ENTERVIEW/ANGELIQUE KIDJO : «Hors de question de vivre dans un bocal» (Suite et fin)

 

AM : Votre mari, Jean Hébrail, partage-t-il cette vision du féminisme ?

AK : (Elle éclate de rire.) Il n’a pas trop le choix !

 

AM : Vous attachez beaucoup d’importance aux rythmiques dans votre musique. Et Jean, comment fait-il pour tenir ce rythme au quotidien ?

AK : Il n’a pas le choix non plus ! Il a accepté le fait que j’aie beau­coup, beaucoup d’énergie à dépenser… Dès le matin, je suis un tourbillon. Je me souviens encore de la première fois que je l’ai emmené au Bénin. Il était captivé par la complexité des rythmes de la musique traditionnelle qui ne se savoure jamais mieux qu’en live. Et quand il a découvert la musique béninoise, il était comme un enfant dans une boutique de bonbons. En Afrique, le rythme est inné, c’est une succession d’accidents, de battements de cœur humain. On peut chanter, danser en faisant la cuisine, ce rythme est lié à nous de manière très organique.

 

AM : Le fait d’être née deux semaines avant l’indépendance du Bénin, ça vous a prédestinée à disposer d’autant d’énergie ?

AK : Sans doute [rires] ! Enfant, j’étais une boule de feu. Je bou­geais tellement qu’on avait même du mal à me prendre en photo. Ça a continué plus tard, mais mon père arrivait à filmer mes concerts. Il avait ce côté perfectionniste… comme tous les autres membres du foyer. Quand j’étais sur scène, les gens avaient l’air content. Sauf qu’on rentrait ensuite à la maison, on visionnait le live, et chacun, mes parents, mes frères, mes sœurs, y allait alors de son petit commentaire: « Pourquoi tu as choisi ces chaussures-là ? », «Mais sur ce passage, tu as totale­ment dégammé [faire une fausse note, ndlr]!», «Là, tu ne t’es pas bien placée!» Histoire de me montrer que même si j’avais l’air de progresser, rien n’était acquis.

 

AM : Vous avez pourtant reçu la Légion d’honneur !

AK : Je suis heureuse de recevoir des prix, mais je les perçois avant tout comme une responsabilité. Une preuve que je dois continuer à faire mon travail. Chacun a son rôle à jouer en ce bas monde.

 

AM : Cela fait plus de vingt ans que vous vivez à New York… Est-ce pour la musique ?

AK : Oui, mais pas que. A l’origine, j’y suis allée dans le cadre de ma trilogie sur l’esclavage sur le sol américain. Je ne connais­sais pas trop les tenants et les aboutissants des droits civiques, et j’ai appris la complexité des relations entre artistes africains et américains. Je me souviens de la promotion d’une chanson que j’avais enregistrée avec Grand master Flash. Un jour, on sort d’une interview à la radio, et il me regarde bizarrement et demande : « Mais tu es sûre que tu viens d’Afrique, toi ? Car moi, quand j’allais à l’école, on me montrait des êtres à peine humains, avec des os dans le nez. Et on nous expliquait que l’es­clavage nous avait sauvés de la sauvagerie de nos ancêtres. » Je lui ai expliqué que c’était précisément comme ça que l’esclavage avait réussi à se propager autant, à nous déshumaniser. Quand on pense qu’au Texas, ils ne veulent plus parler d’esclaves dans les livres scolaires, mais de « travailleurs » !

 

AM : La question de l’esclavage reste d’ailleurs, encore aujourd’hui, un sujet difficile à aborder pour beaucoup, n’est-ce pas ?

AK : L’histoire de l’esclavage en Occident crée un malaise. Quand on écoute les gens, personne n’a rien à voir avec ça. Sauf que ça a existé, et que ça impacte encore la manière dont les Noirs sont traités dans le monde entier. Parce que le pouvoir ne doit pas, ne peut pas leur être donné. Après quatre siècles à trimer jusqu’à la mort, sans être payés, l’émancipation ne peut être rapide et entière. Mais c’est un passé commun. En Afrique, nous avons également notre responsabilité. Ceux qui ont été impli­qués dans le commerce des esclaves, même s’ils ne le savaient pas au début, étaient coupables. Sans pour autant affirmer que tous les Africains ont vendu les leurs, car c’est faux ! Personne ne doit juger et blâmer les autres. Et on ne doit pas décider qui a le droit de raconter une histoire, ou pas.

