Ethique et environnement

Penser des modèles de développement alternatifs

« Les systèmes de pensée politiques et économiques des pays du Nord ont servi un temps à légitimer et à promouvoir à travers le monde le modèle globalisé d’une économie néolibérale aujourd’hui à bout de souffle. Le développement économique de pays émergents comme la Chine, l’Inde ou le Brésil, s’inscrit dans le contexte de la globalisation.

Les inégalités produites à l’échelle du monde et des États par le système dominant, la pauvreté, les conflits et l’instabilité qu’il engendre sont à l’origine de contestations qui prennent chaque jour plus d’ampleur. De plus en plus de voix s’élèvent pour prôner une sortie de l’ère de la globalisation à travers l’émergence d’autres modèles de développement, centrés sur les valeurs humaines d’éthique, de paix, de solidarité et de justice ».

Une question complexe

« Cette question de l’environnement qui est présentée de manière globalisante comme un enjeu pour le bien d’une humanité vue comme un ensemble avec des intérêts communs pose de très grands problèmes, des conflits d’approches et d’intérêts. Et on peut chercher probablement la cause de notre difficulté à arriver à des solutions, justement dans cette confusion qui concerne les intérêts politiques et géopolitiques. Bien sûr, ce n’est pas une question nouvelle. Nous vivons dans une société qui va des communautés locales jusqu’à l’ensemble de l’humanité ».

Les valeurs au cœur des enjeux environnementaux

« Ce qui est important, c’est de dégager les liens entre la religion et l’environnement, c’est-à-dire, de montrer que les problèmes environnementaux viennent de notre attitude envers les différentes composantes de l’environnement. Donc, nous ne sommes pas uniquement confrontés à une question technique et économique, mais aussi à une question de valeurs et ces valeurs sont transmises à travers la religion.

Même si nous ne sommes pas croyants, même si nous ne sommes pas athées, nous vivons dans des sociétés qui ont été fondées dans des cadres religieux. Les chercheurs nous démontrent, dans différents domaines, que les concepts, les visions, nos catégories intellectuelles et mentales, trouvent leurs origines, leur providence, dans nos visions religieuses. C’est une illusion de considérer que notre monde est coupé intellectuellement de la religion puisque, même si nous raisonnons de manière scientifique, nous trouverons toujours des sources religieuses à nos raisonnements et à nos idées.

Cela nous conduit à la formulation d’une hypothèse, à un constat : si nous voulons résoudre la question environnementale, nous avons besoin de changer nos valeurs. Nous avons besoin de reconsidérer notre rapport avec le monde. Si les racines du problème se trouvent dans des approches religieuses, il faudrait traiter le problème à sa source. La chose est aisée d’un point de vue intellectuel, mais apparaît très compliquée d’un point de vue pratique, parce que les valeurs se construisent sur le long terme ».

La place centrale de l’échelle de proximité et de la relation avec l’espace

« Lorsque le rapport était équilibré et que l’environnement était respecté, il existait une proximité entre l’humanité et la nature, parce que l’on percevait l’espace à partir d’une échelle de proximité. Les individus étaient proches les uns des autres. À l’échelle d’un village, d’une communauté, les gens vivent et s’inscrivent dans une relation avec l’espace. Ils savent que ce qui les entoure constitue leur cadre et constituera aussi le cadre de leurs enfants. Cela constituait aussi le cadre de leurs ancêtres qu’ils respectent, et qui ont été enterrés dans cette espace. Comment pouvons-nous détruire l’environnement lorsque cette relation intime existe ?

L’échelle de proximité tient une place importante. Et ensuite, nous étions intégrés dans un monde religieux qui ne connaissait pas les frontières des États. En m’adressant, à des musulmans, je n’ai pas besoin de préciser que la notion d’Oumma est une notion fondamentale, qui ne connaît ni ethnicités, ni frontières. Et c’est dans ce cadre que les valeurs de respect, d’humilité, étaient répandues. L’Occident n’est pas seulement une technique, c’est aussi une construction territoriale, c’est l’État-nation territorial, et celui-ci, à mon sens, détruit cette relation intime et introduit des valeurs qui ne sont pas toujours compatibles avec celles de nos grandes religions ».

