11 septembre 2001. A 8h46, le vol AA11 de la compagnie American Airlines percute la tour nord du World Trade Center, célèbre centre d’affaires new-yorkais. A 9h03, un deuxième avion s’encastre dans la tour sud, sous l’objectif des caméras de télévision. Moins d’une heure plus tard, la tour sud s’effondre, bientôt suivie par sa jumelle.
A ce jour, 2 753 personnes sont officiellement mortes dans ces deux attaques terroristes, les plus meurtrières jamais perpétrées dans le monde. Pourtant, seules 1 642 victimes (60%) ont été identifiées par l’Institut médico-légal de New York (OCME). “Nous sommes les seules personnes à travailler sur l’identification des victimes du 11-Septembre, explique à franceinfo Mark Desire, médecin légiste au sein de l’OCME. Dix-sept ans après les faits, nous continuons à examiner les restes humains récupérés sur les lieux du drame, et à identifier certaines victimes.” La dernière en date, Scott Michael Johnson, 26 ans, analyste sécurité qui travaillait dans la tour sud, a enfin retrouvé son nom le 25 juillet dernier.
“Désastre Manhattan”
Lorsque le premier avion s’écrase sur le World Trace Center, ce 11 septembre au matin, les équipes de l’OCME comprennent l’énormité de la tâche qui les attend. Sept employés se précipitent sur les
lieux, situés à seulement 5 km de leur laboratoire, afin d’établir une morgue temporaire, rapporte ainsi le New York Times (en anglais). Au même moment, Thierry Saada, un courtier français de 26 ans qui travaille au 104e étage de la tour nord, appelle sa femme Delphine, enceinte de 8 mois. “Tout va bien, nous allons être évacués. Ne t’inquiète pas, et préviens mes parents.” Les minutes passent, Thierry ne rappellera plus. En France, sa mère Martine allume la télévision et voit les tours s’effondrer, en direct.
La moitié de l’équipe de l’OCME qui s’est rendue sur place est grièvement blessée par la chute des tours, que les secours sur place n’ont pas anticipée. Le docteur Charles S. Hirsch, alors patron de l’institut médico-légal, a l’intégralité des côtes brisées, comme le rappelle le New York Times (en anglais) dans un portrait que le magazine lui consacre à sa mort, en 2016. L’anthropologue Amy Mundorff, 33 ans, est projetée contre un mur. L’une de leurs collègues se brise le tibia, un autre encore est touché à la tête et mettra des mois à revenir travailler. “Notre but premier était de récupérer tous les restes humains présents sur Ground Zero”, témoigne Mark Desire.
Au laboratoire, le reste de l’équipe abandonne les tâches en cours et tente d’évaluer les dégâts, alors que la situation est encore très confuse. Une rumeur laisse entendre qu’un ferry se dirige vers Staten Island, avec 350 morts à bord. La dépouille de la première victime de l’attaque arrive finalement au laboratoire ce soir-là. C’est celle du révérend franciscain Mychal Judge, aumônier des pompiers de New York. Son dossier porte la mention DM-01-00001 – DM pour “Disaster Manhattan” (“Désastre Manhattan”).
J’ai vu plus d’homicides en un jour qu’en onze années de carrière.au “New York Times”
Dans les jours qui suivent, Martine et son mari s’envolent pour New York dans un avion du gouvernement français, qui devait récupérer Pierre Moscovici, alors ministre des Affaires européennes, à Boston. A cet instant, les parents du jeune homme sont toujours sans nouvelles de leur fils. Thierry a-t-il survécu ? Peut-être est-il inconscient, étendu sur un lit d’hôpital ? Le couple arrive à New York, et comprend. “Devant les débris, l’odeur et le silence qui régnaient sur Ground Zero, nous avons tout de suite réalisé que c’était impossible. Qu’il n’avait pas pu survivre à ça, se souvient Martine Saada pour franceinfo. Mais nous voulions à tout prix retrouver son corps.”
Son vœu ne sera jamais vraiment exaucé : seules 293 dépouilles ont été retrouvées. Certains cadavres ont été complètement pulvérisés, comme en témoignent les registres de l’OCME consultés par le New York Times. “Main gauche”, “bout de corps”, “fragment d’os”… Dans les mois qui suivent la catastrophe, 19 915 restes humains sont récupérés dans les décombres et envoyés aux légistes de l’OCME. Des années après, des restes continuent d’être mis au jour, comme en 2005, lorsque des ossements ont été découverts près d’un conduit électrique souterrain à proximité du World Trade Center. En tout, plus de 21 900 fragments ont été remis à l’OCME.
“On espère identifier 2 000 victimes”
Dès 2001, le massacre du World Trade Center pose d’innombrables obstacles à l’identification des victimes. Contrairement à un crash d’avion, où le manifeste de bord permet rapidement d’identifier les corps, impossible dans ce cas de savoir précisément qui se trouvait dans le centre d’affaires, ouvert au public. Tous les résidus humains retrouvés sur place doivent donc être examinés.
Les légistes de l’OCME recourent aux analyses ADN pour poursuivre leur travail. “La première partie de notre travail est de récolter l’ADN à partir de fragments d’os ou de sang, explique Mark Desire. Le problème est que cet ADN a été fortement abîmé par les très dures conditions de l’attaque : le choc de l’explosion elle-même, le feu, l’eau, puis les bactéries et les insectes.” Comme l’explique Amy Mundorff, ancienne anthropologue à l’OCME, au quotidien Knoxville News Sentinel (en anglais), “presque 5 000 [fragments] sont inférieurs à un pouce [un peu plus de deux centimètres]“.
