Comprendre pourquoi l’esprit du jeûne transcende le mois de Ramadan

Le jeûne du mois de Ramadan, 9e du calendrier musulman, est un culte dont la caractéristique principale consiste à se priver de nourriture, de boisson et de rapports sexuels de l’aube au coucher du soleil. S’y ajoute l’effort déployé aux fins de ne pas céder à tout ce qui peut alimenter les mauvais penchants du « nafs », dont les canaux sont ce à quoi tous nos organes sensoriels sont exposés. En vérité, il ne s’agit pas de chercher à annihiler le « nafs » en tant que tel, ce qui serait peine perdue puisque, nous dit le Coran, elle est constitutive de l’être humain :

              « Par l’âme et ce qui l’a harmonieusement façonnée, et lui a inspiré sa perversion de même que sa piété. Heureux sera assurément celui qui la purifie et perdu sera celui qui la souille » (Coran 91 : 7-10 ;

          « Nous avons effectivement créé l’homme et Nous savons ce que son âme lui suggère et Nous sommes plus près de lui que sa veine jugulaire » (Coran 50 :16).

Le but ou la finalité du jeûne est de produire l’effort nécessaire sur soi afin que la propension naturelle au mauvais penchant « hawan-nafs » et « fujûrun-nafs » ne prenne pas le dessus sur la capacité à craindre, donc d’être vertueux. Jeûner, c’est comme labourer son âme charnelle et y semer les graines de la Taqwa (vertu, crainte, piété) car sinon ce sont les fleurs du mal qui en éclosent.

Les envies, désirs et autres penchants du « nafs » sont naturels, au sens où ils sont inséparables de la nature de l’être humain, tel que Dieu l’a créé. Et Dieu ne créant rien par frivolité ou hasard, on en tire que le problème advient quand les mauvais penchants du « nafs » se transforment en mobile de l’action humaine. En effet, ce qui en l’être humain pousse à l’amour, à la haine, au pardon, à la colère, à la solidarité, à l’égoïsme, à la lâcheté, bref à la vertu comme au vice, est une réalité du « nafs » et se manifeste sous différentes formes, des plus belles au plus laides. Sans cette disposition ambivalente du « nafs », l’être humain ne serait pas en lutte permanente pour le demeurer. De ce « nafs » que les sciences de l’homme devraient pourtant prendre plus au sérieux, peut-être dans le cadre des théories du développement personnel, le Coran nous dit qu’il peut se présenter sous trois « états » :

  • âme apaisée « an-nafsulmutma-innah » en paix avec lui-même par sa fidélité à Dieu ;
  • âme instigatrice du mal « an-nafsulammârah bis-sû-i » qui incite au mal ;
  • âme « reprochante » qui suscite le regret (an-nafsul-lawwâmah) chez l’auteur d’un mal.

C’est ainsi que par la nature de son « nafs », l’être humain se distingue de l’ange en ce qu’il peut désobéir ou transgresser, contrairement au premier. En cela, on peut comprendre que les anges, qui ont émis des réserves sur le statut de calife de Dieu assigné à Adam et sa progéniture, n’ont pas « compris » pourquoi Dieu ne voulait pas se suffire de l’adoration inlassable et totale qu’ils lui vouent :

           « Lorsque ton Seigneur dit aux Anges : ‘je vais établir sur terre un calife’, ils dirent : ‘Y installeras-tu qui y sèmera le désordre et y répandra le sang, alors que nous autres sommes là à Te glorifier et à te sanctifier ? » Il dit : « Je sais ce que vous ne savez pas » (Coran 2 : 30)

