En Côte d’Ivoire, la crise du cacao touche durement les planteurs

Entre la baisse de la demande mondiale et l’augmentation du prix de la fève, les producteurs ivoiriens restent avec une partie de leurs stocks sur les bras.

Tous les jours depuis la fin décembre 2020, Yacouba Zango fait le même détour. Entre les champs et sa maison, ce planteur passe par le magasin de stockage de Kragui, dans l’espoir de découvrir que son cacao est enfin parti vers les coopératives. Las. Dans ce village cacaoyer de l’ouest ivoirien, les fèves brunes s’amoncellent et il n’y a même plus assez de sacs de jute pour les ranger. « Le cacao dort ici, ça veut dire que personne ne l’achète. Je ne gagne rien. Je peux tenir encore deux mois mais après, je n’aurai plus rien pour l’école et les soins de mes quatre enfants », se désespère Yacouba Zango

C’est ainsi dans la plupart des villages de planteurs de la Nawa, région du sud-ouest ivoirien et épicentre de la production du premier producteur mondial d’or brun. Le cacao sèche au soleil, au milieu des cours familiales ou dans les magasins de stockage. Depuis maintenant plusieurs semaines, la filière est bloquée et les premiers touchés, les cacaoculteurs, sont justement ceux qui ne peuvent pas se permettre des mois sans salaire.

Si l’année passée fut un bon millésime, avec plus de 2 millions de tonnes produites et des importateurs respectant globalement les commandes, 2021 s’annonce plus difficile. Les effets de la pandémie ont commencé à se faire davantage sentir avec une baisse de la demande internationale et donc des commandes. « Les Occidentaux mangent moins de chocolat qu’avant, ils ont d’autres chats à fouetter », imagine Youan Bi, comptable de la coopérative ECAMOM, située dans la ville de Méagui et qui fait travailler 3 900 planteurs.

Sous le seuil de pauvreté

Mais la crise sanitaire n’est pas la seule cause de la paralysie qui affecte le cacao ivoirien. Pour les spécialistes du secteur, la Côte d’Ivoire, qui s’est associée au Ghana pour forcer les multinationales de chocolat à payer leurs fèves plus cher, voit aujourd’hui ces manœuvres se retourner contre elle. Les deux pays qui, ensemble, produisent près des deux tiers des fèves mondiales, ont instauré en 2020 un « différentiel de revenu décent » (DRD) de 400 dollars la tonne, venant s’ajouter au cours de la matière première. Un mécanisme conçu pour améliorer la condition de vie des cacaoculteurs, qui en moyenne, ne gagnent que 6 % du prix d’une tablette de chocolat. Plus de la moitié d’entre eux, en Côte d’Ivoire, vivent sous le seuil de pauvreté.

La mesure avait permis au président Alassane Ouattara d’annoncer en octobre 2020 – un mois avant l’élection présidentielle – une forte hausse du prix du cacao payé aux planteurs, de 825 à 1 000 francs CFA le kilo. Une augmentation interprétée par les géants du chocolat comme un calcul électoraliste et qui « ne répondait pas à une logique de marché », fait remarquer Abah Ofon, analyste londonien du marché des matières premières.

Pour les multinationales du chocolat, le cacao ivoirien est trop cher. « En public, tous les chocolatiers ont montré leur enthousiasme à se plier au DRD, explique une source bien informée, mais, dans les faits, la pilule n’est jamais passée et ils se servent de la baisse mondiale de la demande de cacao pour revenir dessus et faire baisser les prix. » Les tensions ont commencé à éclater au grand jour fin novembre. La Côte d’Ivoire et le Ghana ont accusé ouvertement les groupes Hershey et Mars de ne pas jouer le jeu et de se débrouiller pour acheter leur cacao sans payer le différentiel de revenu.

Officiellement, le différend s’est depuis aplani. Mais les acheteurs continuent de bouder les fèves et les invendus seraient de l’ordre de 150 000 tonnes selon un acteur du secteur. « Le cacao, ce n’est pas le pétrole, et on se rend compte, une fois de plus, que la Côte d’Ivoire n’a ni les moyens logistiques, ni financiers de le stocker. Et comme c’est un bien périssable, le temps joue en sa défaveur » observe l’analyste Abah Ofon.

« Guerre du cacao » de Houphouët-Boigny

Une autre source locale du secteur explique elle aussi que la Côte d’Ivoire n’a pas les moyens de ses ambitions dans ce combat contre les géants chocolatiers : « Elle pourrait tirer les ficelles et gagner ce bras de fer si elle s’était donné les moyens de stocker et de conditionner toutes ces fèves, mais le cacao ivoirien est une longue histoire de décideurs animés par une vision de rente à court terme, observe-t-il, c’est ce qui fait que la Côte d’Ivoire va finir par passer à la caisse et régler l’ardoise des invendus pour débloquer la situation. »

La période rappelle à certains la « guerre du cacao » de 1987-1988, quand Félix Houphouët-Boigny avait bloqué les exportations pour tenter de faire remonter les cours. Après avoir stocké pendant plus d’un an des centaines de milliers de tonnes de fèves, le président ivoirien s’était finalement résolu à les vendre à prix cassé.

Le pays d’Afrique de l’Ouest est difficile à contourner, fournissant à lui seul près de 40 % de la demande mondiale, mais, selon de bons connaisseurs, certains chocolatiers chercheraient tout de même à s’approvisionner auprès d’autres pays producteurs.

Dans la ville de San Pedro, le plus grand port cacaoyer au monde, la pilule est difficile à avaler. « Sur les plus de 80 exportateurs qui travaillent habituellement, seuls les cinq gros internationaux qui ont 75 % du marché s’en sortent un peu. Et encore, ils réalisent deux tiers de leurs chiffres d’affaires habituels. Beaucoup comme moi n’ont pas de travail depuis plus d’un mois », note un exportateur, qui ne voit désormais qu’une solution pour la campagne d’avril : « que l’Etat baisse le prix à 850 francs CFA, voire à 800 francs CFA pour écouler tous les stocks ». Du moins, ceux qui n’auraient pas pourri.

Seydou Traoré fait sécher une partie de sa récolte de fève de cacao dans le campement de Sessoumabougou, dans le sud-ouest de la Côte d’Ivoire, fin janvier 2021. Youenn Gourlay pour « Le Monde »

Dans le contexte actuel, les principales associations de producteurs ivoiriens demandent la démission d’Yves Brahima Koné, le directeur général du Conseil café-cacao (CCC), qui est l’instance de régulation en Côte d’Ivoire. Fait plutôt rare, des manifestations de planteurs ont même eu lieu devant certains bureaux régionaux du CCC, comme à Soubré, Yamoussoukro et Daloa. De nature plutôt discrète, Yves Brahima Koné est allé donner son interprétation de la situation sur la chaîne de télévision publique, incriminant la pandémie de coronavirus.

Eviter la banqueroute des planteurs

Pour certains cacaoculteurs, il faudra du temps pour se relever de cette crise. Car celui qui ne vend rien ou peu n’a pas les moyens d’entretenir ses parcelles, ce qui impacte forcément la qualité et la quantité du cacao pour les saisons suivantes. Les moins vigilants ou ceux pour qui la situation presse se font régulièrement arnaquer par « les margouillats », nom de lézard donné aux pisteurs véreux qui achètent leur cacao à un prix inférieur au cours officiel.