Agence Ecofin) – La guerre économique. C’est le titre, un peu énigmatique, d’un livre paru aux éditions Afrédit à Yaoundé, la capitale du Cameroun, en milieu d’année 2019. Son auteur est le chercheur en géoéconomie Maurice Simo Djom. Dans cet ouvrage, le Camerounais prétend dire, « avec autorité », ce qu’est la guerre économique, un concept qui fait débat.
Pour caractériser cette « réalité », l’auteur s’est notamment appuyé sur les faits observés depuis son poste de chef de département de la communication institutionnelle et veille stratégique d’Afriland First Group, la structure de tête du groupe bancaire Afriland First Bank. Un poste qu’il occupe depuis décembre 2014. Il est par ailleurs un disciple assumé du milliardaire camerounais Paul K. Fokam, qui contrôle ce groupe bancaire. C’est ce dernier qui signe d’ailleurs la préface de l’ouvrage.
Acteurs, stratégies, armes… Maurice Simo Djom, qui a commencé sa carrière professionnelle comme journaliste, livre les principales conclusions de son travail de recherche.
Ecofin : Prenant le contrepied de nombre de chercheurs dans le monde, vous affirmez dans votre ouvrage que la guerre économique est une réalité bien singulière. Comment êtes-vous arrivé à cette conclusion ?
Maurice Simo Djom : J’y suis arrivé en lisant et en observant. D’une part, j’ai lu des ouvrages portant sur la question et je me suis rendu compte que l’intuition des auteurs était de lier la guerre économique à la guerre conventionnelle, les uns allant même jusqu’à utiliser les grilles de la stratégie militaire pour étudier la guerre économique. D’autre part, j’ai observé attentivement les interactions de la mondialisation. Ce que j’ai découvert en étudiant les faits est que la guerre économique est une réalité à part entière, qu’il faut scruter sans œillères.
Ecofin : Votre approche fait dire à certains que vous êtes un anarchiste méthodologique. Que leur répondez-vous ?
MSD : Pas du tout, j’ai bel et bien adopté une approche : l’induction. J’ai observé les faits, analysé les données, tiré les informations des données, puis tiré la connaissance des informations. Ce cheminement est même extrêmement méticuleux. Il m’a conduit patiemment et laborieusement à une représentation de la guerre économique. Ceux qui expriment leur désarroi devant ma démarche sont en fait les adeptes de la déduction. Ils auraient aimé que je fasse comme eux, à savoir qu’au tout début, j’adopte une définition de la guerre économique et qu’ensuite, dans le reste du livre, je m’en serve comme garde-fou. La vérité est que la déduction n’était pas adaptée à ma thèse, je voulais démontrer que les auteurs se sont trompés. Pour cela, il fallait trouver une démarche convaincante, d’où la plongée en immersion dans les données, les faits. Ce sont finalement les faits qui parlent pas les théories.
Ecofin : Justement, beaucoup ont également pointé du doigt votre aversion pour la théorie…
MSD : C’est parce que j’ai suscité une polémique sur la théorie et les théoriciens qui utilisent les constructions complexes et abstraites pour étouffer la réalité. Cela ne signifie pas que je suis foncièrement anti-théorie. J’estime que chaque projet de recherche intellectuelle doit ménager sa propre démarche. Ce qui est en cause, c’est la paresse intellectuelle qui veut que l’on placarde la même démarche à tous les projets. Je suis pour la créativité épistémologique.
Ecofin : Dès la première de couverture de votre ouvrage, on sent, en effet, un zeste d’anticonformisme. Le titre, par exemple, est tout en verticale, coulé sur trois bandes. Était-ce nécessaire pour aborder ce sujet qui divise le monde de la science ?
MSD : Oui, ma thèse est renversante à savoir que la guerre économique est un paradigme de la subtilité. Les chercheurs qui m’ont précédé ont lié la guerre économique à la violence. Pour exprimer la dimension renversante de ma thèse, j’ai renversé le titre. Il était question de joindre la forme au fond.
Ecofin : Vous soutenez que la guerre économique n’est pas la concurrence commerciale, encore moins la dimension économique de la guerre conventionnelle. Qu’est-ce que c’est alors ?
MSD : Quand General Motors est opposée à Ford sur le marché américain, c’est la concurrence commerciale. Or, dès que General Motors fait face à Toyota, nous montons du champ domestique vers le champ des relations internationales, cela devient la guerre économique. Car la puissance publique américaine peut valablement user de ses prérogatives pour modifier la configuration de la compétition en faveur de General Motors. Voilà pour ce qui est de la différence entre la concurrence commerciale et la guerre économique.
Quant à savoir si la guerre économique est la dimension économique de la guerre, je soutiens que non. Certes toutes les guerres ont une dimension économique, mais toutes les guerres ne sont pas menées avec les mêmes armes. Si les hostilités se déroulent sur le champ militaire, nous avons à faire à la guerre conventionnelle. Mais si les hostilités se déroulent sur des échiquiers non militaires, alors il s’agit de la guerre économique. L’adjectif économique ne renvoie pas seulement au secteur économique, mais davantage à tout ce qui est non-militaire.