Les anges ne savaient pas que Dieu voulait un être qui dise oui à sa vocation de calife sur terre, tout en pouvant dire non. Dieu a voulu de quelqu’un qui jouit du libre arbitre nécessaire à la dignité de l’être humain et de la capacité de faire désordre et de verser le sang. A notre sens, le jeûne doit être compris en rapport avec cette dialectique entre liberté et responsabilité. C’est tout cela que comporte le mystérieux Amâna (Dépôt sacré) mentionné une seule fois dans tout le Coran, en rapport avec les devoirs liés au statut de calife de Dieu ainsi qu’avec la liberté d’être irresponsable :

                   « Nous avons certes proposé aux cieux, à la terre et aux montagnes le Dépôt. Ils ont refusé de l’assumer et en ont eu peur, alors que l’homme s’en est chargé, il est vraiment injuste et ignorant » (Coran 33 : 72)

Qu’est-ce qui peut empêcher l’être humain d’être à la hauteur du Califat qui est l’institution primordiale mère de toutes les autres, à ne pas confondre avec l’Amâna qui est le contenu, c’est-à-dire, le terme coranique qui désigne, nous disent les commentateurs, l’ensemble des devoirs de l’être humain dans sa vie sur terre ? Que deux choses : le clinquant du monde « hayâtud-dunyâ » et les stratagèmes du grand trompeur « al gharûr » :

               « O gens! Certes la promesse d’Allah est vérité. Que la vie de ce monde ne vous trompe pas! Et que le grand trompeur ne vous trompe pas au sujet d’Allah » (Coran 35 : 5)  

Dans une perspective islamique, une vie de calife réussie est tributaire de la défense ou de l’émancipation du « nafs » contre/de les tentations du monde et de Satan. La vie en ce bas monde opère comme une tromperie, en ce qu’elle peut nous faire oublier son caractère éphémère et qu’on doive vivre, non pas pour vivre, mais pour apprendre à connaitre toujours plus et mieux Dieu, à l’aimer et à agir dans ce qui L’agrée. Telle est la définition de l’adoration « ibâda » en islam. Satan qui a laissé ses passions le dominer et qui en est devenu esclave, tout en se croyant libre, a chuté. Il a opposé au commandement de Dieu à se prosterner devant Adam, toute sa suffisance et son orgueil :

« Qu’est-ce qui t’a empêché de te prosterner lorsque Je te l’ai ordonné ? »
 (Coran 7 :  12)  « Je suis meilleur que lui ; Tu m’as créé à partir de feu, et Tu l’as créé à partir de boue » (Coran 7 : 12 )

Obéissant toujours à ses mauvais penchants, et au lieu d’envisager le repentir, il se donne sa propre mission maléfique qu’elle est, de pousser Adam à la ruine.

Comme depuis le séjour au paradis perdu, Adam est exposé au « waswasa », ce procédé par lequel Satan incite au mal. Mais, ce dernier n’a pas d’emprise directe sur les humains, il ne fait qu’exciter la propension du « nafs » aux désirs et autres envies. C’est pourquoi même après avoir succombé au faux conseil d’Iblis, Adam et son épouse ne mettent pas en cause ce dernier, reconnaissant ainsi que la source de leur glissade a été de laisser Iblis séduire leur « nafs ». Ils assument leur faute par le truchement d’un repentir dont les mots guérissent les maux de la transgression

                « Tous deux dirent: ‘Ô notre Seigneur, nous avons fait du tort à nous-mêmes. Et si Tu ne nous pardonnes pas et ne nous fais pas miséricorde, nous serons très certainement du nombre des perdants’ » (Coran 7 : 23)  

De même, lorsque la vie de ce monde nous trompe, c’est le « nafs » qui est en cause. La propension à vouloir vivre coûte que coûte (il ne s’agit pas de promouvoir le suicide), à posséder toujours plus et plus que l’autre, et pour cela à exploiter les plus faibles et provoquer la crise de l’environnement et du climat (il ne s’agit pas de condamner la propriété individuelle ou de criminaliser la mise ne valeur de la nature), à changer de nature pour soi-disant s’augmenter (il ne s’agit pas de sous exploiter le potentiel humain), à être esclave de la notoriété, du pouvoir, de la jouissance sexuelle, etc., rend le « nafs »vulnérable. Satan qui a déclaré son projet de faire chuter l’ennemi que sa passion lui a fabriqué, à savoir Adam et sa progéniture, ne fait qu’exploiter au maximum sous toutes ses coutures, les mauvais penchants de leurs« nafs »

