Élections en Côte d’Ivoire : retour sur l’impitoyable bataille du Plateau

La course pour la mairie de cette commune d’Abidjan a été emblématique d’une élection sous tension, à deux ans de la présidentielle.

Lundi 15 octobre, à la mi-journée, la tension, qui ne cessait de monter depuis des semaines au Plateau, est tout à coup redescendue. Attendue et redoutée, la féroce bataille pour la conquête de la mairie de cette commune d’Abidjan s’est achevée avec un communiqué dans lequel Fabrice Sawegnon reconnaissait sa défaite.

« Mes représentants m’informent que les derniers dépouillements ne sont pas en notre faveur. Malgré tous les éléments de recours documentés dont nous disposons, j’estime que nul engagement, nulle conviction ne vaut la paix et la stabilité. (…) Je vous aime », lit-on sous la plume du représentant du Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP).

Un peu plus tard, la Commission électorale confirmait la large victoire de son adversaire, Jacques Ehouo, qui sous l’étiquette du Parti démocratique des Côte d’Ivoire (PDCI), a recueilli plus de 60,57% des voix.

Les ingrédients d’une féroce bataille

Ce verdict, inverse des résultats nationaux (avec plus de 90 mairies, le RHDP sort largement en tête de ces élections, le PDCI a récolté 50 sièges) était sans doute le plus attendu du pays. Entre les listes électorales gonflées, les achats de voix, l’intervention des forces de l’ordre, le dépouillement interrompu dans certains bureaux, les transferts des urnes à la commission électorale départementale… le combat a viré au psychodrame et chacun a craint des violences.

C’est que tous les ingrédients d’une féroce bataille étaient réunis. Le lieu, d’abord. Avec cette commune symbole du pouvoir. Située au centre de la capitale économique, elle est la vitrine d’Abidjan, le siège de nombreuses entreprises, héberge la présidence et une grande partie des ministères.

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BRUNO LEVY

Influent homme de l’ombre,Fabrice Sawegnon est resté très proche du couple présidentiel ivoirien

Les acteurs ensuite. Communiquant reconnu, à la tête de l’agence Voodoo, Fabrice Sawegnon s’est bâti une solide réputation en Afrique de l’Ouest et centrale où il a dirigé une quinzaine de campagnes présidentielles victorieuses, dont celles d’Alassane Ouattara en 2010 et 2015. Influent, cet homme de l’ombre est resté très proche du couple présidentiel ivoirien et soupçonné de n’agir que sur ses ordres.

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Jacques Ehouo

Jacques Ehouo a été choisi suite à la révocation en août en Conseil des ministres de Noël Akossi-Bendjo

Face à lui, Jacques Ehouo, candidat de dernière minute, a été choisi suite à la révocation en août en Conseil des ministres, de Noël Akossi-Bendjo. Maire du Plateau depuis 17 ans, celui-ci était un des principaux pourfendeurs du parti unifié, cher à Alassane Ouattara.

Deux candidats accusés de jouer un rôle trouble. D’une part, poursuivi pour  violences envers des militants du PDCI – une affaire en cours d’instruction devant la justice -, Fabrice Sawegnon était accusé par ses rivaux de vouloir mettre la main sur le Plateau pour vendre la cité RAN, de vastes terrains habités, à des promoteurs immobiliers. Ce qu’il a toujours fermement démenti.

D’autre part accusé de détournements de fond par le gouvernement, Noël Akossi-Bendjo a entraîné dans ses ennuis judiciaires son neveu éloigné. C’est Jacques Yapi, le maire intérimaire qui a lancé les accusations. Un homme arrivé à la tête du Plateau dans des circonstances troubles.

Alors qu’en cas de révocation, c’est théoriquement au premier adjoint de prendre le relais, Zoumana Bakayoko n’a pas assuré l’interim. Est-ce parce que son statut du frère du Ministre de la défense ivoirien, Hamed Bakayoko, était encombrant ? Toujours est-il que c’est par un simple coup de fil et en dehors de toute procédure habituelle que Jacques Yapi a appris sa nomination.

Le dossier Neg-Com

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                                                                      Photo Guillaume Binet

Dans la bataille du Plateau, tous les coups ont été permis.

Dès août, il dénonce les contrats liant la mairie à Neg-Com, l’entreprise fondée par Jacques Ehouo et pourfend un système, mis en place, selon lui, par Noël Akossi-Bendjo. Selon un protocole d’accord que Jeune Afrique a pu consulter, dès 2004, la Mairie du Plateau a confié à Neg-Com « la gestion et l’exploitation des espaces et emplacements utilisés à des fins publicitaires ». Parmi eux, le célèbre espace Coca-Cola, situé en bordure de lagune.

Neg-Com devait se rémunérer avec 30% de ces revenus, tandis que 70% étaient reversés à la mairie. Seul problème pour les autorités municipales intérimaires, qui dénoncent une « spoliation du contribuables » : ces sommes n’ont jamais été intégralement versées.

D’après des documents consultés par Jeune Afrique et signés du Trésorier principal du Plateau, pendant plusieurs années, les sommes recouvrées étaient en tout cas bien moins importantes que celles prévues dans le budget. Ainsi, en 2012, sur 120 millions de Francs CFA prévus, 20 961 000 ont été recouvrés, en 2013, sur 50 millions prévus, 8 597 000 ont été recouvrés. En revanche, à partir de 2016, cela s’inverse : sur 42 016 650 prévus, 63 878 740 ont été recouvrés, en 2017, sur 74 millions prévus, 178 034 312 ont été recouvrés par la mairie.

La politique est une danse, il ne faut pas marcher sur les pieds de l’autre, sinon on risque de soi-même tomber

Des sommes sur lesquelles Jacques Ehouo, sollicité, n’a pas souhaité s’exprimer. Alors que la gérante de son entreprise (élu depuis 2016 député du Plateau, il ne s’occupait plus de Neg-Com depuis cette date) a été arrêtée avant d’être relâchée, ses proches ont démenti ces accusations et dénoncé des « manœuvres d’intimidation grossière de la part du pouvoir. »

Ces accusations contre Jacques Ehouo, alors candidat à la mairie du Plateau, tombaient en tout cas fort opportunément. « Pendant des années, Noël Akossi-Bendjo et ses proches soutenaient le pouvoir, alors chacun fermait les yeux. Maintenant qu’il est contre nous, le système se retourne contre lui », reconnaissait un proche de Fabrice Sawegnon pendant la campagne. « La politique est une danse, il ne faut pas marcher sur les pieds de l’autre, sinon on risque de soi-même tomber », lâchait de son côté un observateur de la vie politique ivoirienne. Dans la bataille du Plateau, tous les coups ont été permis.

JEUNE AFRIQUE