ENTERVIEW/ANGELIQUE KIDJO : «Hors de question de vivre dans un bocal» (Première partie)

A l’occasion de la sortie de son album, Mother Nature, la chanteuse d’origine béninoise raconte l’écologie, la transmission, la famille et le rythme bien sûr, qui régissent sa vie comme sa musique…

« Du moment où il y a du soleil, tout va bien… Mais il n’en faut pas trop non plus… Comme dans la vie, il faut un équilibre à tout », nous dit-elle. Ce jour-là, il fait beau, en effet. Même si, comme en témoigne son nouvel album, Angélique KIDJO n’est pas dupe des rayons solaires qui s’attaquent de plus en plus à notre planète. Quand, début 2020, elle a reçu un quatrième Grammy Awards pour son album consacré à Celia Cruz, la chanteuse a décidé d’inviter sur son prochain disque non seulement des pointures anglo-saxonnes, comme Blue Lab Beats, mais aussi des artistes émergents du continent africain, tels Shungudzo, Burna Boy, Mr Eazi, Yemi Alade… Tous se mettent au diapason des rythmiques et des mélodies de la musicienne franco-béninoise, américaine d’adoption, qui, à 60 ans, ne semble guère prête à la retraite ! En témoignent son disque Mother Nature et un livre d’entretiens publié par les éditions du seuil, dans lequel elle revient sur les étapes importantes de sa vie. Comme avec nous.

 

Afrique Magazine : « Première diva africaine » ; c’est de cette façon que vous a consacrée le prestigieux Time Magazine. Vous vous sentez diva, vous ?

Angélique Kidjo : Ah non [rires] ! Pas du tout. Parce que j’aime la vie simple. Je prends le métro, je fais mes courses. C’est ça mon inspiration ! Hors de question de vivre dans un bocal. Et ça ne l’a jamais été. J’ai commencé à chanter et à être connue tôt, mais ayant une famille très critique sur tout, j’ai toujours été rapidement remise dans le droit chemin dès que je faisais la maline. Quand, plus jeune, j’ai osé dire à mon père : « Pourquoi je dois aller à l’école ? Je gagne de l’argent en chantant, moi !», il m’a répondu du tac au tac que si mon salaire était aussi impor­tant, je n’avais qu’à louer une maison pour moi toute seule. Ça m’a calmée direct !

 

AM : C’est l’une des nombreuses leçons de sagesse de vos parents, qui ont été des guides pour vous pendant très longtemps, n’est-ce pas ?

AK : Ils m’ont permis de réfléchir à ce qu’était le monde. À être ouverte d’esprit. C’est pré­cieux. Quand on y pense, quelle est la source de la violence des adolescents aujourd’hui ? Comment a-t-on échoué l’éducation de nos enfants ? Peut-être en ne leur permettant pas assez de s’exprimer à certains moments, et trop à d’autres. Moi, enfant, j’ai toujours posé des questions. Ma fille Naïma a d’ail­leurs hérité de moi, et mon mari et moi lui avons toujours répondu. Simplement, mais sans métaphores, sans mensonges, sans détours, comme si elle était une adulte. Car on savait qu’elle comprenait, bien que des amis jugeaient qu’on la considérait trop. Un enfant de 3 ou 4 ans a envie de comprendre, et donc pose des questions. Quand on naît avec un esprit critique, il faut le culti­ver ! Même si, bien sûr, ça m’a posé beaucoup de problèmes à l’école, où les commentaires des professeurs étaient tous les mêmes : « Parle trop », « Pose trop de questions » …

 

AM : En parlant de la jeunesse, sur Mother Nature, vous faites appel à des artistes émergents de la scène africaine : Yemi Alade, Burna Boy, Sampa the Great… Comment restez-vous autant à l’écoute des artistes des nouvelles générations ?

AK : Ce n’est pas évident car il y en a tellement ! En réalité, une partie d’entre eux me contactent sur Instagram ou Facebook. Les réseaux sociaux ont beaucoup facilité les échanges. En un clic, on a accès à énormément de musiques et d’artistes différents. Sampa the Great, je l’ai découverte lors d’une émission, je lui ai écrit tout de suite en disant qu’il fallait qu’on travaille ensemble. Mr Eazi, lui, m’a envoyé un message sur Instagram : « J’ai une chanson pour toi !» « OK, ai-je répondu. Envoie !» Ces jeunes générations sont très concernées par l’écologie. La plupart d’entre eux ont des parents dans des vil­lages, ils ont pu constater les changements subis par la nature. J’ai laissé à chacun la liberté de s’exprimer à ce propos à travers la musique.

 

AM : Au vu du titre de votre nouvel album, la nature semble être l’un des piliers de votre existence ?

