les commentateurs du Coran expliquent que le verbe fatara utilisé dans ce verset renvoie à la création sans modèle préalable, différent du verbe khalaqa qui est l’action de créer tout court.

[2] Dans le verset 58 de la même sourate, l’expression coranique est « la plus grande pour elle » (kabîran lahum), c’est peut-être pour dire que c’est la plus vénérée par le peuple.

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