Un tiers des émissions de gaz à effet de serre provient des transports dans les grandes villes du monde. Oslo, Londres, Ljubljana, Barcelone et Bruxelles mènent le combat contre les voitures.
Pour lutter contre le fléau de la congestion et de la pollution, nombre de grandes agglomérations cherchent à limiter la circulation automobile, voire à bannir les voitures, à commencer par les plus polluantes. Une bataille longue et difficile, d’autant que beaucoup continuent de voir leur population croître.
Tour d’horizon des mesures adoptées par cinq grandes villes européennes pour lutter contre la contamination de l’air et transformer les modes de déplacement sur leur territoire.
Oslo sans voiture, une bataille ancienne et loin d’être gagnée
Entre la gare centrale à l’ouest, le château royal à l’est, et le fjord d’Oslo, au sud, Kvadraturen, le centre historique de la capitale norvégienne, bâti au XVIIe siècle, tient dans un mouchoir de poche. C’est cette portion de la ville que la municipalité est en train de débarrasser des voitures. Une zone de 1,3 kilomètre carré, où vivent à peine un millier d’habitants, traversée quotidiennement par 100 000 personnes allant travailler.
La décision a été prise par la majorité tout juste élue en 2015, composée de la gauche et des Verts. Sa réalisation aurait dû être achevée cette année. Il aura fallu finalement plus de temps que prévu pour mettre en place un projet extrêmement controversé, qui a même valu menaces et harcèlement sur les réseaux sociaux à l’adjointe au maire chargée de l’environnement, l’écologiste Lan Marie Nguyen Berg.
Le problème de la voiture à Oslo n’est pourtant pas nouveau. En 1990, des péages avaient été installés à l’entrée de la ville. La population augmentant rapidement (+ 10 000 habitants par an), le trafic n’a pas diminué. Des avantages ont alors été accordés aux véhicules électriques : péages et parkings gratuits, autorisation de circuler dans les couloirs de bus… Une réussite puisqu’en 2018, un tiers des véhicules immatriculés en Norvège étaient électriques.
Mais Oslo veut aller encore plus loin, en se dotant d’un « centre sans voiture », une nouvelle étape vers l’objectif d’une réduction de 36 % de ses émissions de CO2 d’ici à 2020 (par rapport à 2009) et de 95 % d’ici à 2030. Depuis 2018, les 760 places de parking public ont été supprimées. Une à une, les rues sont interdites aux voitures.
Au-delà de l’aspect écologique, la municipalité en a fait une question de bien vivre. Pour vaincre les résistances des habitants, elle met en avant les nouvelles activités qui pourront y être développées. En 2017, six projets pilotes ont été lancés afin de tester différentes solutions : des pistes cyclables élargies, des terrasses, des espaces verts, des jeux… Certains ont été pérennisés. D’autres abandonnés, comme cette station de travail en extérieur, équipée du Wi-Fi et de l’éclairage, reconvertie en abris pour chèvres à l’extérieur d’Oslo.
Résultat : selon une enquête publiée en novembre 2018, les avis de 47 % des commerçants sont négatifs, la plupart affirmant que la « purge » des voitures dans le centre leur a fait perdre des clients, tandis que deux tiers des résidents se disent, eux, satisfaits. La majorité s’est engagée à poursuivre ses efforts si elle était reconduite en septembre, à l’issue des prochaines élections municipales.
Malgré le recul de la voiture, Londres toujours embouteillée
Dans le centre de Londres, la voiture privée est devenue une rareté. En quarante ans, leur nombre à l’heure de pointe du matin a baissé de moitié. Sur l’ensemble du Grand Londres (l’équivalent de l’Ile-de-France), le recul est de 15 % en vingt ans.
Et pourtant, le centre de la capitale britannique souffre toujours de sérieux embouteillages et de pollution atmosphérique. Jamais les Londoniens n’ont aussi peu pris leur voiture (désormais moins d’un voyage par jour et par personne) mais les difficultés pour transporter près de 9 millions de personnes demeurent considérables.
Le recul de la voiture a démarré dans les années 1980 et s’est poursuivi avec l’introduction du péage urbain en 2003. Les jours de semaine, entre 7 heures et 18 heures, un automobiliste doit payer 11,50 livres (13 euros) quotidiennement pour pouvoir conduire dans le centre-ville. La somme est suffisamment dissuasive pour qu’il soit désormais vraiment rare d’aller travailler en voiture dans ces quartiers (environ 5 %).
Mais le péage urbain ne couvre qu’une faible surface : il fait 21 kilomètres carrés, un cinquième de Paris intra-muros. Son instauration n’a fait que déplacer le problème ; la pollution sur les axes qui l’entourent a augmenté. De plus, Londres fait face depuis une décennie à une explosion du nombre de camionnettes et de véhicules de tourisme avec chauffeur (VTC), tous les deux exemptés du péage urbain. Les livraisons des commandes sur Internet d’une part et le succès d’Uber d’autre part ont intensifié les embouteillages.
