A cause d’un agrément tardif des ouvrages et d’un bras de fer entre libraires et éditeurs, de nombreux livres sont indisponibles.
Sur le seuil de la librairie Fe Tchuenté, à Yaoundé, un homme marque un temps d’arrêt, sort un papier froissé de la poche arrière de son pantalon, puis s’avance vers les rayons de manuels scolaires. « Avez-vous ces livres ? », demande-t-il en montrant sa liste à la dame qui l’accueille. Après vérification, elle secoue négativement la tête. « C’est la troisième librairie que je visite et je n’ai toujours pas trouvé les livres de maths, de sciences et de géographie pour mes enfants », râle l’homme en ressortant d’un pas pressé.
Ce lundi 3 septembre est jour de rentrée des classes au Cameroun. Mais de nombreux livres inscrits au programme demeurent indisponibles. « Je ne vais pas vous mentir, on est incapable de répondre à la moitié des demandes en manuels scolaires. C’est la première fois que nous vivons une situation pareille. Et c’est ainsi dans plusieurs librairies », s’inquiète Joseph Stéphane Tassé, le responsable commercial de ce magasin ouvert il y a près de trente ans.
« Les enfants sacrifiés »
Pour l’année scolaire 2018-2019, le gouvernement a lancé une importante réforme du système éducatif. Durant plus d’une décennie, les élèves avaient jusqu’à six livres par matière, entraînant de lourdes dépenses pour les familles et suscitant un réseau de corruption entre les responsables chargés de l’agrément et les éditeurs qui cherchent à se placer sur ce marché évalué à plus de 100 milliards de francs CFA (plus de 150 millions d’euros).
En novembre 2017, le premier ministre, Philémon Yang, avait procédé à la réorganisation du Conseil national d’agrément des manuels scolaires et des matériels didactiques. Les nouveaux responsables avaient pour principale mission d’instaurer un système de livre unique : un seul ouvrage par discipline, pour une durée de six ans. Le conseil devait publier les listes des manuels et matériels agréés au moins cinq mois avant la rentrée. Las, les évaluations ont traîné et ce n’est que mi-juin que les ouvrages et éditeurs retenus ont été connus.
« C’était déjà trop tard. Fabriquer des millions de livres en soixante jours est très difficile, explique un responsable de l’Association nationale des éditeurs de livres du Cameroun (Anelcam) qui souhaite rester anonyme. La plupart de ces manuels sont produits en Chine, en Inde et en Turquie. Il faut plus de trente jours pour le transport par bateau. Certains livres ne seront disponibles qu’en octobre ou novembre. »
Un délai que les syndicats d’enseignants jugent « handicapant » et « cruel »pour les élèves. « Plus de 70 % des manuels ne sont pas sur le marché. C’est une situation inimaginable », s’étrangle Emmanuel Mbassi Ondoa, secrétaire général de la Fédération camerounaise des syndicats de l’éducation. « En novembre, on sera pratiquement déjà à la fin du premier trimestre et les enfants auront été sacrifiés », renchérit l’institutrice Sonia Dounia.
Des stocks acheminés par avion
Le professeur Marcelin Vounda Etoa, secrétaire permanent du conseil d’agrément, tente de rassurer. « Tous les livres ne peuvent être disponibles au même moment sur le marché. Je suis allé personnellement dans certaines librairies de Yaoundé et 42 des 49 éditeurs y sont représentés »,jure-t-il. Ce que le responsable de l’Anelcam contredit : « Mes équipes et moi sommes allés dans plus de 20 libraires, les stocks sont minimes, même pour les éditeurs qui produisent au Cameroun. »
Que faire dans ce contexte ? Certains éditeurs ont fait venir une partie de leur stock par avion. Mais le coût de transport est plus élevé et les quantités ne sont pas toujours suffisantes pour approvisionner les librairies du Cameroun. Plus problématique : pour commercialiser les ouvrages disponibles, les libraires exigent une remise de 20 % sur chaque stock, ce que refusent la plupart des éditeurs.
« C’est ainsi depuis de nombreuses années, affirme Marcelin Abidouguina, le président du Syndicat national des libraires et papetiers. Nous sommes prêts à assumer une année blanche si les éditeurs s’entêtent. » Assis derrière son bureau encombré d’ouvrages, il est suspendu au téléphone. Au bout de la ligne, des libraires inquiets. « Tant qu’ils n’accepteront pas, on ne vendra pas leurs livres », dit-il avant d’ajouter, visiblement fatigué : « De toute façon, il n’y a même pas de livres. » Les libraires sont d’autant plus déterminés que les manuels qu’ils avaient achetés l’année dernière ne sont plus au programme. « C’est bon pour la poubelle. J’ai perdu plus de 100 millions de francs CFA », se plaint M. Abidouguina.
Directeur général de la maison d’édition Afrédit, Arthur Pango a douze titres au programme et refuse de se plier aux exigences des libraires. Pour la production de ses livres (un million d’exemplaires, en Turquie), il a dépensé plus de 500 millions de francs CFA. « J’ai fait venir la première partie de mes livres par avion, ce qui revient plus cher, dit-il. Les éditeurs prennent tous les risques financiers, mais cela ne veut pas dire que nous sommes fermés au dialogue. L’éducation est importante pour notre pays. »