En 1972, Abou Doumbia, nouveau PDG de la Société ivoirienne de banque (SIB), recruta Aboubacar Fofana et un autre diplômé arabisant (Mamadou Traoré, que Fofana avait connu en Égypte, aujourd’hui imam de la mosquée de la Riviera Golf), ce qui était plutôt inhabituel dans le contexte de forte occidentalisation de l’État houphouëtiste à l’époque. Fofana fit toute sa carrière au siège de la SIB à Abidjan, exception faite de quatre années passées à Bouaké au début des années 1980. En dépit de l’ampleur grandissante de ses engagements islamiques, Fofana ne leur sacrifia jamais ses activités professionnelles17. Quand il prit sa retraite en 2000, il avait gravi les échelons de la hiérarchie et occupait, depuis quinze ans, le poste de directeur des ressources humaines et du personnel. Côté vie privée, Fofana se maria à son retour du Caire à une jeune femme d’Adjamé, dont il eut son seul enfant, une fille, et dont il divorça par la suite. Il avait pris une seconde épouse en 1990.
Dès 1972, Aboubacar Fofana se dévoua corps et âme à la prédication islamique, finançant lui-même ses déplacements et ses activités. Son combat visait à provoquer, chez les musulmans, une prise de conscience de leur islamité et, partant, une revivification de leur foi. Il approcha d’abord en vain ses amis d’enfance à Adjamé, qui s’étaient organisés en des fraternités de loisirs dont un « Club Matignon ». Sans plus de succès, il tenta ensuite de convaincre les enseignants des médersas de la nécessité de repenser et d’uniformiser le programme de leurs enseignements : ceux-là pensèrent plutôt qu’il visait à sa promotion personnelle. Après le public dioulaphone et arabisant, c’est finalement auprès des élèves et des étudiants francophones scolarisés dans le système officiel laïc, dont les connaissances islamiques étaient lacunaires mais dont l’appétit d’interroger la pertinence de l’islam dans la modernité était sans égal, que Fofana rencontra finalement le milieu socioculturel qui permit à sa prédication de prendre lentement toute son ampleur. Auprès des jeunes francophones, Fofana élargit le registre de ses lectures aux sujets profanes, avec un intérêt particulier pour les livres sur la politique (il lut Karl Marx à cette époque) et sur l’histoire ivoirienne et africaine, notamment coloniale.
Fofana n’était pas le seul acteur de ce nouveau militantisme islamique. Avec le recul cependant, nombreux sont ceux qui lui attribuent l’impulsion novatrice, la conception stratégique et la coordination du mouvement intellectuel et associatif qui domine aujourd’hui la scène islamique nationale. Les rencontres-débats avec les jeunes musulmans francophones avaient été lancées dans le quartier de Koumassi à l’école franco-arabe de Mohammed Lamine Kaba, Guinéen d’orientation sunnite, que Fofana avait connu en Égypte et qu’il avait convaincu de renoncer à un poste à l’ambassade d’Arabie Saoudite à Bamako pour œuvrer aux progrès de l’islam à Abidjan. Après un transfert temporaire au domicile même de Fofana à Adjamé, les activités du groupe furent relogées en 1976 dans le nouveau bâtiment du Centre culturel musulman de Williamsville qu’avait financé un riche commerçant sunnite. Kaba assurait la direction de ce centre, qui devint la plus grande médersa d’Abidjan ainsi qu’un « centre de formation religieuse doctrinale destiné aux intellectuels » (Koffi, 1985 : 20)18. Pour animer les activités de Williamsville au succès grandissant, Fofana servit encore d’intermédiaire pour recruter une poignée d’enseignants et de conférenciers, dont Tidjane Ba. Cheikh tidjani malien proche de Cheikh Touré et de Sidik Touré de l’UCM, Tidjane Ba avait mené, dès 1957, à Treichville, des activités de réforme islamique19, ensuite interrompues par manque de moyens20. Kaba, Ba et Fofana – ce dernier assurant, en médiateur, la cohésion de leur association par-delà certains points minorés de divergence dogmatique – formèrent ensemble un trio influent d’infatigables prédicateurs réformistes, répondant à Abidjan puis sur tout le territoire national à l’appel de la jeunesse musulmane dans un nombre croissant d’écoles publiques et, dans le sillon du concile Vatican II, d’écoles catholiques. À partir de 1977, tous trois servirent encore d’invités permanents des émissions islamiques hebdomadaires à la télévision nationale, initiées et animées par le journaliste et disciple de Williamsville Souleymane Doumbia. Fofana fut, en outre, le directeur de publication d’un magazine islamique de parution intermittente, Allahou Akbar.
