Georges Abdallah, emmuré depuis 35 ans dans les geôles de l’Histoire et des raisons d’États

Ce 25 octobre 2019, Georges Ibrahim Abdallah entame sa trentième-sixième année de détention dans les prisons françaises. Objet d’un acharnement judiciaire sous pressions étrangères sans équivalent, il est devenu – même si ce statut lui est refusé – l’un des plus vieux prisonniers politiques du monde.
Dirigeant libanais marxiste des FARL (Fractions armées révolutionnaires libanaises) il avait été condamné en 1987 à la détention perpétuelle pour complicité dans l’assassinat à Paris de deux diplomates, américain et israélien, payant largement pour des attentats qui n’étaient pas les siens. Récit d’un parcours hanté par l’histoire.

Il est devenu l’un des plus anciens prisonniers politiques du monde, laissant loin derrière lui le triste record de Nelson Mandela ou celui des militants de la Fraction Armée Rouge allemande. Aucun nazi condamné n’a été détenu aussi longtemps. Les actes qui fondent sa détention relèvent d’une guerre internationale quasi centenaire.

Aujourd’hui emmuré dans une cellule de Lannemezan (sud de la France), Georges  Abdallah fut un spectre des années 80. Trente-six ans ans après son arrestation, son nom reste associé à juste titre à plusieurs meurtres perpétrés en Europe en pleine guerre du Liban mais aussi, par confusion médiatique, à une vague d’attentats aveugles qui lui est certainement étrangère tant son propre combat était ciblé. Sa trajectoire reflète les drames d’une époque.

Dans la guerre

Issu d’une famille chrétienne maronite, Georges Ibrahim Abdallah naît en 1951 à Koubeyat, un gros village du nord du Liban. C’est là qu’il grandit, au sein d’une fratrie de 9 enfants, sous la forte autorité d’un père militaire. Devenu professeur de collège, il est muté à Beyrouth où, à contre-courant de sa culture familiale, il sympathise avec les milieux pro-palestiniens et nationalistes arabes, à l’époque plus imprégnés de marxisme que d’islamisme. Après le début de la guerre du Liban, il rejoint le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) puis une petite organisation qu’il a sans doute contribué à faire naître : les Fractions armées révolutionnaires libanaises (FARL).

Composée surtout de militants originaires de … Koubeyat, celles-ci cherchent, après l’invasion du Liban par Israël (20 000 morts combattants et civils), à porter en Europe la guerre subie au Proche-Orient. Plusieurs actions meurtrières leur sont attribuées au début des années 80 dont, en 1982, les assassinats à Paris du Lieutenant-Colonel Charles Ray (attaché militaire adjoint de l’ambassade des États-Unis en France) et Yacov Barsimentov (deuxième conseiller à l’ambassade d’Israël) ainsi que, en 1984, celui à Rome de l’amiral américain Leamon Hunt.

Georges Ibrahim Abdallah est arrêté à Lyon en octobre 1984 par hasard. Résidant alors en Suisse, il venait y récupérer la caution d’un appartement de location. Les policiers, le découvrent porteur d’un « vrai-faux » passeport algérien et l’arrêtent. Avec l’aide de différents services secrets amis (algériens mais aussi israéliens), ils éventent sa véritable identité .

Ennemi public

Attentat à Paris en 1986

Attentat à Paris en 1986
S’il est reconnu comme membre important des FARL (qu’on croit en lien avec Action directe), son implication personnelle dans leurs attentats n’est cependant alors aucunement établie et les charges se limitent à l’usage de faux papiers. Au Liban, les FARL réagissent, exigent la libération de leur chef et, pour mieux se faire entendre, enlèvent le 23 mars 1985 à Tripoli (Nord-Liban) un diplomate français, Sidney Gilles Peyroles, qui se trouve être le fils de l’écrivain Gilles Perrault.

Patron de la DST (contre espionnage français), Yves Bonnet négocie immédiatement via l’Algérie le principe d’un échange. Les FARL l’acceptent et tiennent parole : le diplomate est libéré après treize jours. Il n’en sera pas de même de Georges Abdallah. Dans un appartement dont il paye le loyer, les policiers découvrent à ce moment précis des explosifs et des armes, dont le pistolet qui semble avoir servi à tuer trois ans plus tôt les diplomates Charles Ray et Yacov Bartimentov. Le Libanais est inculpé de complicité dans leur assassinat.

