Contre le Covid-19, quelle est notre part de responsabilité individuelle? La philosophie aide à y voir plus clair

Confinement, masque, couvre-feu… Vous pouvez avoir l’impression que toute la lutte contre le coronavirus repose sur vos épaules, c’est pourtant plus compliqué que ça.

PHILOSOPHIE – Si en tant qu’individu, nous ne sommes sur cette Terre qu’un grain de sable, au cœur de la pandémie de Covid-19, notre rôle à jouer peut sembler gigantesque. Nous avons dû nous confiner, porter le masque, respecter un couvre-feu, réduire nos interactions sociales, arrêter ou presque de rendre visite à nos grands-parents, cesser de nous rendre à l’école ou à l’université, fermer nos boutiques et librairies.

Ces restrictions sont certainement indispensables dans la lutte contre le virus. Mais parfois, les injonctions gouvernementales ont pu avoir un arrière-goût d’intrusion dans notre vie privée. Limiter notre bulle sociale même sous notre propre toit, respecter les gestes barrières avec nos proches… “Si chacun fait sa part, nous pouvons vaincre le virus. Il faut responsabiliser chacun et continuer d’expliquer sans culpabiliser ni infantiliser”, affirmait Emmanuel Macron vendredi 18 septembre.

Responsabiliser. Mais quelle est véritablement notre part de responsabilité dans la gestion de la crise sanitaire? À quel point cette responsabilité est-elle individuelle plutôt que collective? Dans quelle mesure joue-t-elle un rôle prépondérant par rapport à la responsabilité de l’État?

La philosophie permet d’y voir plus clair. Et pour répondre à ces questions sur la responsabilité, il faudra avant tout se pencher sur le concept de liberté, tant l’une et l’autre sont corrélées.

Être libre, coûte que coûte

Concernant la crise actuelle et la manière dont la responsabilité face au virus est partagée en France, David Simard, docteur en philosophie de la médecine et de la biologie, contacté par Le HuffPost, estime que “beaucoup de mesures et d’appels ont consisté à faire reposer la gestion du virus sur la responsabilité individuelle, comme si finalement l’État et les pouvoirs publics ne posaient pas un cadre permettant aux populations de s’orienter dans leurs comportements”.

Face à ces mesures reposant sur la responsabilité individuelle, quelques voix dissonantes se sont fait entendre depuis le premier confinement. Il y a ceux qui se sont élevés contre le port du masque, jugé liberticide. Il y a aussi ceux qui, comme Nicolas Bedos, ont appelé à “vivre quitte à mourir”. La revendication est simple: être libre, coûte que coûte.

Mais pour David Simard, cette liberté est définie comme une “absence de contraintes, d’obstacles. Elle exclut la question du rapport aux autres, ne prend pas en compte le fait que la liberté, y compris individuelle, est avant tout une liberté en société, en collectif”. C’est une erreur de croire que la liberté n’implique que soi, alors qu’elle ne se construit que par rapport à autrui. “Se pose donc la question de la responsabilité. C’est quoi, être responsable?”, s’interroge le philosophe. “Il s’agit du fait d’avoir à rendre compte des conséquences de ses choix et décisions”, souligne-t-il.

Ainsi, refuser de porter le masque, ne pas respecter les gestes barrières, ne pas s’isoler alors qu’on est cas contact, sont des choix qui, plus que notre liberté, engagent notre responsabilité envers autrui. “Dans la situation présente, désobéir ne manifeste rien ni de notre liberté, ni de notre courage. Mais, au contraire, sans qu’on en ait nécessairement conscience, cela ne relève que de l’égoïsme et de la lâcheté: nous déléguons aux soignants l’impossible mission de guérir tous ceux que, par légèreté ou par bravade, nous aurons contaminés”, affirmait en mars dernier la philosophe Claire Marin, interviewée par Le Monde.

Au contraire, comme le souligne sur Libération le médecin et écrivain Christian Lehmann, “vous n’êtes pas totalement sans défense devant ce virus. Chacun de nous, en se protégeant, en protégeant les autres, contribue à éviter des contaminations, contribue à en diminuer la gravité, contribue à éviter de submerger le système de santé, à sauver des vies.”

