- Les murmures de la Population musulmane
Des murmures émanaient de la population musulmane, qui surpassait en nombre les fidèles chrétiens. Elle bougonnait chaque jour davantage, ceci résultant partiellement de la publicité autour du concours du président dans le cadre d’un «projet chrétien ». Des réflexions à propos du manque d’équité quant à la répartition des investissements dans les deux religions majeures étaient notées, mais de tels sentiments n’étaient pas exprimés ouvertement. En ce qui me concerne, il était clair depuis longtemps que pour la ville d’Abidjan, dotée d’infrastructures modernes, le besoin impérieux d’une nouvelle mosquée s’imposait. Il se trouvait un hangar dans le quartier exclusif de Cocody Riviera Golf où mes frères dans la foi et moi nous réunissions pour la prière du vendredi. Nous étions soumis à des conditions difficiles, singulièrement pendant la mousson. Les tôles en aluminium sur le toit n’étaient pas vraiment insonores. Un vendredi orageux, elles répercutèrent le bruit retentissant de la pluie tropicale torride de façon si assourdissante qu’il fut impossible d’entendre le sermon de l’imam (la khotba).
Alors que je priais, je me transportai un instant par la pensée dans un espace tranquille, isolé de toutes distractions. Je réfléchissais à une solution viable pour mettre fin à ce supplice. Je demandai à Allah de me guider. À la fin de la prière, je me rendis au podium pour annoncer à tous : «Le président va nous construire une mosquée à cet emplacement.» Le seul problème était que je n’en avais pas discuté avec le président. La congrégation réagit avec exaltation et poussa un soupir collectif de soulagement. Certain parmi eux applaudirent et psalmodièrent «Allahou Akbar», « louange au Tout-Puissant ».
Je m’en retournai ensuite à la résidence du président pour déjeuner. Son proche confident, Abdoulaye Diallo, qui avait assisté à la prière, arriva plus tôt et remercia le président pour son engagement généreux. Le président Houphouët fut surpris mais ne manifesta rien jusqu’à mon arrivée. Au cours du repas, auquel participaient deux de ses ministres, il me regarda soudain en souriant : «J’ai appris que le Dr Berrah m’a engagé dans la construction d’une mosquée à la Riviera. » J’éclatai de rire en acquiesçant. Cependant le ministre d’Etat protestant ne cacha pas son déplaisir. Le président n’y prêta pas attention et poursuivit la conversation.
2. Le Président Houphouët s’engage
Peu après, il appuya tranquillement le projet. J’obtins un vaste terrain à quelques mètres de notre lieu de prière pour la construction d’une mosquée et d’un complexe adjacent pouvant abriter une salle de conférences, deux ou trois amphithéâtres et un parking spacieux. Le maire de Cocody, qui ne voyait pas d’un bon œil l’idée d’une mosquée dans ce quartier résidentiel, amputa la superficie du terrain et mit de côté une parcelle pour un projet « ultérieur ». Son action sournoise, qui ne fut révélée que lorsque le chantier prit forme, provoqua la colère de nombreux jeunes de la communauté.
Nous arrêtâmes l’appel d’offres lorsque l’architecte renommé. Pierre Fakhoury, un Libanais chrétien récipiendaire du Prix de – Rome, fit don d’une maquette qui était inspirée de la mosquée d’Obhur, un édifice splendide dans la banlieue de Djeddah, en Arabie Saoudite. Bien qu’ayant visité Djeddah à maintes occasions, je ne connaissais pas cette mosquée. La tâche à venir s’avérait plus difficile qu’anticipé. Après que j’eus poursuivi diverses voies pendant plusieurs semaines, le président me mit au courant d’une avancée soudaine et d’importance majeure, lorsque je me rendis chez lui un vendredi à la fin de la prière. « La famille de Bintou prévoit d’aider au financement du projet par la vente d’un bien qui lui appartenait. » Je fus agréablement surpris et transporté par la formidable nouvelle. Il faisait référence à son amie musulmane très chère, Mme Bintou Camara, qui venait d’être rappelée par le Tout-Puissant à peine quelques années plus tôt. C’était la volonté d’Allah qui se manifestait de cette façon miraculeuse et j’étais certain qu’elle devait avoir un sourire approbateur. Le président lui-même apporta une large contribution et décida de convenir d’une réunion avec les responsables de la communauté musulmane, Pierre Fakhoury et le directeur des Grands Travaux, M. Antoine Césaréo.