La guerre économique, c’est l’effort subtil visant à dissimuler la violence sur les échiquiers non militaires. Sont concernés : le cyberespace, la fiscalité internationale, les ressources de base, la finance libérale, l’investissement, la monnaie, etc.
Ecofin : Il ne vous est pas venu à l’esprit que la concurrence et la guerre conventionnelle pourraient être des variables de la guerre économique, mobilisant soit un type d’acteurs précis des relations internationales, soit un type d’armes, soit déployant des tactiques particulières…
La guerre conventionnelle est en pleine reconfiguration. Les progrès atomiques ont réduit la probabilité des guerres de haute intensité (qui oppose les armées nationales). Vu le principe de l’inaliénabilité de la violence, les acteurs étatiques et non étatiques se livrent désormais à la prolifération de guerres et de conflits de basse intensité. Voilà une forme d’expression de la violence de la mondialisation.
L’autre forme, c’est la guerre économique qui partage le fondement de la montée en force des guerres de basse intensité, à savoir la menace d’extinction par voie atomique. Ainsi, au lieu de se faire la guerre avec des kalachnikovs, les États utilisent les multinationales, les fonds d’investissement, la 5G, les barrières tarifaires entre autres pour se départager sur les échiquiers non militaires. In fine, c’est la même violence, elle s’exprime différemment. J’ai soutenu par ailleurs que c’est une violence bicéphale. Il faut savoir étudier ces deux formes de violence sans se prendre les pieds dans le plat.
Ecofin : On le voit, votre théorie de la guerre économique se construit autour de la subtilité, la dissimulation, la feinte… C’est d’ailleurs en cela qu’elle s’oppose à la conception du stratège français et fondateur de l’école de guerre économique de France, Christian Harbulot, pour qui « la guerre économique est l’utilisation de la violence par les États sur l’échiquier économique ». Les États-Unis de Donald Trump, qui ne dissimulent pas leur volonté d’avantager leurs entreprises, ne mettent-ils pas en mal votre acception de la « guerre économique » ?
MSD : Vous avez l’impression que Donald Trump met à mal ma théorie de la guerre économique parce qu’il revendique visiblement ses actions de guerre commerciale. Or, il n’en est rien. La logique reste la même : les gagnants de la guerre économique dissimulent leur violence et les perdants se plaignent. Il s’avère que les USA sont perdants dans la guerre commerciale et technologique qui les oppose à la Chine. Raison pour laquelle Donald Trump crie haro sur le baudet. Tant que les USA étaient les gagnants de la mondialisation, ils ne se plaignaient pas. Malheureusement, aucun État ne peut être gagnant partout et tout le temps.
Dans un autre sens, quand vous observez l’affaire Alstom, vous vous rendez compte que les USA ne se plaignent pas, ce sont les Français qui le font. Pourquoi ? Parce qu’ils ont perdu leur fleuron énergétique. D’où ma représentation de la guerre économique : l’effort subtil consistant à dissimuler la violence sur les échiquiers non militaires.
Un dernier exemple, prenons la France face aux 15 pays africains de la zone franc. Paris soutient que c’est la coopération monétaire. Mais que disent les Africains ? Que c’est la servitude monétaire. C’est dans cet interstice subtil que se saisit la guerre économique.
En effet, alors que la victime déplore des pertes en termes de richesse et d’influence, le gagnant vous dira que c’est la coopération, c’est l’aide, c’est la politique monétaire, c’est la politique commerciale, etc. Cette précision au sujet de la dissimulation de la violence importe à mes yeux. Elle ne figure pas dans la représentation de la guerre économique de Christian Harbulot. Une fois que vous omettez de prêcher la dissimulation, vous vous exposez à être perçu comme le mouton noir de l’économie mondiale. La subtilité veut que tout le monde proclame le libéralisme et agisse suivant les intérêts et l’influence.
Ecofin : Vous soutenez que « pour qu’il y ait guerre économique, il faut que la puissance publique intervienne pour modifier la concurrence commerciale et faire pencher la balance dans un sens ». Votre étatisme n’est-il pas en contradiction avec la réalité actuelle des relations internationales ? (L’on voit, en effet, de plus en plus apparaitre sur la scène internationale des acteurs non étatiques tout aussi puissants que les États et donc tout aussi capables de faire pencher la balance dans un sens, comme des ONG, des organisations terroristes, des multinationales. Vous-même vous décrivez d’ailleurs dans votre livre comment des acteurs non étatiques mettent à mal le pouvoir fiscal des États…)
Vous avez raison de souligner la montée en force des acteurs non étatiques. Certains constituent une menace pour les États. Mais il n’y a pas de contradiction entre l’étatisme et cette réalité. Au contraire, il y a complémentarité et interpénétration. Premièrement : ces acteurs sont généralement l’émanation de la puissance publique. Deuxièmement, malgré leur influence, la puissance publique les maintient en l’état parce qu’elle s’en sert. Troisièmement, les sanctions prononcées par les États sont là pour montrer qui est le patron. Regardez Facebook après l’affaire Cambridge Analytica. La multinationale a écopé d’une sanction de 5 milliards de dollars ! Mark Zuckerberg a été obligé de mettre un costume (chose qu’il fait rarement) pour aller plusieurs fois s’expliquer devant les commissions d’enquête. Souvenez-vous de Lehman Brothers, la 4e banque d’investissement américaine en 2006, une seule signature du secrétaire d’État au Trésor aurait suffi pour la renflouer. Henri Paulson l’a laissée s’écrouler. Qui se souvient encore de son tout-puissant PDG Dick Fuld ?
