Hourra ! Il aura fallu attendre plus de deux siècles et demie après le « Mémoire sur les prêts d’argent » de Turgot en 1770 et le traité sur la « Défense de l’usure » de Bentham en 1787 pour que des prédicateurs musulmans prennent enfin publiquement position à leur tour pour le prêt à intérêt. On a déjà accès sur Youtube à des dizaines de vidéos, toutes plus convaincantes les unes que les autres sur le sujet. De l’eau à coulé sous les ponts depuis les positions retenues du Centre Européen de la Fatwa et de la Recherche (CEFR) qui faisait office de précurseur sur la question il y a plus de dix ans…
Soyons un peu patient et attendons encore quelques années (le temps de se débarrasser des conservateurs) et il n’y aura plus aucune résistance pour que le milliard et quelques de musulmans puisse à son tout avoir accès à l’argent facile, l’argent dette qui se démultiplie comme les petits pains.
La cause est bien entendue : il s’agit de nécessité absolue (darourâ), de besoin (hâja) ou autres tentatives de contournement de la règle pourtant bien connue (et bien simple) en Islam : l’intérêt est tout simplement interdit. Et oui, l’esprit humain est créatif quand il s’agit de légaliser les choses (on aurait pu espérer qu’il le soit autant pour les interdire mais on se ferait taxer d’extrémisme…).
Revenons un peu à quelques textes. Par exemple les trois hadiths suivants :
« Il faut vendre l’or contre l’or, l’argent contre l’argent, le froment contre le froment, l’orge contre l’orge, les dattes contre les dattes, le sel contre le sel, de valeurs équivalentes, de même poids, et de main à main. Et quiconque y ajoute quelque chose ou demande une augmentation aura pratiqué l’usure. » Rapporté par Mouslim dans son Sahîh.
« Ne vendez l’or pour l’or excepté si c’est à poids égal, et ne vendez pas ce qui est de moindre poids pour ce qui est de poids supérieur. Ne vendez pas l’argent pour l’argent sauf si c’est d’égal poids et ce qui est de poids inférieur pour ce qui est de poids supérieur. Ne vendez pas de même de l’or ou de l’argent présent au moment de l’échange pour de l’or ou de l’argent qui n’est pas disponible. » Rapporté par Al-Boukhârî et Mouslim.
« Le Messager d’Allah (Salla Allah `Alaihi Wa Sallam) maudit celui qui reçoit l’usure, celui qui la donne, les deux témoins de la transaction et celui qui écrit l’acte, et dit : « Ils sont tous égaux (dans le péché) ». Rapporté par Mouslim.
Vous avez encore des doutes ?
Bon, je vais peut être un peu trop vite, il paraît que les textes ne doivent être interprétés que par les doctes (ou non…). Ou peut-être suis-je rétrograde en citant des paroles qui ont déjà 1400 ans ?
Soit, laissons-donc le débat sur les hadiths et les versets interdisant unilatéralement et sans interprétation possible l’intérêt et revenons-en au bon sens.
Les arguments cités par les doctes qui autorisent l’intérêt font souvent appel à trois principes :
- Le prêt à intérêt serait quasiment indispensable de nos jours pour avoir un chez soi et mettre ses enfants «à l’abri »
- L’interdiction stricte du prêt à intérêt s’adresse au prêteur (celui qui encaisse l’intérêt) tandis que l’interdiction pour l’emprunteur est plus faible car finalement il est en quelque sorte lésé et ne commet aucun tort
- Les alternatives de la finance islamique sont plus chères, souvent inaccessibles et finalement tellement proches de l’intérêt conventionnel qu’il vaut mieux passer par ce dernier.
Commençons par discuter le premier argument. Le CEFR édicte ainsi dans sa fameuse fatwa : « si nous interdisons les transactions usuraires avec la banque, nous privons le musulman de posséder un logement pour lui et pour sa famille, or ceci fait partie des besoins vitaux pour l’être humain comme le stipulent les jurisconsultes. D’autant plus qu’il peut payer un loyer pendant, vingt, trente ans ou plus, mensuellement ou annuellement sans rien posséder, alors qu’il pouvait, en vingt ans ou moins, acquérir une maison . »
Cet argument est faux dans bien des cas. Citons par exemple les Echos et leur article sur « acheter ou louer » du 05 avril :
« A Paris, Bordeaux et Lyon, par exemple, les prix ont proportionnellement beaucoup plus augmenté que les loyers. Le remboursement de la mensualité d’emprunt en cas d’achat coûte à peu près deux fois plus cher que le loyer pour un logement équivalent. »
La simulation des Echos et pour un achat d’un primo-accédant sans apport, empruntant sur vingt ans à un taux de crédit d’environ 1,50 %. Pour vivre dans un logement comparable donc à Paris, Bordeaux à Lyon il est équivalent de louer un appartement à 800euros tout en économisant également 800euros par mois que d’acheter le même appartement sur 20 ans et payer des traites de 1600euros par mois. Dans cet exemple, pensez-vous que l’argument de l’emprunt « indispensable » tient toujours ?