L’une des particularités d’Aboubacar Fofana a été son ambition pérenne de servir de courroie de transmission entre les forces vives de la société musulmane ivoirienne, en proie à des cloisonnements et à des divisions de nature ethnico-nationaliste, générationnelle ou doctrinaire, pour cristalliser son unité (ou idéal d’unité, sans laminer sa diversité) et sa force de cohésion. Dès son retour du Caire et pendant plus de dix ans, Fofana développa un genre inédit de causerie sur l’islam sous la forme de pré-sermons du vendredi, conçus pour sensibiliser le public musulman
« traditionaliste » et, majoritairement, dioula ivoirien de la mosquée centrale d’Adjamé – la plus monumentale d’Abidjan (jusqu’à la construction de la mosquée de la Riviera Golf à la fin des années 1980) et celle où priaient alors certains des plus hauts responsables musulmans de l’État. Dans le même temps, Fofana s’engagea dans la mouvance dite wahhabite, forte d’un contingent non négligeable de ressortissants étrangers et de nouveaux convertis. Lui-même avait acquis une fine connaissance de la pensée d’Ibn Taymiyya et de Mohammed ibn Abd al-Wahhab. Quand l’Association des musulmans orthodoxes (plus tard sunnites) de Côte d’Ivoire ou AMOCI fut créée en 1976, Fofana figurait dans le bureau national en qualité de « chargé de l’enseignement » aux côtés de Kaba. Quand il apparut que son message ne portait pas, dans un contexte de querelles continues avec les « traditionalistes » et, à partir de 1981, de violentes divisions internes, il quitta définitivement l’AMOCI et se désengagea ouvertement de la voie salafiste.
Vers la fin des années 1970, Fofana commença un lent cheminement spirituel dans la voie qadiri, à laquelle il fut plus tard initié par son maître et ami du Caire, cheikh Karamba, aujourd’hui basé en Gambie. Il (re)lut Al-Ghazali, Ibn al-Arabi et d’autres maîtres soufis. Mais Fofana confina strictement son affiliation spirituelle à la sphère privée, excluant jusqu’à ce jour toute démonstration ou prosélytisme « sectaire » sur la scène communautaire et dans l’espace public national. Il y a là toute la différence entre l’islam privé et l’islam public du cheikh, même si, forcément, il cumule les différentes légitimités. Dans la communauté musulmane, legs des années de proximité au salafisme, sa réputation de « dur », de dogmatique défendant le primat des textes, n’en est pas moins restée longtemps attachée à son personnage. Cette image reflétait aussi le franc- parler de ses dénonciations à l’encontre de toutes sortes de travers moraux dans le comportement des musulmans, incluant le tribalisme, la corruption, les conflits de personnes, l’adultère, etc.
Fofana participa par ailleurs au dialogue dit islamo-chrétien, initié en 1970 par la hiérarchie catholique et surtout animé par son clergé expatrié européen. Épinglant les réserves des prêtres ivoiriens, il garda toutefois ses distances critiques.
À compter du début des années 1980, Fofana investit tous ses efforts dans la mouvance réformiste, portée à l’origine par la jeunesse musulmane francophone, puis par les cadres et intellectuels, et finalement, en partie, grâce au mouvement de rassemblement intra-musulman qu’il avait personnellement impulsé, par une majorité démographique de chefs religieux et de militants musulmans du pays. Bien qu’il n’en fît pas partie ni n’interférât dans l’autonomie des membres, il joua un rôle décisif dans la création de plusieurs associations, dont l’importante Association des élèves et étudiants musulmans de Côte d’Ivoire (AEEMCI, 1975), la Ligue islamique des prédicateurs de Côte d’Ivoire (LIPCI, 1988) et l’Association des jeunes musulmans de Côte d’Ivoire (AJMCI, 1992). Quand le groupe de Williamsville se déplaça vers le nouveau quartier résidentiel de la Riviera en 1982, Fofana demeura son principal encadreur spirituel aux côtés de Tidjane Ba. Il contribua à former de nombreux disciples, qui se prévalent aujourd’hui d’une filiation symbolique forte au cheikh Fofana, et sont devenus, pour beaucoup, imams à Abidjan ou en province et, pour certains, ailleurs en Afrique de l’Ouest et jusqu’aux États-Unis.
Vers 1981, Fofana commença à diriger les prières au campus 2000 de l’université d’Abidjan puis, vers 1987, sur le site de la future mosquée d’Aghien aux Deux Plateaux, dont il devint l’imam en titre en 1990. Jusqu’à son exil, il assura en ce lieu des séances prisées de tafsir en français, les samedis après-midi. En 1988, Fofana conçut et mit en place le Conseil supérieur des imams des dix communes d’Abidjan, devenu national au moment de la reconnaissance officielle en 1991. Le COSIM entendait regrouper tous les imams du pays par-delà leurs différences de formation, d’orientation doctrinale et de génération, dans le but de promouvoir un rôle plus central des chefs religieux dans la vie communautaire et nationale. Fofana en fut le premier porte-parole. Ses prédécesseurs au poste, jusqu’alors plutôt honorifique, de cheikh al-aïma avaient été choisis en vertu de leur grand âge : tous étaient des « traditionalistes », non francophones, peu versés dans l’aspect gestion de l’organisation. Fofana joua encore un rôle décisif dans la dynamique qui aboutit à la création du Conseil national islamique (CNI) en 1993. Parce qu’il était en froid avec les autorités politiques, pour ne pas nuire à l’entreprise collective que voulait être le CNI, il déclina d’en assumer la présidence et proposa à sa place Idriss Koudouss Koné, alors peu connu du public musulman.