“Liberté responsabilité”

Afin de mieux comprendre en quoi la liberté, en société, ne peut se concevoir uniquement à travers un prisme individuel, on peut se tourner vers Sartre, qui distingue, comme l’explique auprès de Philomag le professeur de la New York University, François Noudelmann, “deux types de liberté: une liberté d’indépendance qui consiste à agir dans l’ignorance volontaire des circonstances, et la liberté de responsabilité, qui assume toutes les contraintes de la situation”. “Pour Sartre, notamment, la liberté absolue va de pair avec la responsabilité absolue. C’est parce que l’homme est libre qu’il est responsable (…) nos actions et nos choix impactent les autres qui nous entourent, et c’est précisément parce que ces actions sont libres que nous devons répondre de leurs conséquences”, abonde Mélissa Fox-Muraton, docteure en philosophie et chercheuse à l’ESC Clermont, dans une tribune sur Le HuffPost.

Vous l’aurez compris, la liberté est interactive et interindividuelle; elle va également de pair avec la responsabilité de nos actes. Être libre signifie être aussi responsable. Et c’est parce que nous sommes des êtres dotés de liberté qu’il nous incombe une responsabilité. En temps de crise, même si nous restons libres de respecter ou enfreindre les règles et lois, nous avons une responsabilité individuelle face à la crise sanitaire.

Responsabilité étatique

Néanmoins, cela ne veut pas dire que nous sommes les seuls responsables. “Si nos comportements individuels interviennent dans la diffusion du virus, il faut aussi prendre en compte le niveau populationnel: on ne peut pas tout faire reposer sur l’individu comme si le virus n’était le résultat que la somme de nos actes individuels”, souligne David Simard. Ce niveau populationnel, il est cadré et posé par les pouvoirs publics. Exemple: si les restaurants et les bars sont ouverts, on ne peut plus reprocher aux individus de s’y rendre, même si cela contribue à la propagation du virus. Il s’agit de la responsabilité de l’État d’opter pour un confinement, d’inciter les entreprises à mettre en place le télétravail, ou encore d’instaurer un couvre-feu.

Pour autant, est-ce dire que le respect des règles instaurées par l’État suffit à être quelqu’un de responsable? Pas tout à fait, si l’on considère qu’il existe une responsabilité devant la loi, et une responsabilité morale. C’est pourquoi, dans un texte publié dans The Conversation, David Simard posait la question suivante: “les Françaises et les Français sont-ils aujourd’hui capables d’autodiscipline sur fond d’une pensée de la liberté individuelle qui est aussi une pensée de la responsabilité individuelle, sans avoir à attendre de se plier à des mesures étatiques coercitives?”

En d’autres termes: on peut tout à fait respecter la loi et en même temps avoir un comportement moralement “irresponsable”. Si j’invite plus de six personnes chez moi (hors confinement, bien sûr), qu’aucun d’entre nous ne respecte les gestes barrières et qu’en plus, l’un des invités est cas contact mais ne s’est pas isolé car il ne ressent aucun symptôme, aucune loi n’a été violée. Ce comportement est pourtant très loin d’être responsable.

Tension française

En fait, ici, il s’agit surtout de la conception qu’une société se fait d’elle-même et de l’État. Attend-on de l’État qu’il soit presque “autoritaire”, prenne les décisions importantes, ou préférons-nous être plus autonomes?

C’est là qu’il est souvent compliqué de se positionner, et tout particulièrement en France. “Depuis la révolution, il existe une tension en France entre la revendication d’une forme de liberté, en opposition à l’État, et en même temps, on reproche toujours à l’État de ne pas prendre les bonnes mesures”, souligne le philosophe. Selon lui, il existe une dichotomie entre nos attentes d’une hiérarchie presque autoritaire et notre aspiration profonde à la liberté individuelle, héritée des Lumières, de la Révolution.

Avec le reconfinement annoncé jusqu’au 1er décembre, c’est bel et bien l’État, plus que les individus, qui a pris sa responsabilité. “Il reprend le contrôle et contraint les individus dans leurs comportements”, indique David Simard. Sans pour autant nous rendre irresponsables de la situation sanitaire. Car il ne faut pas oublier que le confinement est un cadre n’empêchant pas nos responsabilités individuelles de s’exprimer. Et que même si en tant que grain de sable, notre participation semble minime, chacune de ces responsabilités additionnées et conjuguées à celle des pouvoirs publics devront permettre, à terme, de vaincre cette épidémie.

 

https://www.huffingtonpost.fr/entry/confinement-masque-couvre-feu-vous-avez-limpression-que-tout-repose-sur-vos-epaules-la-philosophie-vous-aide-a-y-voir-plus-clair_fr_5f9add88c5b6aab57a102680