Connues pour être de «bonnes» consommatrices de luxe, les femmes africaines avec un sens entrepreneurial menant souvent dans bien des domaines s’intéressent de plus en plus à l’industrie du luxe, dans un contexte de maturité de certains marchés. Loin du classique vestimentaire, dans l’agrobusiness, la conciergerie ou le voyage, elles décryptent les codes d’un marché de niche.
Du haut de l’estrade, elle apparaît à la fois concentrée, décontractée et enthousiaste. Swaady Martin est à Marrakech pour partager, avec 400 femmes d’affaires africaines, comment elle a réussi, malgré les débuts difficiles notamment en termes de financement- à bâtir Yswara, une marque de thé de luxe 100% africaine, aujourd’hui exportée à travers le monde.
« Rebranding » de l’Afrique
Ex-cadre chez General Electric pendant douze ans passés entre autres dans le développement de la stratégie africaine du groupe, « la passion pour le changement » pousse cette Ivoirienne à se lancer dans le luxe. Ce n’est pas le classique vestimentaire qui l’attire, mais plutôt l’agrobusiness. Au cours de deux années sabbatiques consacrées à la préparation d’un MBA, le consulting pour des entreprises familiales en Afrique et l’implantation d’une startup au Nigeria, Swaady Martin peaufine son idée. En 2012, Yswara naît. Sept ans plus tard, la marque de thé de luxe basée en Afrique du Sud exporte dans 17 pays à travers le monde. Aujourd’hui, elle est implantée en Asie et ouvrira prochainement en Europe. Son leitmotiv : « participer au rebranding de l’Afrique ».
« Pour moi, Yswara est une contribution à rendre l’Afrique meilleure, car nous participons à la transformation locale des matières premières en produits finis à forte valeur ajoutée et exportables dans le monde », confie-t-elle.
Swaady Martin tente de véhiculer ce mindset chaque fois qu’elle partage son expérience à des femmes africaines qui, rappelons-le, sont les championnes de l’entrepreneuriat féminin dans le monde, avec un taux de 24% de femmes actives, selon le rapport 2018 du cabinet Roland Berger. Et lorsqu’elles s’intéressent au luxe, les opportunités sont certaines, d’autant que les expertises s’accordent pour confirmer le potentiel du Continent en la matière.
En 2017 déjà, la population des Ultra high-net-worth (personne à valeur net ultra-élevée- UNHW) était en hausse de 8,7%, selon Wealth-X. « Les tendances récentes soulignent l’importance croissante […] de l’Afrique », répète Deloitte dans son rapport 2018 intitulé Façonner l’avenir de l’industrie du luxe, soulignant la croissance soutenue à venir de la vente au détail de produits de luxe dans la région. Stéphane Truchi, président de l’Ifop, parle même de l’Afrique comme « l’une des régions les plus stratégiques au monde » en termes de perspectives pour le luxe.
Conciergerie, un marché « mature »
Depuis ses bureaux dans la commune chic d’Abidjan, Cocody, Leticia N’Cho Traoré doit gérer des commandes de services assez particulières et dont le niveau de complexité dépend de l’urgence : livrer des fleurs, organiser un week-end sur une île,… C’est le prix à payer quand on se propose de répondre aux moindres besoins des propriétaires de cartes bancaires haut de gamme. Aujourd’hui bien rodée, elle pense avoir eu raison de se lancer dans la conciergerie de luxe, il y a dix ans.
« Après notre étude de marché, mon ancienne associée et moi avons compris que le marché était mature et donc avons choisi comme positionnement le luxe avec une communication exclusivement basée sur le bouche à oreilles », explique à La Tribune Afrique cette ex-miss Côte d’Ivoire reconvertie en serial entrepreneur. Aujourd’hui, son entreprise, 3W -filiale de son groupe Addict- est une référence locale.
« Je voulais prendre le pari, d’offrir ce type de services qui manquaient en Côte d’Ivoire. Et dans ma vie d’entrepreneur, j’ai toujours pris le soin d’investir en priorité dans des secteurs de niche, et la conciergerie de luxe en fait partie », argue la jeune patronne qui, distinguée par le Medef et l’Institut Choiseul, prône la discrétion sur ses chiffres.
Un made in Africa à la « Robin des Bois »
En effet, le luxe est un secteur de niche, mais souvent en proie aux critiques de l’opinion en Afrique. Au Gabon à titre d’exemple, Jessica Medza Allogo a dû y faire face après avoir positionné ses pots de confiture sur le haut de gamme. De l’avis de Swaady Martin, « il faut comprendre une industrie à son fonctionnement. Il ne faut pas juste regarder le produit. Le produit n’est que la vitrine. C’est le processus de fabrication qui compte le plus ». La productrice de thé de luxe s’approvisionne entre autres à Madagascar, au Botswana, au Malawi, au Rwanda, au Nigeria et en Egypte, auprès de paysans et « à des conditions bien particulières », tient à préciser celle qui prône « une redistribution des ressources » à la « Robin des Bois », faisant intervenir paysans et petite entreprises locales sur toute la chaîne de production.