Après une première condamnation (quatre ans de prison) en juillet 1986 pour les délits « véniels » (détention d’armes et faux papiers) son véritable procès s’ouvre le 23 février 1987 devant une cour spéciale. L’atmosphère y est très tendue. Représentés par leur ambassadeur, les États-Unis se sont portés partie civile. En France, surtout, l’année qui précède (décembre 1985, mars et septembre 1986) a été marquée par une vague d’attentats sanglants (treize morts et des centaines de blessés).
Ils ne peuvent aucunement être imputés à Georges Ibrahim Abdallah, en prison depuis deux ans ; un « Comité de soutien avec les prisonniers politiques arabes du Proche-Orient » (CSPPA), pro-iranien, les revendique au demeurant.

Officiellement, c’est bien le complice des seuls meurtres de Charles Ray et Yacov Bartimentov – agents ennemis dans sa guerre – que l’on juge. Pourtant la confusion, entretenue tant par les autorités que par la presse s’est installée, avec la peur autour de celui qu’on désigne comme l’ennemi public numéro un : (« Il a fait trembler les Français », titre ainsi, dans son registre sensationnaliste, le Nouvel Observateur avant le procès). Si Abdallah n’a pu commettre les attentats de 1986, ne peut-il en être, même derrière des barreaux, l’ordonnateur ? Et ses frères, autres visages inquiétants dont les portraits sont diffusés sur les murs, les exécuteurs ?

Barbus

Appel officiel diffusé dans l'hiver 86 - 87

Appel officiel diffusé dans l’hiver 86 – 87
Evénement perturbateur, une surprise vient de l’accusation. Suggérant une menace de représailles, l’avocat général ne requiert que dix années de prison (« Je crois, dans l’intérêt de tous, pouvoir vous demander, vous conjurer, vous supplier de ne pas prononcer à l’encontre de l’accusé une peine de réclusion criminelle supérieure à dix ans. »). Fait exceptionnel, la Cour ne le suit pas et prononce la peine maximale : perpétuité. La condamnation est présentée comme un acte de courage à l’égard du terrorisme, approuvée par 78 % des Français dans un sondage CSA de circonstance. Sous la plume de son éditorialiste Claude Cabanes, le quotidien communiste « l’Humanité » en fait une autre lecture : « Washington a gagné, sous les applaudissements de Tel-Aviv (…). Le procès Abdallah a été de bout en bout piloté pour et par une puissance étrangère ».

Il est aussi un coup de politique intérieure. Le ministre de la police de l’époque, Robert Pandraud, confiera huit ans plus tard : «Nous savions que pour des Français, qui pensaient avoir reconnu des frères Abdallah sur les lieux des attentats, tous les barbus proche-orientaux se ressemblent. Nos contacts, notamment algériens, nous assurent que le clan Abdallah n’est pour rien dans ces attentats [de 1986, ndlr], mais ne nous en apportent pas la preuve. Je me suis dit qu’au fond mettre en avant la piste Abdallah ne ferait pas de mal, même si ça ne faisait pas de bien. En réalité, nous n’avions alors aucune piste».

L’auteur véritable de la vague meurtrière de 1986 est du reste arrêté quelques mois plus tard. Il se nomme Fouad Ali Saleh. D’origine tunisienne, il apparaît affidé au pouvoir iranien qui entend faire payer à la France son soutien à l’Irak de Saddam Hussein alors en guerre avec l’Iran. Son réseau semble assez proche du Hezbollah libanais (et peut-être plus, quoique ce dernier s’en soit toujours défendu), très islamiste chiite, sans lien avec les FARL d’Abdallah, marxistes et de composition chrétienne.

Trop tard pour ce dernier, dont le sort est scellé. Abdallah – après tout au moins complice des meurtres de diplomates – a rempli son rôle exutoire. A la fin des années 80, les guerres Iran-Irak comme celle du Liban s’achèvent, recouvertes par le tumulte de l’effondrement soviétique puis par les conflits du Golfe. Les échos et la nature du terrorisme eux-même se déplacent. Emprisonné à Lannemezan  Georges Ibrahim Abdallah, à qui est refusé le statut de prisonnier politique, est entré dans l’oubli officiel.

