Raison et foi, deux termes présentés le plus souvent comme antagonistes, sont dans la logique musulmane de force égale, complémentaires l’une par rapport à l’autre. Comment s’explique ce tissage et quelle place savants et gens du peuple ont accordé à la raison dans leur croyance religieuse ?
Les savants et la raison
La rationalisation du discours religieux et de l’exégèse coranique n’est pas un phénomène nouveau. Depuis l’introduction dans les sciences islamiques de la méthode philosophique grecque, il a bien souvent été question d’apporter à l’argumentation religieuse une touche de rationnel et de démonstratif. Est-il utile de rappeler que cet engouement pour les textes grecs vient de ce que le calife abbasside Al-Ma’mûn (813-833) a favorisé la traduction et l’importation de milliers d’ouvrages à caractère scientifique dans sa fameuse « maison de la sagesse » à Bagdad ? Cela a d’ailleurs valu à la civilisation musulmane de connaître une période appelée « âge d’or » par les orientalistes.
Le foisonnement de versets coraniques incitant à l’usage de la raison, associé à l’intérêt réel des lettrés pour le kalâm (trad. : théologie), a amené nombre de penseurs, à considérer l’Islam comme un atout majeur dans la compréhension du monde et réciproquement.
Il va sans dire que l’argumentation démonstrative n’a pas toujours été approuvée, a même souvent été combattue. Mais l’acharnement dont elle a été la cible a été mené par des savants qui n’ont eux-mêmes pas échappé au principe de construction méthodique et raisonné du discours. Abû Hamîd al-Ghazâlî (1058-1111), une des figures savantes les plus célèbres en Islam, convaincu de la suprématie de la loi religieuse orthodoxe, n’a lui-même pas pu ni su se défaire de cette méthode dans son ouvrage destruction des philosophes.
La plupart des savants à sa suite, d’Averroès à Muhammad Abduh en passant par Ibn Khaldûn se fixeront dans une logique de cohésion entre la raison et la foi. Les grands noms de l’intellectualisme musulman moderne (Abdelkrim Sorroush, Farag Foda, Abdou Filali al-Ansary) se donneront même pour mot d’ordre de soumettre les textes canoniques à l’examen critique que permettent les sciences humaines.
Dès les premiers temps…
L’élite musulmane, ancienne et moderne, n’a donc jamais véritablement manqué de donner une certaine prédominance à l’élaboration d’une méthodologie quasi-scientifique dans l’approche des textes sacrés. Si nous nous penchons sur le travail qui a été réalisé par les tous premiers lettrés de l’Islam, nous réalisons qu’il a existé dès le départ une volonté très forte d’ancrer le message coranique dans une dimension « historique ». Dès les 7ème et 8ème siècle, les versets coraniques sont explicités en fonction des conditions dans lesquelles ils ont été révélés et sont donc replacés dans l’Histoire. Cette science ou méthodologie a justement été appelée « Asbâb an-nuzûl », « les causes de la descente ».
Dans la logique de cette méthodologie, la constitution de la Sira canonique d’Ibn Ishaq (biographie du prophète) et la compilation de la Sunna (actes et paroles de guidance) montrent toute l’importance accordée à la recherche de l’historicité de l’homme arabe. Autrement dit, dès les premiers temps de l’Islam, il est déjà question d’une certaine forme de rationalisation, caractérisée par la volonté de ne pas perdre le sens historique des révélations ni celui des personnages-clés de la nouvelle religion.
Le cœur : foyer de la raison
Néanmoins, toutes ces considérations pour le mode rationnel ne font pas disparaître pour autant l’idée d’une histoire idéalisée (opposée à l’Histoire positive) ni même la notion de foi. En effet, le processus de rationalisation n’a pas eu sur la pensée musulmane les mêmes impacts que sur la pensée philosophique européenne.