« Aujourd’hui, le thé « mass market » s’achète au producteur à un peu moins de 1 dollar le kilo. Nous achetons le thé à nos paysans entre 80 et 120 dollars le kilo. Donc l’impact positif dans la vie de ces paysans est réel. Nous faisons travailler ces petits artisans plutôt que de grandes multinationales qui vont acheter tous les produits en Chine à de grandes usines, le petit artisan étant finalement oublié. Nous sommes dans un monde où les riches sont de plus en plus riches, les pauvres de plus en pauvres. Ce que j’ai créé, je l’appelle le concept de Robin des Bois. Robin des Bois volait aux riches pour donner aux pauvres. Yswara crée un produit pour les riches, mais dont la fabrication bénéficie aux pauvres. C’est une manière de redistribuer les ressources ».
Le made in Africa mettant à contribution la main d’œuvre locale en vue d’une forte valeur ajoutée à la matière première -le coton en l’occurrence- est également depuis 25 ans, le leitmotiv d’Aissa Dione, désormais grand nom du textile haut de gamme. Grâce à son usine de Dakar, cette Sénégalaise a dealé avec les plus grands noms mondiaux du luxe, dont Hermès ou Fendi, mais aussi de grands palaces et des gouvernements.
Un créneau touristique qui fonctionne
Au Rwanda, Rosette Rugamba a déjà employé plus de 500 locaux pour ses écolodges et électrifié tout un village dont les foyers tirent des revenus des visites des touristes. Elle s’approvisionne auprès d’agriculteurs locaux pour ses services de restauration et a monté une troupe de danseurs locaux salariés. Pour elle, c’est un retour d’ascenseur logique aux communautés pour l’économie qui émane de ses activités.
Fondatrice et CEO de Songa Africa -une agence de voyages de luxe, cette professionnelle du tourisme a saisi l’opportunité de proposer aux amateurs de voyages d’exception des séjours de rêves dans son pays. « En 2003, le gouvernement rwandais, reconnaissant qu’il bâtissait son secteur touristique à partir de zéro, a délibérément décidé de se concentrer sur la création d’une destination haut de gamme pour l’écotourisme, plutôt que sur le marché de masse. Au fil des ans, le pays a développé ses produits pour refléter sa vision, ce qui en a fait un choix naturel pour nous qui investissons dans ce secteur », relate Rugamba.
Le créneau reste porteur à travers le Continent. Dans son rapport 2019, The Research Insights identifie une croissance soutenue du marché du tourisme de luxe en safari au moins jusqu’en 2026. Principaux moteurs de cette croissance, l’attrait grandissant des vacanciers pour le luxe d’expérience, la hausse des dépenses des classes moyennes et supérieures et l’effet croissant des médias sociaux sur l’industrie du voyage.
La structuration du marché en Afrique de l’Est permet à Rosette Rugamba d’étendre aisément ses services au Kenya, en Tanzanie et en Ouganda. Parmi les visiteurs de ses écolodges figurent plusieurs personnalités, dont tout récemment l’ex-défenseur d’Arsenal, Tony Adams.
« L’Afrique est encore le secret le mieux gardé et aussi longtemps que nous protégeons les habitats naturels de la faune, de la culture et de la diversité des attractions naturelles qui sont nôtres, nous pouvons, pendant de nombreuses années, fortement contribuer à l’expérience ultime du monde dans le tourisme de luxe ». Rosette Rugamba
A contre-courant des défis
Quel que soit le segment sur lequel elles s’engagent, les entrepreneures africaines investies dans le domaine du luxe font face à nombreux défis, tant en termes de coûts d’acheminement des matières, de concurrence des grands noms internationaux dans un marché où la notoriété de la marque détermine souvent l’intensité de sa consommation. « Le luxe est un secteur qui demande énormément de moyens financiers, beaucoup plus que tous les autres secteurs. C’est également un secteur qui requiert un marketing puissant, surtout lorsqu’il est question d’exporter à l’international », concède Claire Domergue, experte en luxe. Mais selon cette enseignante, les Africaines ont devant elles désormais un boulevard d’opportunités dans un contexte où l’exotisme africain, son ethnicité font de plus en plus d’amateurs -particulièrement au sein des classes aisées- à travers le monde.
Source: afrique.latribune.fr