Acharnements

A partir de 1999, les règles françaises le rendent pourtant libérable sous condition : aucune peine de sûreté n’a été prononcée contre lui et – en dépit de son refus de se repentir – sa conduite en prison est considérée comme « exemplaire ». Neuf demandes, depuis cette date, ont été déposées en ce sens. En 2003, la libération conditionnelle lui est d’abord accordée puis refusée sur appel d’un parquet sensible, de toute évidence, à la pression extérieure. Les démarches suivantes connaîtront toutes le même sort.« C’est le gouvernement des États-Unis qui oppose un véto intolérable à sa libération » affirmait son avocat Jacques Vergès (le Monde diplomatique, mai 2012), ce que confirme son nouvel avocat Jean-Louis Chalenset.

Analyse partagée par Gilles Perrault «  Ce sont les pressions américaines et israéliennes qui expliquent son maintien en détention. C’est symbolique : on ne tue pas un diplomate américain impunément. C’est un exemple, et c’est un acharnement ». Père du … diplomate Sidney Peyroles enlevé au Liban en 1985 par les FARL, l’écrivain français est aujourd’hui l’un des défenseurs paradoxaux de la libération d’Abdallah : « il est temps de tourner la page ».

Yves Bonnet

Yves Bonnet
Il en est d’autres, également inattendus, dont Yves Bonnet lui même. Retraité, l’ancien chef de la DST sort de son silence : « il faut se souvenir du contexte, des massacres de Sabra et Chatilah dont les coupables n’ont jamais été punis,déclare t-il en 2012 dans un entretien avec « la Dépêche »  (voir encadré en bas de page). (…) J’aimerais rappeler aussi qu’on a remis en liberté l’assassin de Chapour Baktiar, qui lui, sur ordre de l’Iran, avait décapité l’ancien Premier ministre au couteau et lui avait coupé les mains. Ce type-là, qui a commis un crime atroce, a été libéré moins de 20 ans après les faits. Georges Ibrahim Abdallah, lui, est plus mal traité qu’un serial killer alors qu’il a commis des actes politiques ». Quelques jours plus tôt, l’ex-policier avait évoqué sur France 24 une issue possible « Cette injustice a assez duré (…) Plus rien ne justifie son incarcération. Qu’on le mette dans un avion et qu’on le renvoie chez lui, au Liban, où les autorités sont disposées à l’accueillir ».

Décisions politiques

En février 2012, le Premier ministre libanais Najib Mikati en visite à Paris demande en effet aux autorités française la libération de ce compatriote qualifié de « prisonnier politique ». Le 21 novembre 2012, nouvelle décision de remise en liberté du Tribunal d’application des peines. Nouvel appel du parquet, cette fois rejeté. Nous sommes en janvier 2013 et tout semble réglé. Il ne reste plus aux autorités qu’à appliquer la décision en l’assortissant d’un arrêté d’expulsion vers le Liban pour éviter toute autre mesure sur le sol français. L’intéressé lui-même a fait connaitre son désir de retourner à Koubeyat pour y exercer son métier d’enseignant. La presse libanaise annonce son retour pour le 15 janvier.

C’est compter sans le mécontentement du département d’État américain : « Nous avons des inquiétudes légitimes quant au danger qu’un M. Abdallah libre représenterait pour la communauté internationale« , s’émeut alors sa porte-parole. Compréhensif pour la terrible menace que pourrait réveiller le vieil homme oublié,  le ministère français de l’intérieur fait attendre tandis qu’un ultime pourvoi en cassation du Parquet suit son cours.

Avec succès : le 4 avril 2013, la Cour de Cassation déclare la demande de libération conditionnelle « irrecevable » au motif trouvé que le demandeur ne peut se voir « accorder une libération conditionnelle sans avoir été obligatoirement préalablement soumis, à titre probatoire, à une mesure de semi-liberté ou de placement sous surveillance électronique pendant une période d’un an au moins ».

Après cet échec, Georges Abdallah refuse de renouveler ses demandes de mise en liberté, qu’il constate vouées à l’échec et juge humiliantes. Ses soutiens se réunissent chaque années devant sa prison à la date anniversaire de son incarcération. Seuls quelques proches dotés du droit de « parloir » sont autorisés à lui rendre fidèlement visite. Par eux, il communique avec l’extérieur, poursuivant par lettres et communiqués son combat inlassable, avec son langage des années 80 que beaucoup jugeront désuet, qui trouve pourtant un étrange écho en ce mois d’octobre 2019 du côté de son Liban natal.

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