A 34 ans, Moustapha Cissé, jeune sénégalais diplômé en informatique, est depuis juin dernier directeur du Google AI Research Center Accra, premier laboratoire de recherche spécialisé en intelligence artificielle du Continent. Formé au Sénégal puis en France, il a déjà travaillé chez Facebook Artificial Intelligence Research (FAIR). Avec ses nouvelles responsabilités chez Google où il va chapeauter des dizaines d’ingénieurs venus d’Europe, d’Amérique, d’Israël et surtout d’Afrique, c’est presque un retour aux sources pour ce «néopat» dont l’histoire est loin d’être l’exception qui confirme la règle sur le Continent.
Issus de la diaspora ou formés localement, ils sont en effet de plus en plus nombreux ces talents africains à diriger des filiales de multinationales ou de grandes entreprises africaines. Dans les banques, les télécoms ou les cabinets de consulting, la nomination d’un cadre africain à un poste de responsabilités n’est plus un «fait rare». C’est même devenu une tendance au sein des multinationales et autres grandes firmes actives en Afrique. Des cadres issus de la diaspora, mais aussi des compétences locales, des profils qui ont longtemps fait à la fois défaut au Continent et les années grasses des «expatriés» d’Afrique.
La promotion des cadres africains et le transfert de compétences sont devenus aujourd’hui de véritables stratégies au sein des multinationales et d’autres entreprises présentes sur le Continent, comme en témoigne Cédric Filet, fondateur et PDG d’Aldélia, un cabinet de recrutement et de ressources humaines (RH) dédié au continent africain: «En 2009, nos 270 employés au Nigéria, soit 100% de nos effectifs – étaient composés d’expatriés et maintenant notre équipe est 100% locale», déclarait-il en septembre dernier à Paris, lors de l’édition 2018 de l’Africa leadership Forum, tout en ajoutant qu’un même scénario allait être mis en place dans la filiale mozambicaine du groupe.
«Les postes de cadres et de top-management sont longtemps restés l’apanage des expatriés. Ils sont de plus en plus confiés à des Africains : des talents locaux ou des Africains venus d’autres régions», nous explique Benoit Martin du cabinet Talent2Africa, une plate-forme web spécialisée dans le recrutement de compétences notamment pour les entreprises en Afrique.
Diaspora et mobilité intra-africaine
L’enjeu de l’Africanisation des cadres remonte aux années des indépendances. D’abord dans les administrations et secteurs publics, puis dans les entreprises privées, notamment du secteur minier. Les gouvernants de l’époque avaient très tôt mis en œuvre des politiques locales et régionales pour promouvoir la formation et la promotion des cadres. Plusieurs pays avaient ainsi adopté des lois de local containment qui prévoit des quotas réservés aux cadres locaux en fonction des catégories professionnelles. Certains Etats avaient également adopté des lois conditionnant le travail des étrangers. C’est le cas de l’ancienne Organisation commune africaine et malgache (OCAM) qui organise en mai 1968 une des premières conférences internationales sur les problèmes d’encadrement dans les entreprises, et la création en 1970 à Yaoundé du Centre africain et mauricien de perfectionnement des cadres (CAMPC). L’institution basée à Abidjan en Côte d’Ivoire est toujours fonctionnelle et forme encore des dizaines de cadres africains chaque année afin de combler le déficit en compétences pour le besoin des grandes entreprises.
Par ailleurs, la vague d’africanisation des cadres a été portée en premier lieu par les recrutements dans la diaspora avant de s’étendre vers des compétences africaines formées localement. Ces dernières années, la diaspora africaine connaît en effet de profondes mutations avec le phénomène des «néopats», comme le met en évidence le cabinet FED Africa, spécialisé dans le recrutement top et middle management. «La révolution numérique, l’africanisation des postes de cadres supérieurs et dirigeants ainsi qu’une véritable volonté de participer au développement du continent poussent en effet de plus en plus les profils issus de la diaspora à retourner aux sources», souligne le cabinet.
Avec la croissance économique des dernières années ainsi que les perspectives de croissance, l’Afrique attire en effet les profils de la diaspora africaine basés, traditionnellement, en Europe et en Amérique du Nord. «Ces profils sont attirés par les opportunités économiques qu’offrent les différents pays et participer au développement du Continent dont ils sont originaires est une notion très importante pour eux. Accéder à une qualité de vie plus importante fait très souvent partie également de leurs motivations», souligne le cabinet FED Africa. Ce «retour aux sources» est accentué par l’attraction des entreprises qui sont elles-mêmes de plus en plus intéressées par ces talents. Selon FED Africa, «d’une part, l’expérience de vie en Afrique et sur un autre continent, et d’autre part, un passage par des universités ou grandes écoles étrangères, ainsi que dans une entreprise internationale rassurent les employeurs».
Cependant, ces profils issus de la diaspora éprouvent assez souvent des difficultés à se réadapter aux conditions de travail et de séjour dans les pays africains, souvent pour avoir perdu les réalités du terrain, mais aussi parce qu’habitués des grilles de rémunération différentes, leurs salaires peuvent constituer un frein. C’est ce qui explique qu’actuellement, l’africanisation des cadres africains est plus portée par les mobilités intra-africaines qui se réalisent majoritairement dans une même région, avec l’avantage d’avoir un socle linguistique commun ainsi que les mêmes réalités. «La mobilité inter-africaine est aujourd’hui une réalité et qui a vocation à s’agrandir», affirme Benoit Martin de Talent2Africa.
Africanisation et discrimination positive
Avec près de 10 à 12 millions de jeunes diplômés qui arrivent chaque année sur le marché du travail, la promotion des compétences africaines est un véritable défi socioéconomique et stratégique pour les pays africains. Le recours aux talents de la diaspora a fait son époque, mais malgré le potentiel, les «néoexpats» ne suffisent plus à répondre aux besoins du marché, surtout pour les postes de top management. L’africanisation des cadres, particulièrement pour les multinationales opérant en Afrique, n’aura aucun sens si elle n’est pas susceptible, comme le souligne le chercheur Hervé Lado, «de favoriser la structuration de filières industrielles dans les pays d’implantation par les externalités positives qu’elles drainent sur les plans technique, technologique, infrastructurel, et du capital humain». Pour Hervé Lado, diplômé de la Sorbonne et spécialiste de la RSE, «les pays africains doivent se saisir de l’ensemble de ces opportunités pour organiser le développement de filières industrielles pérennes génératrices de nouveaux métiers et d’emplois».
Les alternatives qui s’offrent aux gouvernements sont légions notamment la négociation de plans de recrutements directs, de formation professionnelle de locaux, d’africanisation des cadres des multinationales, de soutien à la recherche et à l’innovation, et de structuration d’une sous-traitance locale capable d’apprivoiser les techniques et technologies en vue de domestiquer de l’expertise et de la valeur ajoutée. Autrement, l’africanisation des cadres sans un effet d’entraînement et une valeur ajoutée locale ne sera qu’une discrimination positive déguisée, une «négrisation des cadres», qui n’aura qu’un impact limité sur le développement du Continent.
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