La Voie vers Dieu (2)
Soient les versets de la sourate al-Fatiha : Iyyaka na’boudou
wa iyyaka nasta’ine
C’est Toi que nous adorons, et
C’est en Toi que nous recherchons le secours…
Et de comprendre, en première lecture, que le secours réside tout entier dans l’adoration. Formulation universelle du motif de l’engagement dans la pratique rituelle. Mais ouvrant illico notre esprit à l’intelligence d’un second niveau de lecture, établissant (tout en maintenant intacte la structure du motif original) que l’adoration est ce qui nous ouvre une voie d’accès intérieur vers Dieu : une voie de communication avec l’Absolu. Ainsi, l’aide qu’Il nous octroie réside-t-elle essentiellement dans ce qu’Il nous communique en termes de « signes ».
Le secours nous parvient donc de ce que le monde fait désormais pour nous sens en tant que « signe » vers Lui. Le « monde » n’est, pour le croyant, une bénédiction, que si son esprit, orienté vers la présence, accueille l’entière manifestation en sa qualité de « stance signalétique », comme un faisceau de signes de la réalité divine (« signe » en arabe se dit « ‘alama », signifiant aussi bien « signe » que « monde »).
La Loi est le chemin conduisant le pratiquant sincère jusqu’à la Résidence de son Ami. C’est dans cette compréhension que pourrait résider la signification la plus profonde de l’Islam, savoir, dans la reconnaissance de l’Ami, la contemplation de Sa présence… Lorsque l’homme reconnaît la présence du Dieu personnel, miséricordieux, secoureur, son âme aspire infiniment à trouver le chemin du lieu de vie de son Ami (lieu de résidence symbolique) ; ainsi trouve-t-il, dans sa pratique, le lieu—réel et symbolique—de la Kaaba.
Mais pour reconnaître Dieu dans Sa Réalité—lorsque la motion psychique du pratiquant se disperse pour s’unir dans l’excédence de la transcendance divine—il faut reconnaître, soi-même, en soi-même, sa propre impuissance ou faiblesse ontologique ; la voir à nu, se mettre à découvert, scruter la condition humaine dans son plus simple appareil. Raison pour laquelle ce sont le plus souvent des épreuves et du désespoir que naît la lumière de la foi en Dieu, vivant, personnel, secoureur ; que nait la foi en la Providence.
La reconnaissance de l’Ami conduit l’esprit de l’homme repenti à cheminer vers Son lieu de résidence symbolique pour y trouver refuge. La Kaaba devient sa destination ; la Loi, son itinéraire. En orientant le regard de son esprit vers le Kaaba, la maison de son Ami, l’homme détourne sa conscience, de soi-même, vers l’Ami. Et c’est précisément ce déplacement que la « conversion » opère en toute rigueur dans l’âme de celui qui se « convertit ». En reconnaissant la Providence, le musulman prend conscience que Dieu est plus proche de lui-même « que sa veine jugulaire » (5) ; que Dieu ne demande pas mieux que de le bénir et sauver. Pour recevoir le secours de Dieu, le regard intérieur du musulman doit se déporter du « Je » et se porter vers Lui !
Dieu devient alors le centre de son attention. C’est Dieu, et non plus lui-même, qui est le Centre de son existence : Centre mystique dont le rayonnement est nécessairement universel. Le regard de l’homme—fût-il spirituel—ne saurait L’atteindre, mais Lui, Permanent, atteint le regard de l’homme. (6) L’œil du cœur humain saisit l’actualité du regard que Dieu pose sur lui dans la manifestation. Ainsi la réalité divine se donne-t-elle à contempler dans la constellation des signes de notre univers symbolique, dont la Kaaba est, en dernière analyse, la pierre angulaire, le principe organisateur.
De fait, la Loi—ou « sharia »—est un moyen de se déprendre de soi en se souciant de soi. Elle est ce par quoi l’homme peut s’engager dans un processus de déprise de soi tout en restant engagé dans un processus psychosocial de subjectivation. Il n’est donc pas ici question de perdre sa subjectivité (conscience de soi) ou de la dissoudre complètement, mais de la transformer, de l’élargir à l’universel.