La seconde étape de l’identification réside dans la comparaison de cet ADN avec les fichiers récoltés par les scientifiques. “A ce jour, nous avons une base de données de plus de 70 000 fragments d’ADN provenant directement des familles des victimes. Nous travaillons également avec des objets transmis par les proches après les attaques : brosses à dents, rasoirs, cheveux…” développe Mark Desire.
De nouvelles techniques scientifiques
A partir de 2002, les légistes américains mettent au point une nouvelle technique pour extraire l’ADN des fragments d’os jusqu’à présent trop petits pour être utilisables. L’os est broyé “en une poudre pour libérer l’ADN, expliquent les scientifiques de l’OCME à franceinfo. Grâce à de nouveaux procédés scientifiques, nous pouvons multiplier l’ADN présent et augmenter la taille de l’échantillon.” Cette technique, qui permet d’identifier environ 900 nouvelles dépouilles, sera ensuite utilisée pour l’identification des victimes du tsunami au Japon en 2011 ou l’explosion d’un train au Canada en 2013, rapporte la version américaine d’Al Jazeera (en anglais).
Grâce à cette avancée scientifique, Martine Saada obtient la confirmation de la mort de son fils, un an et demi après l’attentat. “Nous avons retrouvé une côte”, lui apprend l’OCME dans le courant de l’année 2002.
Au début, vous demandez où est votre fils. Et puis, vous demandez qu’on vous rende son corps. Ensuite, vous ne savez plus quoi demander.à franceinfo
L’institution laisse aux familles le choix d’être contactées ou non en cas d’identification du proche disparu. Si elles souhaitent être tenues au courant, elles peuvent l’être à la première identification, ou à chaque nouvelle identification sur un nouvel élément étudié. Entre 2001 et 2015, Martine Saada a ainsi reçu “quatre ou cinq coups de fil” lui notifiant que de nouvelles parties de la dépouille de son fils avaient été identifiées. “On a eu de la chance, parce qu’on a réussi à en retrouver la majorité.” Mais la famille n’a jamais organisé de funérailles. “On a retrouvé mon fils petit à petit, et nous l’avons ramené en France au fur et à mesure… La situation était délicate.” Martine Saada a voulu aller jusqu’au bout du processus d’identification : “Je ne dis pas que ça nous a aidés. Mais c’était tout simplement notre devoir en tant que parents.”
En tant que mère, je ne pouvais pas laisser mon fils reposer dans une poubelle.à franceinfo
Outre dix salariés de l’OCME, employés à plein temps encore aujourd’hui, ce travail titanesque a également mobilisé, au moment des faits, la police new-yorkaise et plusieurs laboratoires privés, pour un coût de plusieurs “dizaines de millions de dollars”, selon Associated Press (en anglais). Avec une précision quasi infaillible. En 17 ans et 1 642 identifications, les légistes new-yorkais ont néanmoins commis trois ou quatre erreurs : un dossier d’une victime confondu avec celui d’une autre, une brosse à dents mal étiquetée…
Des victimes non-identifiables
“Notre but de base était de réussir à identifier toutes les victimes, déclare Mark Desire. Mais nous n’avons pas d’échantillons d’ADN pour l’ensemble des victimes, ou pas de données de familles à comparer, pour certaines d’entre elles.” D’autres corps, totalement pulvérisés, n’ont laissé aucun reste susceptible d’être analysé. C’est le cas de Michael Iken, qui travaillait au 84e étage de la tour sud. Sa femme, Monica, n’a jamais obtenu l’identification officielle du corps de son mari. “Je n’ai eu aucune nouvelle. Je n’ai jamais su ce que son corps était devenu”, confie-t-elle à franceinfo.
Les scientifiques de l’OCME, eux, restent confiants. “Chaque année, nous continuons à identifier des centaines d’échantillons. Pour ceux que nous ne réussissons pas à identifier, on ne se décourage pas. Nous avons promis aux familles de faire tout ce qui était en notre pouvoir pour retrouver leurs proches.”
Pour les échantillons non-identifiables, on ne se dit pas que c’est fini. On se pose des questions : quelle technique utiliser pour réussir l’identification ? Avec quels scientifiques pourrions-nous travailler pour réussir ?à franceinfo
Les restes non-identifiés, ainsi que ceux n’ayant jamais été réclamés par les familles, ont été transférés en 2014 au sein d’un dépôt de 2 500 m2, sous le mémorial du World Trade Center, au sud de Manhattan. Le nouvel emplacement n’est pas ouvert au public, mais une salle adjacente est mise à disposition des familles des victimes qui souhaitent se recueillir. Certains membres de familles de victimes ont exprimé leur désaccord avec cette installation, expliquant que les restes de leurs proches ne devraient pas appartenir à un musée. Mais beaucoup, comme Monica, y trouvent un certain réconfort. “Avec la création de ce mémorial, j’ai l’impression que Michael est finalement quelque part. Qu’il est, d’une certaine manière, enfin rentré à la maison.”
De son côté, Mark Desire continue ses recherches. “D’un point de vue humain, travailler sur ce projet est très éprouvant psychologiquement.” Dix-sept ans après les attaques, il espère encore découvrir des victimes n’ayant jamais été identifiées. “Ce projet est bien plus grand que moi. Nous ne nous arrêterons pas, tant que tout n’aura pas été tenté.”
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