La famille qui paie un loyer de 800euros par mois se retrouvera donc au bout de 20 ans avec près de 200 000 euros d’économies, qu’elle aura peut être décidé d’investir dans l’éducation des enfants, dans une maison dans le pays d’origine, dans un projet productif, ou tout simplement d’avoir dépensé pour mieux vivre sans avoir déboursé le moindre euro d’intérêt… La famille qui aura contracté un emprunt elle se sera enfin acquittée de sa dernière traite de 1600euros par mois, et pourra enfin vivre « libérée » de la dette empruntée vingt ans plus tôt auprès de la banque. Elle aura déboursé plus de 50 000 euros d’intérêts à cette même banque. Certes elle possède un bien qui a potentiellement une valeur de plus de 300 000 euros mais est-il encore temps d’en profiter ? A noter qu’à l’échelle mondiale le taux de possession moyen de son logement principal est aujourd’hui autour de 40% donc il n’est pas impossible de vivre sans posséder son logement…
Le deuxième argument que l’on retrouve souvent est que l’interdiction stricte du prêt à intérêt s’adresse au prêteur (celui qui encaisse l’intérêt) tandis que l’interdiction pour l’emprunteur est plus faible car finalement il est en quelque sorte lésé et ne commet aucun tort. C’est l’un des arguments les plus dangereux à mon humble avis car il limite le tort de l’intérêt simplement à l’argent qui est pris en quelque sorte « injustement » à l’emprunteur par le prêteur. Citons une statistique simplement pour montrer que le tort de l’intérêt (et la justification de son interdiction stricte) dépasse largement ces torts matériels aux emprunteurs :
à l’heure actuelle la dette mondiale est de plus de 164 milliards de dollars, ce qui veut dire que chacun d’entre nous (y compris nos enfants ou le pauvre paysan au fin fonds de l’Afrique) a une dette moyenne de plus de 20 000 dollars au jour d’aujourd’hui. Ce chiffre a été multiplié par 20 en 30 ans et par presque cent fois en 60 ans.
Si plus milliard de musulmans a tout d’un coup accès à cette dette magique, nous allons nous-mêmes accélérer l’explosion de la bulle financière mondiale. Pire, nous allons la créer.
Car peu d’entre nous comprennent vraiment par quel miracle une banque peut nous prêter 100, 200 ou 300 000 euros pour acheter une maison alors que cet argent n’est pas dans notre compte. D’où vient-il ? La réponse est simple il est « créé » par votre emprunt. En empruntant une telle somme on augmente ainsi la masse monétaire globale, comme par magie, et on permet à la banque d’augmenter son activité (voir par exemple l’article suivant). D’ailleurs il est bon de dire qu’en laissant notre argent dans des comptes de dépôt on aide également les banques à accroître leurs crédits donc à faire plus de prêts à intérêts, et nuire un peu plus à l’humanité…
Ces problématiques devraient concentrer beaucoup plus d’attention que les problématiques individuelles de l’argent qu’on paie en intérêts usuraires, car ce sont elles qui nuisent le plus à l’avenir de nos enfants.
Ainsi, on pourrait caricaturer le débat actuel autour des questions de l’intérêt bancaire comme suit.
Mohammed, un bon musulman pratiquant, décide d’acheter un très grand terrain agricole, et donne 90% du terrain à un exploitant qui va produire du vin pendant des années grâce à ce don généreux. Sur les 10% du terrain qui restent, il décide de planter des arbres fruitiers, et de les donner à exploiter à un agriculteur peu scrupuleux. Cet agriculteur commet quelques injustices dans son exploitation, en vendant par exemple des fruits trop mûrs ou en trichant sur les mesures avec les clients. Mohammed décide alors d’interroger plusieurs savants sur ce qu’il doit faire par rapport à cela. Mais à aucun moment il ne pose de question sur le jugement quant aux 90% du terrain qu’il a donnés…
Enfin sur le troisième argument on entend souvent que les alternatives de la finance islamique sont plus chères, souvent inaccessibles et finalement tellement proches de l’intérêt conventionnel qu’il vaut mieux passer par ce dernier. L’argument a beaucoup de poids notamment dans les pays musulmans où les banques islamiques ont malheureusement des performances parfois décevantes et copient bien médiocrement les offres des banques conventionnelles. Nous ne commenterons pas ici les contraintes et limites de la finance islamique actuelle. Mais nous finirons par une question.