3.La mise en place du comité de construction
Dans l’assemblée, le jour de la réunion, se trouvaient le président du Conseil économique et social, qui était la troisième personnalité la plus influente du pays, d’éminents responsables des cercles musulmans et des jeunes cadres engagés. Le président Houphouët présenta le projet à l’assistance et introduisit Pierre Fakhoury, qui dévoila sa maquette et en décrivit la structure dans le détail. « Dr Berrah, pouvez-vous venir dire quelques mots ? » Le président me fit signe. Je me rendis au podium: « Monsieur le président, je pense que tout a été dit. » Un agent de la sécurité se présenta avec une grande valise qu’il plaça à côté de moi. « Cette valise contient les finances pour la construction », dit le président. Illettrés pour la plupart, les ouvriers n’avaient pas de compte en banque, ils ne pouvaient donc être rémunérés qu’en espèces. Quelques participants protestèrent bruyamment : « Pourquoi Berrah est-il favorisé au détriment des aînés ? » Je me penchai vers le microphone : « Monsieur le président, je vous remercie de votre confiance, je sais que vous comprenez que ce projet est une entreprise majeure, je vous prie humblement de m’abstraire de tout contexte financier en déposant les fonds dans une banque locale. Par heureuse coïncidence un directeur de banque se trouve parmi nous, c’est un intellectuel musulman de confiance qui assiste à la prière à la mosquée, j’ai la certitude qu’il acceptera volontiers de superviser le processus financier du projet dans son entier. Je voudrais également recommander que nous utilisions les services du directeur technique qui serait le meilleur pour exécuter cette œuvre, j’entends M. Antoine Césaréo, le directeur des Grands Travaux et l’un des dix-sept grands ingénieurs de France. » L’auditoire applaudit mon intervention avec fracas. Enthousiasmé et revigoré, le président prit à nouveau la parole et s’adressa à moi de façon énergique : «Cela n’exclut pas votre responsabilité dans l’aventure, docteur Berrah. » Je l’applaudis et levai le pouce en guise d’approbation.
4.Déroulement des travaux
Je rassemblai une équipe composée d’ouvriers originaires d’Afrique subsaharienne et d’un chef de chantier français très compétent. Le projet commença environ deux semaines après la réunion et fut organisé rapidement pour atteindre nos objectifs en un temps record. Notre budget étant limité, nous recherchâmes l’aide de sociétés de construction et reçûmes leur gracieuse contribution, y compris une grue pour toute la durée des travaux. Des compagnies locales nous fournirent le gravier nécessaire, de même que la menuiserie et la verrerie. Leur engagement et leur soutien allèrent au-delà de mes attentes les plus débridées.
Comme un chef d’équipe avisé, je conservai un regard aiguisé sur les progrès journaliers et je supervisai le recrutement des différents corps de métiers. Le moral des ouvriers était un facteur-clé pour assurer l’efficacité de leur travail. Je les exhortais à se mettre corps et âme à l’ouvrage et je les guidais sans faillir, donnant l’exemple en m’appliquant à dessiner avec concision tous les détails de la mosaïque géométrique intérieure sur le plancher et sur les murs. Mon adhérence stricte à la perfection déteignait sur l’équipe. Par crainte d’avoir à refaire un travail qui serait au-dessous de mes normes, ils faisaient de leur mieux pour s’assurer que chaque étape de la réalisation de la mosaïque aille de pair avec mes standards. Notre effort collectif était un modeste cadeau à Allah. Je partageais occasionnellement une boisson avec eux et leur offrais un repas hebdomadaire le vendredi. J’emmenais mon épouse sur le chantier aussi souvent que possible, pour lui expliquer le processus de construction. Elle était toujours surprise et extrêmement impressionnée par le rythme accéléré du déroulement des travaux. Quant au président, je lui en disais très peu, voulant lui réserver la surprise finale.
5.La pose du dôme
Les plans pour l’installation du dôme sur le minaret furent élaborés pendant un certain temps. La procédure délicate fut établie par une équipe d’experts pour garantir une installation sans incident.
Lorsque le moment tant anticipé arriva enfin, j’étais agité et nerveux parce que je savais que nous nous approchions de plus en plus de la fin, avec succès.
La tour fine et élancée est un élément traditionnel de toute mosquée, pour ce projet elle était structurée pour servir de minaret, doté d’un balcon du haut duquel le muezzin pourrait appeler les fidèles à la prière. Érigé symétriquement pour compléter la composition architecturale, le minaret était de plus de trente mètres de haut et placé dans l’angle de la plateforme de la mosquée.
Sous les projecteurs de la nuit, mon Amour et moi nous joignîmes à la poignée de spectateurs qui étaient déjà sur la scène pour assister à l’installation du dôme. Des ouvriers talentueux sécurisèrent un magnifique Croissant de lune sur la partie supérieure de la circonférence du dôme et le firent monter à l’aide d’une grue puissante à partir de la plateforme. M. Césaréo et son équipe d’experts surveillèrent seconde après seconde ce processus palpitant, alors que nous priions pour demander la protection divine, afin de prévenir tout accident. Nous contemplions avec anxiété le dôme qui s’élevait dans le ciel illuminé pat la lune, oscillant d’un côté, puis de l’autre du harnais, jusqu’à ce qu’il soit finalement placé avec une précision décisive sur l’apex du minaret.