Pour y faire face, Londres a beaucoup investi dans les bus et les métros depuis vingt ans. La vieille réputation de lignes sans cesse en panne n’est plus justifiée. Mais là encore, ça déborde de partout. Aux heures de pointe, il n’est pas rare de devoir laisser passer plusieurs rames de métro pour péniblement pouvoir se faufiler dans un wagon.
Dans ce contexte, et prévoyant deux millions d’habitants supplémentaires d’ici à vingt ans, le maire de Londres, Sadiq Khan, s’est fixé un objectif : que 80 % des déplacements au sein du Grand Londres soient faits à pied, à vélo ou en transports publics d’ici à 2041, contre 63 % aujourd’hui.
Pas de baguette magique pour y parvenir, mais une approche tous azimuts. Une zone payante de 15 euros par jour pour les véhicules polluants (notamment les diesels anciens) a été mise en place en avril au centre-ville, et elle sera élargie en 2021 à l’équivalent de la petite ceinture parisienne. D’importantes pistes cyclables ont été construites, même si elles ne sont souvent pas séparées des voitures. Crossrail, sorte de nouvelle ligne de RER d’est en ouest, va ouvrir en 2020, et une autre ligne nord-sud est à l’étude. Reste que la bataille pour le transport urbain à Londres est loin d’être gagnée.
Les « superilles » de Barcelone se multiplient
Comptez plus ou moins trois pâtés de maison de long et trois autres de large, soit environ neuf « îlots ». Limitez la circulation à l’intérieur de ces « super-îlots » aux seuls véhicules autorisés (transports publics, riverains, urgences, etc.). Rapetissez la chaussée au maximum et réduisez la vitesse à 10 kilomètres par heure. Changez le sens des rues pour former des boucles et ainsi empêcher qu’elles ne puissent servir de raccourcis. Transformez toutes les intersections en grandes places réservées aux piétons. Limez les trottoirs, ajoutez du mobilier urbain pour que la rue devienne un espace de rencontre et de vie, et des jeux pour que les enfants se réapproprient la ville. Tracez sur le sol des pistes d’athlétisme, des poèmes et des labyrinthes. Voilà, vous aurez des superilles en catalan ou supermanzanas en castillan, symbole de la nouvelle politique urbanistique de Barcelone.
En quatre ans, la maire de la cité méditerranéenne, l’ancienne activiste du droit au logement Ada Colau, en a inauguré cinq. Toutes ne se trouvent pas au même stade de développement. Certaines sont plus réussies, intégrées, vertes et abouties que d’autres.
La première, située dans le quartier populaire de Poble Nou et inaugurée en 2016, a été entourée d’une vive polémique, agitée par les commerçants et entreprises affectés par la réduction du trafic automobile sur cette surface de 15 hectares. Mais après les réticences initiales, les riverains, piétons ou cyclistes, ont succombé au modèle qui leur a permis de regagner 25 000 mètres carrés de superficie d’espace public, pris aux voitures. Selon la mairie, deux ans plus tard, le nombre de commerces en rez-de-chaussée a augmenté de 30 % et la circulation à l’intérieur du super-îlot a chuté de près de 60 %.
De cette première expérience, la mairie a tiré les leçons : les supermanzanas de Sant Antoni, La Horta, Hostafrancs et La Maternitat ont été dessinées en collaboration avec les associations de voisinage pour obtenir le plus grand consensus possible, afin que les riverains comprennent que les super-îlots leur restituent une grande part de l’espace urbain accaparé par le trafic motorisé.
« Le piéton, le transport public, le vélo doivent disposer de voies directes et rapides, alors qu’il faut compliquer le passage des véhicules privés car si on crée des autoroutes, ils les utiliseront », a coutume de résumer l’adjointe municipale à l’écologie, Janet Sanz. L’objectif des supermanzanas est aussi de contribuer à la réduction de 45 % des émissions de CO2 en 2030 à laquelle s’est engagée la municipalité.
Avant les élections locales du 26 mai, trois nouveaux projets de super-îlots ont été lancés en plein cœur de la ville, dans les quartiers de l’Eixample et de Sant Gervasi. Mme Colau, arrivée à quelques voix près derrière l’indépendantiste Ernest Maragall et en négociation avec d’autres partis pour conserver la mairie, entend bien les mettre en œuvre.
A Ljubljana, on n’entend plus que le bruit des talons sur les pavés
Sur la rue Slovenska, principal axe routier de Ljubljana, les bus, les cyclistes et les piétons se partagent équitablement l’espace public là où quelques années plus tôt les klaxons des voitures rythmaient le quotidien de la ville. « Dans la rue Slovenska, la pollution sonore causée par les véhicules s’est abaissée de six décibels et les émissions de gaz à effets de serre ont diminué de 70 % », se félicite la mairie.