Le jeûne se comprend dès lors comme un apprentissage à la défense du « nafs » contre le danger que constitue la nature illusoire de la vie de ce monde et les murmures trompeurs de Satan. Ce dernier nourrit l’ambition de faire en sorte que le croyant trahisse l’alliance d’écoute et d’obéissance qui le lie à Dieu pour lui substituer les ordres de ses passions. Le jeûne nous apprend à nous protéger des offres trompeuses du monde et de Satan, non pas en essayant de déceler par la raison les différentes et multiformes modalités de celles-ci, ce qui est vain, mais avec l’indispensable aide ou guidance de la révélation. Et cet enjeu devient d’autant plus crucial que la techno science a doté l’homme dit moderne de capacités inédites à s’auto- détruire et à saccager la « nature ».

C’est ainsi que le message principal du jeûne, la sagesse (hikma) qui la sous-tend, diront les théologiens musulmans, réside dans ceci qu’il nous apprend à être capable de prendre le pouvoir sur les sollicitations du « nafs », au sens de mauvais penchants, donc à être vertueux. Voulant rester dans l’alliance qui garantit notre salut, si on s’inscrit dans la foi abrahamique, le musulman tient pour vrai qu’il est aidé, guidé par Dieu (Sa parole), qui a promis de ne pas l’abandonner à son « nafs » (se rappeler la glissade au paradis perdu). Au regard de cela, le jeûne, pour difficile qu’il puisse paraître, s’inscrit dans ce dessein hautement et authentiquement humaniste. C’est en apprenant à n’obéir au « nafs » que pour ce qui est nécessaire à la vie et à refuser d’être à ses « ordres » que l’homme devient libre d’accomplir les bonnes œuvres qui sont en phase avec ce que Dieu attend de lui, dans la quiétude que procure le sentiment de ne pas gaspiller sa vie.

En droite ligne de cela, les jeûnes obligatoires, autres que celui du mois de Ramadan, sont de nature expiatoire et participent d‘un même but, à savoir inscrire dans la chair et l’esprit de l’humain que ses fautes, manquements et autres transgressions trouvent leur source dans les murmures de son « nafs » et/ou de Satan. Cette inscription du jeûne dans la chair et l’esprit est encore une marque de cet islam qui traite de tout l’homme. Le jeûne et la lecture méditée du Coran sont étroitement associés. L’abstinence travaille le « nafs », alors que la lecture du Coran nourrit l’esprit au sens de « qalb » comme faculté d’entendement qui ne se réduit pas à la raison.

C’est le mois de Ramadan qui vient de prendre fin, lorsque l’esprit du jeûne veut que ce soit un moment intense, une fois par an, un mois sur douze pour démonter notre fidélité à Dieu et notre volonté d’échapper à l’emprise carcérale de nos passions même en dehors de ce mois.  Car la finalité de ce moment de jeûne est de se donner la capacité d’échapper à l’emprise carcérale de nos passions. Le jeûne vient corriger l’erreur du paradigme de la modernité et du progrès inventé par l’Occident, selon lequel la raison instrumentale suffit à assurer le bonheur à l’être humain.

Pour sa part, à travers la prescription du jeûne, le Coran dit que l’enjeu le plus décisif se joue au niveau de la capacité, non pas à maîtriser, mais à se maîtriser. C’est pourquoi nous insistons pour dire que le jeûne bien compris et bien pratiqué est une des clés d’un développement véritablement humain, d’une économie verte et solidaire, et d’une gouvernance équitable des affaires du monde.

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