Nous poussâmes tous un soupir de soulagement et des vagues d’applaudissements déferlèrent pour féliciter les opérateurs. Des vivats retentirent dans tout le voisinage et nous nous réjouîmes en compagnie de quelques résidents qui s’étaient attroupés sur le site et qui se tinrent tout comme nous debout plus de trois heures pour être témoins de cet événement historique. J’étais si heureux que je ne pus contenir mes larmes. J’exprimai ma gratitude à M. Césaréo, à chaque membre de son équipe et à tous les ouvriers. Avec la dernière pièce enfin sur son socle, le projet atteignait ainsi avec succès une conclusion glorieuse, apportant à chacun un peu de répit et un semblant de fierté.
Je devais une dose non négligeable de gratitude aux différentes sociétés qui nous permirent grâce à leur contribution généreuse de bâtir la mosquée sans excéder notre marge budgétaire. Quant à M. Césaréo, il faut souligner que sans lui, la mosquée de la Riviera Golf n’aurait jamais pu être achevée dans sa beauté. Elle demeure une pierre précieuse et un joyau pour les fidèles, que de plus nous réussîmes à édifier à un prix modique. Après une interaction avec chacun et l’expression de notre sincère appréciation pour ce travail accompli à la perfection, mon Amour et moi quittâmes les lieux.
Alors que nous cheminions en voiture vers la maison, j’étais assis, silencieux, réfléchissant à la magnitude de cette entreprise historique. Titi rayonnait de fierté et me couvrait d’éloges quant à l’issue heureuse. « Rien n’aurait pu être possible sans la guidance et l’intervention d’Allah à qui revient toute gloire. » Nous en convînmes tous les deux.
6.Choix de l’Imam BAH
Le président Houphouët fut agréablement surpris et réagit avec stupéfaction quant au temps record de la phase de construction. « Félicitations,
dit-il, cela fait à peine deux ans.
— Merci, mais tout le crédit revient à M. Césaréo. Un comité d’organisation est déjà en place pour la cérémonie d’inauguration. »
Je savais combien il était important pour lui de présider cette cérémonie. Le jour J, la majorité des imams principaux se présentèrent en force, accompagnés de nombreux fidèles. Ce moment extraordinaire fut capté par une célébration inoubliable. Le président était l’invité d’honneur de l’événement. S’exprimant à l’aide d’un micro sans fil, une innovation technologique d’avant-garde pour l’époque, il prononça un discours éloquent sur notre foi commune: «Je ne peux assez souligner l’importance de servir le Tout-Puissant, pour le bien commun de l’humanité. »
Le président Houphouët n’avait pas seulement pour dessein le succès économique de la Côte d’ivoire, il souhaitait également pourvoir à la population un développement spirituel, principalement aux jeunes. Notre but ne s’arrêtait pas à l’érection d’une mosquée, l’objectif était de poser une fondation solide pour les jeunes cadres qui peuplaient la Riviera. Nous croyions que la mosquée devait être dirigée par un imam bien formé à la théologie islamique. Plusieurs candidats qualifiés apparurent dans le radar, mais mon choix se porta sur l’imam Tidjane Bâ. En dehors du dioula et du français, il s’exprimait dans un arabe parfait. Sa profondeur dans la théologie islamique était sans pareille. D’une grande ouverture spirituelle, il était selon moi l’imam idéal pour faire progresser dans la foi. A cause de sa compétence et de ses qualités religieuses, le pape Jean-Paul II l’avait invité à la Prière œcuménique d’Assise, en Italie. Des années durant, je me réjouissais d’entendre le thème de sa khotba à la prière du vendredi à cause de sa sagesse profonde qui m’aidait à nourrir ma réflexion. Mon Amour était tangentiellement bénéficiaire de ces moments quand j’arrivais de la mosquée et évoquais avec elle le contexte du sermon. Elle appréciait le fait que la sagesse spirituelle de son message renforçait nos esprits.
Quelques mois suffirent pour que la mosquée de la Riviera Golf atteigne sa capacité maximum à la prière du vendredi. Je commençai à remarquer un nombre croissant de jeunes intellectuels dans la congrégation, en qui se développait la fierté d’appartenir à cette foi. Humble, gracieux, extrêmement affable, Cheick Tidjane Bâ était véritablement un imam exceptionnel et il devint très vite le célébrant favori de tous.
Au cours d’un pèlerinage à Jérusalem, il pensa à mon épouse catholique et lui rapporta un chapelet. Il est aisé d’imaginer sa surprise lorsqu’elle reçut un chapelet de la part d’un imam, cadeau précieux qu’elle continue à chérir Aujourd’hui.
Un RÊVE POUR LA PAIXPage 363-370