La stratégie Ljubljana Vision 2025, adoptée en 2007, comprend notamment un plan de mobilité durable qui met l’accent sur les mobilités douces. Depuis, la ville a progressivement fermé l’accès de son centre aux véhicules motorisés, seuls les bus, taxis et véhicules de livraison ayant le droit d’y circuler.
Les personnes à mobilité réduite font appel aux véhicules électriques avec chauffeur Kavalir, pour se déplacer au sein de la zone piétonne. Les parkings à ciel ouvert ont été transformés en parcs et les ponts en promenades, à l’instar du Triple Pont (haut lieu touristique).
Ljubljana, désignée « Capitale verte de l’Europe » en 2016, a misé sur la multimodalité pour répondre aux différents besoins de sa population. Le réseau de lignes de bus dans le centre-ville comme vers la périphérie s’est étendu. Un système de P + R (Park and Ride) permet de laisser sa voiture sur une aire spéciale et de rejoindre le centre à vélo ou en bus.
Conséquence directe du succès des 230 kilomètres de routes cyclables aménagées par la ville, le système de location de vélos en libre-service BicikeLJ, doté à ses débuts de trois cents vélos et de trente stations de location, a dû doubler son équipement pour répondre à la demande. « La première heure d’utilisation est offerte. Sachant que la plupart des trajets n’excèdent pas cette durée, 98 % de ceux effectués avec ce mode de transport sont gratuits », précise la ville.
Cette transition écologique ne s’est pas faite sans réticences. « De nombreuses personnes ont craint que la ville meure en l’absence de circulation automobile. C’était important de discuter avec les citoyens et les commerçants pour leur expliquer qu’elle en serait plus animée », rapporte la municipalité. Aujourd’hui, quelque 14 000 événements en tout genre sont organisés chaque année sur les places rendues aux piétons.
Au-delà du centre, Bruxelles rêve de rendre la ville aux habitants
Eventrée au profit de l’automobile au XXe siècle, Bruxelles tente de sortir du gâchis urbanistique et environnemental causé par les politiques et les promoteurs. En sortir, mais comment, dans ce bric-à-brac institutionnel qu’est le royaume, où Etat, régions et villes se querellent ?
En 2015, Yvan Mayeur, le bourgmestre (maire) PS de Bruxelles-Ville (l’une des dix-neuf municipalités qui constituent la région), voulait frapper les esprits, en instaurant une vaste zone piétonne au cœur de sa ville. Une première : le grand boulevard reliant les deux principales gares, passant par la célèbre place de Brouckère et celle de la Bourse, n’était qu’une sorte d’autoroute urbaine. Il devait, dans l’esprit de l’édile – touché depuis par un scandale – être rendu aux piétons et aux cyclistes.
De polémiques en récriminations, de critiques en lamentations, le projet a fini par voir le jour et il est même en voie d’extension. Désormais, on peut donc déjeuner en terrasse sur le boulevard avec Bart Dhondt, l’adjoint au maire chargé de la mobilité. Ce jeune économiste, élu du parti Ecolo-Groen, a l’œil qui pétille : « Plus personne ne sait à quoi ressemblait cette zone avant ! » Sans doute, mais la patronne du restaurant La Belle Vie se souvient, elle, d’avoir perdu 45 000 euros de chiffre d’affaires, assortis d’une amende de 24 000 euros pour retards de cotisations, en raison de la durée des travaux…
Pas question, toutefois, de s’arrêter là, selon M. Dhondt : la ville compte bien développer un vaste plan de mobilité, explicitement baptisé « STOP » et soucieux, dans l’ordre des priorités, « des piétons, des cyclistes, des transports publics et des automobilistes ». « Dans la concertation avec tous les acteurs », promet-il.
Interdire la voiture ? La région a instauré une zone de basse émission fermée aux vieux véhicules au gasoil, mais aller au-delà est encore inimaginable dans cette ville, qui est aussi un lieu d’activités pour des dizaines de milliers de « navetteurs » (personnes de passage) venant chaque jour de Flandre et de Wallonie. Petit à petit, Bruxelles-Ville agit plutôt par ce que le maire actuel, Philippe Close (PS), appelle « une réappropriation de l’espace public » : routes rétrécies, créations de places arborées et d’espaces verts.
S’inspirant du borough londonien de Waltham Forest, M. Dhondt, lui, veut convaincre que limiter la voiture permet de créer de vrais quartiers de vie. Et il entend hisser sa ville au sommet des cités les plus accueillantes pour les cyclistes. Jusqu’ici, et même s’ils ont, pour moitié d’entre eux, renoncé à la voiture, 6 % seulement des Bruxellois osent enfourcher leur bécane : y pédaler relève encore de l’inconscience en pas mal d’endroits.
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