Le paradigme de la « coopétition » rend compte de la relation complexe entre la puissance publique et les firmes multinationales : l’État se sert de ces outils pour être influent sur la scène internationale. En même temps, ces acteurs se construisent parallèlement des couloirs d’influence personnels. Mais in fine, c’est toujours le ministre des finances, le président ou le directeur d’une agence de régulation publique qui aura le dernier mot.
Ecofin : Vous présentez l’Afrique comme une victime de la guerre économique ; un simple champ de bataille. Mais qui sont ceux qui se livrent des guerres économiques sur le continent ? Pourquoi s’y affrontent-ils ? Et quelles sont leurs armes ?
MSD : Les puissances étrangères emploient divers instruments pour s’affronter en Afrique et pour affronter l’Afrique : les firmes multinationales, les accords de partenariat, les fonds d’investissement, l’aide multilatérale ou bilatérale, la coopération, etc. À ce sujet, l’ouvrage WAR BY OTHER MEANS de deux auteurs américains (Robert Blackwill et Jennifer Harris) a identifié sept armes de guerre économique. Quant à moi, j’ai surtout insisté sur le fait que les adversaires de l’Afrique s’arrangent en amont pour supprimer la possibilité pour l’Afrique de se défendre. Ils façonnent des normes et des conditions d’interaction qui laissent l’Afrique dans l’impuissance.
Ecofin : Pour être plus précis. Pour vous, si la France a créé la zone franc et l’Union européenne les Accords de partenariat économique (APE), c’était juste pour asservir les pays africains comme le Cameroun qui ont adhéré à ces instruments-là ? Quid alors de la bataille entre les puissances pour s’assurer un accès privilégié aux marchés et aux matières premières des pays du continent ?
MSD : Bien entendu, les puissances étrangères ont leurs visions de l’Afrique. Pour les unes, c’est un espace d’influence qu’il faut contrôler. Pour les autres, c’est un concurrent qu’il faut maintenir dans le sommeil. Pour d’autres encore, c’est un marché où vendre et s’enrichir. Toujours est-il que le potentiel multiforme du contient inquiète. Personne ne peut rester indifférent devant ce vaste marché de plus d’un milliard d’habitants qui regorge de ressources immenses et d’une jeunesse envieuse.
Ecofin : Ces instruments (APE, zone franc…), n’ont-ils, selon vous, rien de positif pour les pays africains ?
Ils ont du positif en ce sens qu’ils nous révèlent notre vulnérabilité. En cela, ils peuvent nous pousser à un sursaut pour comprendre que c’est la guerre, qu’il faut se réveiller et bouger. Car rien ne nous sera donné. Il faudra se battre avec les armes de la guerre économique pour s’en tirer dans la mondialisation. La mondialisation n’est pas faite pour les dormeurs et les faibles.
Ecofin : Mais sur le continent, ils sont très nombreux à ne pas voir les choses comme vous. La faute, diriez-vous, à l’absence d’une conscience africaine de la guerre économique ?
L’Afrique a une vision romantique des relations internationales. Un dirigeant qui manque de culture stratégique et qui agit par à-coups a besoin de se mettre à l’école de la guerre économique pour comprendre comme ça marche. La guerre économique, c’est un concept qui nous renseigne que la mondialisation est sortie de la crispation idéologique pour entrer dans une ère nouvelle. L’État qui ne comprendra pas les règles de cette ère nouvelle sera dévoré, tout simplement.
Ecofin : D’où votre ouvrage…
MSD : Tout à fait, cet ouvrage est la notice de la mondialisation. Je l’adresse à ceux qui veulent comprendre la mondialisation au-delà des apparences et des proclamations. L’Afrique est victime des discours convenus sur les relations internationales. Nous avons la responsabilité de produire un réalisme africain sur le monde et sur les relations entre le monde et l’Afrique. L’Afrique doit se donner le droit de parler du monde et de s’imposer dans le monde.
Ecofin : Que faut-il faire pour doter l’Afrique en général et le Cameroun en particulier d’une conscience géoéconomique ?
MSD : Il faut faire un plaidoyer à l’endroit de ceux qui nous gouvernent afin qu’ils s’imprègnent du réalisme. À les voir agir, on a l’impression que bon nombre de dirigeants africains sont bercés par les illusions du libéralisme et de la paix par le commerce. Il faut aussi une pédagogie méthodique à l’adresse des nouvelles générations, dans l’espoir que, parvenues aux affaires, elles feront la différence. Je suis pour la création d’un think tank africain à la mesure des enjeux pour observer minutieusement la guerre économique.
Entretien avec Aboudi Ottou