Atteintes à l’environnement et conséquences sur la santé

« Les atteintes à notre environnement sont manifestement délétères pour notre santé à travers une contamination chronique généralisée par l’air (chaque année, deux millions de décès dans le monde par la pollution urbaine), l’eau, le sol : particules fines dans l’air pollué, pesticides, etc. Dans la mesure où le vieillissement de la population en particulier ne peut expliquer seul l’augmentation de ces chiffres, l’explication ne peut être trouvée que dans le changement de l’environnement. Des études viennent corroborer cette thèse.

On sait maintenant par ailleurs que l’environnement, au cours de la vie fœtale, conditionne largement la nature et la fréquence des maladies à l’âge adulte. Notre alimentation « ultra-transformée » repose sur une agriculture productiviste pauvre en (micro) nutriments, riche en graisses, en sel, en sucre. Certes, les enfants nés en 2015 peuvent espérer vivre plus longtemps que leurs prédécesseurs nés en 1915, mais au sein de quel environnement et dans quel état ? Il existe des risques nouveaux que nous devons chercher à mieux connaître ».

L’appropriation par la population de la question de la santé environnementale

« Les politiques de santé ont été pensées d’un point de vue curatif (traitement de la maladie) et pas suffisamment d’un point de vue préventif, en amont de la maladie, afin de l’éviter. Il est très important que les populations s’approprient la question de la santé environnementale, notamment face au poids des lobbies industriels et à l’inertie parfois du pouvoir politique (même si on peut avoir l’impression que les choses changent).

Cette appropriation se manifeste à travers les plans nationaux et la COP21 a pour ambition d’aller dans ce sens. Un travail en réseau avec des professionnels, des « alerteurs », des études indépendantes au service de la population, loin des expertises financées par ces lobbies, paraît crucial pour que la population puisse prendre part réellement à la maîtrise de son environnement et espérer limiter les conséquences néfastes sur la santé (exemple du bisphénol A dont l’interdiction dans les biberons doit beaucoup au travail du Réseau Environnement Santé). Lorsqu’il existe de fortes suspicions sur la responsabilité d’un facteur identifié comme étant à risque par les scientifiques, il faudrait que les politiques appliquent le principe de précaution ».

Les fondements d’une véritable réforme

« Pour faire des réformes, il faut une vision sur le long terme, il faut réfléchir en dépassant les frontières des nations, et avoir le courage d’assumer des ruptures. Envisager de modifier profondément toute la fiscalité qui est la structure fondamentale des économies et qui oriente plus ou moins consciemment nos comportements. Et organiser des dialogues profonds entre les nations et les peuples, pour que les réformes proposées et mises en place ici et là tendent à une convergence des politiques et des modes de gouvernance, dans l’intérêt de l’humanité et de la Terre entière ».

La spiritualité comme vecteur d’équilibre et d’harmonisation

« Aussi, est-il pertinent de s’interroger sur la spiritualité comme vecteur d’équilibre et d’harmonisation : nous avons un besoin impérieux et moral de chercher des instruments face à la crise écologique que nous vivons. Car elle ne relève pas d’un épineux et stimulant problème pour chercheur, philosophe ou théologien de cabinet. C’est, pour beaucoup, une question de vie et de mort ».

La crise écologique : une crise spirituelle et morale

« Pour de nombreux auteurs, la crise écologique est d’abord une crise spirituelle et morale. Il est étonnant d’entendre un tel diagnostic même dans la bouche d’acteurs politiques, ainsi François Hollande assimilant la crise climatique à « une crise de civilisation qui ne dit pas son nom », une « crise du sens », dans « un monde caractérisé par une profusion de science et […] un déficit de conscience ».

Une conception islamique de la durabilité

« D’un point de vue économique, l’islam lie intimement la notion de durabilité avec celles de stabilité, de justice et de valorisation des compétences des personnes. L’assistanat, qui se manifeste en Occident par une aide régulière ou ponctuelle apportée aux personnes marginalisées et en détresse, est entretenu aujourd’hui d’une certaine manière par l’État, par les services sociaux municipaux ou par des associations qui fondent une bonne part de leur action sur le bénévolat.

Penser sur le long terme l’équilibre et l’avenir de nos sociétés passe nécessairement par une volonté affirmée de celles-ci de permettre aux personnes exclues et marginalisées de sortir durablement de l’assistanat pour les amener à devenir des acteurs de la vie économique qui contribuent effectivement au développement juste et solidaire de leur pays, tout en faisant en sorte que travail et effort produit au quotidien riment avec vocation et épanouissement ».