Si par l’émergence de la positivité scientifique, les lettrés européens se sont petit à petit détaché de la sacralisation des croyances bibliques, il en est tout autrement chez les savants musulmans qui se sont justement servi de la raison pour conforter leur adhésion à l’Islam en tant que système de pensée globalisant et universel. La raison ne sert jamais qu’à chercher Dieu et non à douter de Son existence ou des principes de foi qu’Il a émis à travers Sa Révélation.
L’esprit musulman ne se limite donc pas au simple réceptacle que constitue le cerveau, il s’intègre parfaitement, pour ne pas dire intégralement, dans le cœur de l’homme. Il n’existe pas, pour cet esprit, de séparation entre le mode réflexif (al-aql) et le mode affectif (al-qalb) : ils sont imbriqués l’un dans l’autre. D’où la surprise, pour toute personne étrangère à la culture musulmane, de voir des savants adeptes de la raison comme Muhammad Abduh ou Muhammad Iqbâl traiter de la question d’historicité de la révélation, voire d’un Coran créé et non incréé, en même temps qu’ils traitent de celle du statut des anges et des djinns.
Répercussions sur le musulman des sociétés modernes
L’absence de distingo entre raison et foi qui caractérise l’élite musulmane se répercute sans commune mesure sur les populations musulmanes établies en terre « occidentales » ou « occidentalisées ». Notons par exemple l’incroyable facilité avec laquelle le musulman décèle dans le Coran les traces d’un miracle scientifique (liées aux récentes découvertes en astronomie, en physique et en biologie) ; tout en accordant par ailleurs une réalité physique à des notions aussi abstraites et merveilleuses que le paradis et l’enfer. Il n’est pas question pour lui de croire que l’une et l’autre de ses lectures s’opposent. Tout en s’attachant au mode rationnel et scientifique qui caractérise son environnement culturel, le musulman des temps modernes se montre tout aussi friand à l’égard des mystères du monde invisible et les pense aussi vrai que son propre monde.
L’attachement du musulman lambda pour une argumentation d’ordre scientifique concernant le Coran ne découle pas tant d’un héritage culturel proprement islamique que d’une éducation reçue dans une société prônant la supériorité des sciences positives. Le plus souvent, il ne tient cette argumentation que dans le cadre d’un débat avec des non-musulmans ou des non-croyants. Sans même en être conscient, il adapte le concept de « véracité du contenu coranique » aux modes réflexifs de la société dans laquelle il vit. Alors qu’au temps du Prophète, la « preuve » se manifestait à travers le seul sentiment d’émerveillement devant les créations du Seigneur, elle se trouve aujourd’hui cantonnée dans le seul domaine de la scientificité et ne s’exprime que par une observation empirique du monde. Autrement dit, ce n’est pas le texte en lui-même qui se trouve à l’origine de cette prédisposition au raisonnement scientifique (il n’y a pas de miracle scientifique clairement énoncé dans le Coran) mais bien l’environnement culturel dans lequel évolue le musulman des temps modernes qui influe sa lecture dans ce sens.
Se servant des outils de réflexion que lui propose cet environnement, le musulman se montre néanmoins très attaché aux valeurs que prône sa religion. Nous l’avons vu, tout en s’attachant à expliciter les versets coraniques en fonction des connaissances acquises dans l’univers profane, il ne délaisse jamais totalement les éléments irrationnels (contraires à toute observation empirique), qui constituent justement son univers sacré. Nous verrons dans la deuxième partie de cette étude quels sont ces éléments et de quelle manière ils s’imbriquent dans la vie quotidienne et profane.
Pistes bibliographiques :
Abduh, Muhammad, Rissalat al Tawhid, 1984 (1ère éd.1925), Geuthner,147 p.
Eliade, Mircéa, Le Sacré et le profane, 1964 (1ère éd. 1957), Folio essais, 185 p.
Collectif, L’étrange et le merveilleux dans l’Islam Médiéval – Discussion et critique du rapport établi par Mohammed Arkoun, 1978, éditions J.A., 227 p.
Triki, Fathi, L’esprit historien dans la civilisation arabo-islamique, 1991 (Thèse de 1986), Maison Tunisienne de l’Edition, 402 p.
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