 

AM : Parlons de ce mot qui n’existait pas avant vous : « batonga ». Si, aujourd’hui, c’est le nom de votre association qui vient en aide aux mères précoces, c’est un mot que vous avez Inventé…

AK : Quand je suis arrivée au collège, c’était brutal et violent. Les garçons voulaient humilier les filles. Ce qu’ils adoraient par­dessus tout, c’était de placer un miroir à l’extrémité d’un bout de bâton et le mettre de force sous nos jupes pour voir ce qu’il s’y passait. Ça me rendait complètement folle. Mon père, qui n’était pas adepte de la violence, m’a conseillée d’utiliser mon cerveau pour les déstabiliser. Et donc mon langage. J’ai ainsi trouvé un terme, l’équivalent de « Bas les pattes ! », sans pour autant avoir une signification réelle : « batonga » !

 

AM : En vous écoutant, vous paraissez si vaillante et assurée, peut-on vous demander si vous avez traversé des moments de doute ou de peur ?

AK : Il y en a toujours. C’est difficile, ce métier. Surtout lors­qu’on est noire, femme et africaine. Beaucoup de clichés nous attendent : on doit être pauvre, violée, malheureuse… En arri­vant, j’ai refusé en bloc ces a priori. Il y a aussi les peines qu’il faut affronter, quoi qu’il arrive. Pendant ma tournée de 1996, ma grand-mère maternelle est décédée. J’étais choquée et je ne voulais plus monter sur scène. Ma mère m’a rappelé ce que lui disait la sienne : lorsqu’on a un travail à faire, on le fait, quelles que soient les circonstances. Alors, je suis allée chanter. En 2008, également en pleine tournée, j’ai appris la mort de mon père. Je me suis écroulée, mais je n’ai pas annulé. À la fin du concert, je me sentais comme à côté de moi-même… Quand le public m’a demandé un rappel, j’ai craqué sur scène et j’ai expliqué la situation au public. Il m’a accla­mée tandis que je pleurais. Ça m’a fait du bien, tout en me rappelant que les applaudissements étaient bien peu à côté de la disparition de mon père. La suite de la tournée a été difficile.

Un soir de festival, Manu Dibango a vu que j’allais mal et m’a prise dans ses bras : « On a la musique. Et ton père est avec toi. » Il m’a aidée à tenir debout jusqu’à l’enterrement.

 

AM : Bientôt 61 ans, et presque cinquante de carrière ! Avez-vous des regrets ?

AK : Aucun. Il n’y a pas un album que je n’ai pas fait de tout mon corps et de toute mon âme. Des compromis, il faut en faire dans ce business, mais j’ai veillé à ce que ma liberté ne soit pas altérée par qui que ce soit. C’est ce que m’avait promis Chris Blackwell, quand j’ai signé mon contrat avec lui sur son label Mango, en 1991. Alors oui, bien sûr, mes disques ont pu être trop avant-gardistes, donc mal compris. Et d’autres ont pu sembler trop modernes, pas assez africains. Mais on ne peut pas plaire à tout le monde. Comme me disait ma grand-mère paternelle. « Dieu nous a envoyé son fils, et on a trouvé le moyen de le tuer alors si Jésus a été une cible, qui es-tu, toi ? » De quoi relativiser !

 

AM : On connaît moins votre travail d’actrice, alors que vous serez bientôt à l’affiche d’Entre les vagues, d’Anaïs Volpé, présenté au Festival de Cannes. Le jeu a-t-il été inné pour vous ?

AK : Enfant, j’ai commencé à m’intéresser à la comédie, en enten­dant ma maman, qui dirigeait une troupe de théâtre guider les acteurs et actrices. Elle disait qu’il fallait être soi-même tout en s’appropriant un rôle. Que de jouer, ce n’était pas juste reciter… Je l’ai gardé en mémoire. Ia plupart du temps, je chante dans des langues qui ne sont parlées que des miens. J’ai donc appris à parler à des gens qui ne me comprenaient pas littéralement. Cela renforce l’expressivité du visage et du corps.

 

AM : On connaît l’énergie de vos performances live, mais sur quoi dansez-vous, chez vous, toute seule dans votre salon ?

AK : James Brown, Bob Marley… Même la musique classique, ça me fait bouger. La preuve, j’ai repris le Boléro de Maurice Ravel. Il a été le premier compositeur classique à avoir compris le monde africain. Le public avait été choqué la première fois qu’il a été joué.

 

AM : Quel est le mantra d’Angélique Kidjo ?

AK : Ça doit avoir un lien avec le fait que je médite depuis long­temps : vivre et laisser vivre les autres. Personne n’est assez irré­prochable pour se permettre de critiquer les autres, ni de leur dire quoi faire. L’être humain est si complexe. On divise l’hu­manité en catégories, on décide de tout : qui a le droit de parler, de gagner de l’argent, et on rajoute des histoires de sexualité… On a l’impression que l’amour est devenu un gros mot, mais l’amour, c’est également celui de soi, des parents, des enfants. Il compte, plus que jamais.

 

PROPOS RECUEILLIS PAR Sophie ROSEMONT

Afrique Magazine N°418 de juillet 2021, PAGE 62-67