Rompre avec une logique destructrice de l’environnement

« Un des principaux enjeux consiste aujourd’hui à rompre avec une logique marchande et consumériste qui emprisonne l’homme dans un cercle vicieux imposé par le modèle économique néolibéral dominant. La création sans cesse renouvelée de besoins, d’envies, de désirs, chez l’individu, dans des sociétés de l’information, de l’image, qui institutionnalisent la publicité, incite ce dernier à les satisfaire. Ce sentiment d’insatisfaction permanente, de devoir assouvir un besoin généré par la société, incite à la consommation et induit par conséquent la nécessité de produire toujours davantage.

Cette logique productiviste conduit à une exploitation à outrance des ressources naturelles qui a forcément des effets destructeurs. Une des priorités est de sortir d’une logique qui enferme l’homme moderne dans le « vivre pour consommer » pour faire évoluer les choses dans le sens de la suffisance, de la modération, c’est-à-dire, de la satisfaction de nos besoins élémentaires. Les vertus de mesure, de sobriété, de partage, d’empathie envers son prochain, doivent guider notre éthique et nos habitudes de consommation. La pérennité du vivant et de notre environnement naturel en dépend ».

Une vision durable de l’homme et du monde

« L’islam défend une vision durable de l’homme et du monde, efficiente et prospective, à travers ces paroles du Prophète : « L’œuvre du fils d’Adam prend fin à sa mort mis à part pour trois choses : un enfant pieux qui implore Dieu en sa faveur, une science profitable qu’il laisse derrière lui, et un don dont les bienfaits sont éternels. » Nous voyons dans ces paroles que la dimension éducative est centrale en islam : l’homme est éduqué, dès le plus jeune âge, aux vertus du bien et de la spiritualité, et la connaissance qu’il acquiert et qu’il lègue est placée au cœur des projets de société et de vie.

L’avoir et le don inscrits dans la durée, dans une perspective stratégique et constructive, sont considérés en islam comme les moteurs de l’appel à Dieu, à la vérité et à la justice. La durabilité s’inscrit ici dans une perspective éducative, de valorisation, de diffusion du savoir compris comme la clé, rendue accessible à tout un chacun, qui permet d’accéder à la connaissance de Dieu et des règles qui régissent le monde perceptible et imperceptible ».

Les finalités de l’éducation

« Selon l’islam, les finalités d’une éducation résolument ancrée dans un cheminement, dans une quête existentielle, qui donne les moyens à l’homme de s’affranchir des entraves de l’ego, rejoignent les aspirations de l’innéité, de la fitra, cet état d’intégrité originel qui définit l’être, son cœur et son esprit. Elle s’érode et s’altère dès le plus jeune âge sous l’effet de multiples facteurs de corruption qui caractérisent un environnement hostile. Les problématiques éducatives impliquent une approche nouvelle de nos modes de vie, de consommation, de notre conception, de notre perception du bonheur et du bien-être, de repenser nos relations, nos villes, nos territoires et leur aménagement dans ce sens.

L’éducation est un projet de vie qui se dessine dès le plus jeune âge. Il ne s’agit pas de notions théoriques coupées des réalités du quotidien et des enjeux de société. Un projet éducatif pensé collectivement et dans la durée doit permettre à l’individu de se révéler à soi même, de déterminer sa raison d’être, de donner un sens à sa vie, de cheminer en soi, d’explorer et de découvrir la dimension infinie de l’être intérieur tout en définissant parallèlement sa place et son rôle dans le cosmos, dans le monde, dans la société ».

Elargir le concept d’environnement

« Pour appréhender les enjeux de notre civilisation contemporaine dans leur globalité et dans leur complexité, il nous semble opportun d’élargir le concept d’environnement au-delà des frontières de la nature. L’environnement avec lequel nous interagissons est à la fois naturel, social, éducatif, mental, culturel, etc. Les espaces mentaux, de vie, de sociabilité, d’action, s’enchevêtrent, façonnent et redessinent perpétuellement notre environnement global, et représentent en soi des vecteurs d’éducation ».

Jamel Khermimoun 

Diplômé en géographie politique, culturelle et historique, et docteur en géographie, aménagement et dynamique des espaces (Université Paris-Sorbonne), Jamel Khermimoun est chercheur au CERII. Il est l’auteur de Politiques urbaines et image du territoire (L’Harmattan, 2008), de Français et musulman (L’Oeuvre, 2011), et de L’identité heureuse (Coëtquen éditions, 2014). Il est membre des comités de recherche de l’IPSA (International Political Science Association).

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