AK : Oui, et cela date de mon enfance. Ma grand-mère maternelle, qui détenait des connaissances sur les plantes, m’appelait très tôt le matin, juste pour me montrer lesquelles il fallait cueillir avant le lever du soleil. Moi, j’étais à moitié endormie, à râler : « Mais qu’est-ce qu’elle me saoule !» Elle m’expliquait que lorsque tu te réveilles, la nature s’est éveillée avant toi. Tu lui dois la vie. Et si jamais je balançais un embal­lage par terre, elle me fusillait du regard en disant : « La Terre n’est pas une poubelle ! »

 

AM : Quand avez-vous compris que nous vivions une période d’urgence climatique ?

AK : J’étais enceinte de Naïma, en 1993. Nous étions partis écrire Ayé, mon deuxième album, près de Royan Atlantique. Au bout de quelques semaines, le camion poubelle ramassait des poubelles toujours remplies à ras bord. Or, comment cela pouvait être le cas alors que l’on ne mangeait pas plus que d’habitude ? Un enfant nous interroge sur l’avenir de la Terre, laquelle l’accueille…, ça été le déclic. Dès lors, j’ai réduit les emballages, et je me suis interrogée : combien de temps la planète acceptera-t-elle notre surconsommation effrénée ? Aujourd’hui, si le covid-19 n’est pas une manifestation de son ras-le-bol, je ne sais pas ce que c’est ! Et puis, il y a eu les voyages, qui m’ont très directement prouvé le réchauffement climatique. Quand j’allais en Australie, à la fin des années 1990, c’était verdoyant et apaisant. En 2019, j’y suis retournée, et tout était sec à Adélaïde [au sud de Vile, ndlr], je ne respirais pas de la même manière. Pourtant, là-bas, ils font attention à tout, ils mangent bien… Mais ce changement, on le constate aussi en Afrique : l’écosystème est l’une des rares choses qui ne discriminent pas. Donc s’il est perturbé, c’est partout.

 

AM : Que pensez-vous avoir transmis de plus précieux à Naïma ?

AK : Ce que ma grand-mère me disait déjà : « N’accepte jamais l’amour d’un homme qui ne te respecte pas. » Je l’ai toujours encou­ragée à travailler, pour être indépendante d’un homme, et cela n’empêche guère d’éle­ver des enfants. Le plus bel amour qu’on peut donner à l’autre, c’est lui laisser de la liberté, lui témoigner du respect.

 

AM : Le respect… C’est ce que chantait l’une de vos idoles, Aretha Franklin, qui s’était d’ailleurs octroyé le droit, avec succès, d’adapter à sa sauce (féministe) la chanson d’Otis Redding !

AK : Oui ! Dans une interview, Otis Redding disait que cette chanson avait été emme­née complètement ailleurs par Aretha Fran­klin.  … C’est ce que l’on attend d’une reprise digne de ce nom : éviter le copier-coller, lui apporter son vécu, un autre souffle.

 

AM : Aretha Franklin, Celia Cruz – à qui vous avez consacré un album -, Miriam Makeba… Finalement, vos principales influences, ce sont des femmes ?

AK : Absolument. Même si, quand j’étais petite il n’y avait que des disques signés par des hommes ! Il a fallu de longues années pour que leur nom apparaisse… Il a fallu attendre les François Hardy, les Sylvie Vartan, des chanteuses occidentales, pour que ça change un peu. C’est bien, mais comment je me retrouvais là-dedans, moi ? Pour m’identifier, j’ai eu besoin d’Ella Fitzgerald ou de Bella Bellow, afin de m’assurer que j’avais une place dans l’industrie de la musique. 

« Pour m’identifier, j’ai eu besoin d’Ella Fitzgerald ou de Bella Bellow, afin de m’assurer que j’avais une place dans cette industrie ».

 

AM : Chez vous, le féminisme était une affaire de famille, n’est-ce pas ?

AK : C’était une question d’égalité au sein d’un couple. « J’ai épousé une femme intelligente, indépendante, qui réfléchit par elle-même. Qui suis-je pour lui dire quoi penser ?», disait mon père. Lui était fon, elle yoruba. Ils se sont mariés alors qu’ils étaient chacun enfant unique et ont décidé que la famille qu’ils allaient créer représenterait tout pour eux. Mon père ne donnait jamais d’ordres à ma mère, et inversement. Le problème du machisme, c’est l’insécurité et la crainte des hommes, qui ont peur d’accepter leur féminité, car ils pensent que ce n’est pas digne d’eux. Or, dans chaque être humain, il y a du masculin et du féminin. Ça fait peur à certains… Et surtout aux mecs !

 

A suivre…