Transformation opérée via le processus initiatique de la « caractérisation » (« takhalluq »), processus consistant pour le sujet à se positionner intérieurement de sorte à laisser Dieu investir, prendre en charge, diriger sa conduite et remplacer ses qualités par les Siennes. Dieu devient alors l’ouïe par laquelle le sujet entend, la vue par laquelle il voit… (7) Dieu substitue Ses attributs aux siens. Et cette « position intérieure » que le sujet doit emprunter afin d’activer ledit processus, c’est l’humilité.
Ainsi, pour rendre cette substitution possible, l’homme doit-il se trouver dans un état d’humilité. Nous avons celle-ci en nous, mais encore s’agit-il de nous humilier devant Dieu, et non pas (ou plus) devant de fausses idoles. (8) Et la plus massives des idoles—celle qui les résume toutes—n’est autre que le Moi. Ainsi la tâche spirituelle consiste-t-elle à se déprendre du Moi pour s’abandonner totalement à Dieu. C’est le saut vers l’Absolu. Le mouvement intérieur, la conversion, on l’appellera comme on voudra. Reste que le saut dans le vide, le saut dans l’invisible, ou l’ineffable, passe nécessairement par un départ de la terre ferme.
La terre ferme de nos certitudes, stéréotypes, connaissances, titres, mérites, petites satisfactions. Se déprendre du Moi, c’est s’accorder un moment de vérité quant à soi en prenant ultimement acte du fait que notre Moi n’a aucune valeur ou réalité en soi seul. Le sujet trouve la délivrance dans la conscience, pleine, entière, intransigeante, que le Moi n’est rien d’autre que ce que l’Absolu lui donne d’être et dont il dépend radicalement.
La terre ferme du Moi est tendre, verte et bien confortable. Pourquoi faudrait-il la quitter ? Parce que le moelleux et le confort de notre petit Moi satisfait nous dissimulent la dure réalité de notre irréductible pauvreté ontologique. L’esprit le plus fort est celui qui connaît le mieux sa faiblesse.
Il n’y a qu’une erreur dans le monde, la souveraineté de l’homme. (9) Pour se ménager une chance de vivre selon l’harmonie, l’homme doit donc comprendre et admettre son erreur, puis travailler sans relâche pour se corriger. Il doit se déprendre de l’illusion de sa propre autonomie. L’homme n’a pas sa cause en lui-même…
Tant qu’il vit sous l’emprise de cette illusion de suffisance et d’autonomie, il vit bien dans la « présence divine » ; mais ne parvient pas à la reconnaître. Elle lui échappe totalement. Pour faire le saut, quitter la terre ferme de la souveraineté humaine, l’homme a besoin de repères, de balises, besoin de trouver par delà sa personne quelque sorte de sillage dans lequel il puisse inscrire sa propre dynamique. La Loi est le chemin qui conduit l’homme vers la Présence Divine. C’est la voie droite sur laquelle les musulmans demandent à Dieu de les guider dans chacune de leurs prières rituelles. C’est donc bien une voie « invisible », intérieure, individuelle et secrète…
Ce n’est donc que dans des conditions bien déterminées que cette voie prendra une forme collective, politique, institutionnelle. La sharia des âmes ne peut donc trouver—sans s’annuler—d’espace d’intégration politique dans l’humanité que dans la seule organisation que le consensus (« ijma’ ») désigne par le nom de califat universel. (10)
Notes :
5.Coran (50-15).
6.Coran (6-103).
7.Sahih al-Bukhari, (Dar al-Fajr). 1944.
8.Simone Weil, La Pesanteur et la Grâce. Plon. 1950
9.Félicité de Lamennais, Mélanges Philosophiques.
10.Raison pour laquelle un « Etat islamique » qui s’autorise de la sharia au pénal est une (funeste) plaisanterie. Un Etat-nation islamique pourrait à la limite se soutenir d’un semblant de légitimité si leurs dirigeants étaient, eux-mêmes, à titre individuel, dans un « état (intérieur) islamique » ; auquel cas ce serait précisément en vertu de leur disposition à l’humilité qu’ils se retiendraient d’exercer le pouvoir politique au nom de la sharia en l’absence d’une autorité califale régulière. Appelons dès lors de nos vœux l’avènement d’un Califat spirituel, un nouvel espace œcuménique transnational d’universalisation des échanges de stances signalétiques…
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